Hommage à ... - 08.08.2023

Habib Mellakh: Annie Bardi, le parcours d’une professeure hors pair

Habib Mellakh: Annie Bardi, le parcours d’une professeure hors pair

Annie Bardi, née Pérusat, nous a quittés le 24 juillet 2023, à l’âge de 91 ans. La nouvelle de sa disparition a ému ses amis, ses collègues et ses anciens étudiants qui lui ont rendu de vibrants hommages sur les réseaux sociaux. Son décès m’a profondément bouleversé même s’il était attendu en raison de la dégradation de son état de santé qui, à partir du mois de mars 2021, avait rendu impossible toute conversation téléphonique avec elle.

Les qualités professionnelles et humaines d’un monument de l’Université tunisienne

Elle avait à peu près l’âge de ma mère et m’a très vite adopté lorsque, jeune étudiant de 17 ans, j’ai débarqué à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Tunis (le 9 avril) en octobre 1969 où j’ai reçu une excellente formation à laquelle Annie Bardi a contribué pour une très bonne part.  Elle a réussi l’exploit de nous faire aimer Proust et particulièrement Un amour de Swann et Du côté de chez Swann.  Elle nous a initiés au nouveau roman à travers l’étude de La Jalousie d’Alain Robbe-grillet, au roman autobiographique avec les Mots de Sartre et elle nous a fait connaître deux romans de Balzac Le lys dans la vallée d’abord et ensuite, dans le cadre d’une question intitulée «Roman et société au XIXème», Le curé de village, par le biais duquel elle nous a initiés à la sociocritique. Elle a fait découvrir à nos aînés du second cycle la littérature du XVIème qu’elle connaissait à merveille et particulièrement L’Heptaméron de Marguerite de Navarre et le Quart-livre de Rabelais et dans la foulée, l’analyse du récit.

Nos chemins se sont ensuite croisés, de nouveau, en 1984, au moment de ma mutation de l’ENS de Sousse au Département de français de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Tunis, ce qui est à l’origine d’une relation professionnelle qui s’est raffermie lorsque le Département a été transféré en 1986 à la Manouba. Cette collaboration est très vite devenue une relation d’amitié que son départ à la retraite en 1999 n’a pas interrompue et qui a duré une quarantaine d’années. J’ai pu pendant ces années apprécier, en tant que collègue d’Annie Bardi, puis comme Directeur de Département, sa rigueur méthodologique, sa passion de l’enseignement qu’elle considérait comme un sacerdoce. L’ami a découvert une femme généreuse, ouverte à souhait, allant à la rencontre de l’autre sans réserve et sans préjugés. Toujours souriante, affable et optimiste, elle insufflait son énergie positive dans son environnement et elle incarnait aussi bien la tolérance que la fidélité.  

Elle n’a cessé de m’envoyer durant une trentaine d’années des cartes de vœux haut de gamme à l’occasion du nouvel an et des fêtes religieuses. Ces cartes, que je garde comme des reliques, sont des reproductions de tableaux des peintres les plus célèbres. Les textes courts que ma correspondante écrivait avec le soin qu’elle mettait à choisir ces cartes, étaient des morceaux d’anthologie et révélaient beaucoup d’empathie ainsi que la grandeur de son âme. Elle a continué à me les envoyer même lorsque sa très belle écriture, presque parfaite est devenue, à cause de la maladie, tremblante, ce qui est le gage d’une grande fidélité. Elle s’associait également à nos fêtes et ne manquait pas de nous soutenir au moment de nos deuils.

Femme  exceptionnelle,  enseignante hors pair, mentor de plusieurs parmi ses disciples, elle a marqué plusieurs générations d’étudiants qui n’ont pas tari d’éloges, dans les réseaux sociaux, sur son parcours académique et sur les grandes qualités humaines et professionnelles précitées. C’est un monument de l’université tunisienne qui vient de tirer sa révérence.

Elle a enseigné en Tunisie pendant trente cinq ans, d’abord au Lycée Carnot, ensuite à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Tunis, enfin à la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de la Manouba où elle a passé le plus clair de sa carrière. Elle a aussi contribué à la formation des élèves de l’Ecole Normale Supérieure ainsi que des étudiants de l’Institut Supérieur de l’Éducation et de Formation Continue (ISFEC). Ses cours manuscrits, que les étudiants recevaient par correspondance et que plusieurs gardent comme des reliques, devraient être publiés par cette institution.

Agrégé de lettres classiques et auteur d’une thèse de troisième cycle de 893 pages, intitulée «Problématique de la possession dans l’univers romanesque de Bernanos», dirigée par le Professeur Simon Jeune et soutenue en 1982 à l’université de Bordeaux Montaigne et qui vaut les meilleures thèses d’Etat, ses brillantes études la prédisposaient à devenir une excellente enseignante-chercheure. Elle s’est essentiellement consacrée à l’enseignement, mais cela ne l’a pas empêché d’encadrer de jeunes chercheurs. Les travaux de recherche qu’elle a dirigés ont été consacrés à Bernanos, Julien Green, Mauriac et Colette.  

L’appel à la rencontre des cultures et le rejet de la dérive identitaire

Citoyenne des deux rives de la Méditerranée, elle n’a cessé sa vie durant d’appeler à la rencontre des cultures et au brassage des civilisations. Joignant l’acte à la parole, elle a décidé de vivre dans un pays qu’elle a beaucoup aimé, où elle a épousé feu Sghaier Bardi, ingénieur à la SNIT et promoteur de plusieurs projets immobiliers, et donné des prénoms tunisiens à ses deux enfants Olfa et Slim. C’est sans doute ce souci de la rencontre des cultures qui explique son intérêt pour l’histoire et la culture de notre pays, pour l’étude des littératures des différentes aires culturelles et linguistiques des deux rives et son désir d’enseigner la littérature comparée, enseignement dont elle s’est très bien acquitté selon le témoignage de ses étudiants.

Qui aime bien châtie bien. Elle n’était pas complaisante avec ces Tunisiens qui ont une vision étriquée et sclérosée de l’identité et qui rejettent, au nom de l’arabité et de l’islam l’ouverture à d’autres cultures et civilisations et particulièrement celle de l’ancien colonisateur. Elle a constamment dénoncé avec une grande fougue et énormément de passion la dérive identitaire, la haine de l’autre et le fanatisme aveugle.

Je me rappellerai toujours sa solidarité sans faille avec la lutte que nous avons menée à la Faculté des Lettres de la Manouba contre l’obscurantisme et pour empêcher l’asservissement de l’enseignement et de la recherche aux dogmes sectaires pendant l’épreuve difficile du sit-in organisé par les salafistes pendant l’année universitaire 2011-2012. Je n’oublierai jamais son adhésion enthousiaste et convaincue à l’Association Tunisienne de Défense des Valeurs Universitaires (ATDVU) que nous avons créée en 2012 pour défendre l’Université menacée par les salafistes.

Je me souviendrai toujours avec beaucoup d’émotion de son déplacement en février 2013 à l’Hôtel de Ville de Paris, à l’occasion du Maghreb des livres. L’association Coup de soleil y avait exposé mes Chroniques du Manoubistan et m’avait invité à cette rencontre. Annie Bardi a tenu à venir à l’Hôtel de Ville pour acheter le livre.

L’hommage rendu à Annie Bardi lors de son départ à la retraite

Le 25 novembre 1999, en marge du colloque sur Le prince dans l’imaginaire racinien et son dialogue avec la scène louis-quatorzienne, organisé par feu le Professeur Mohamed Raja Rahmouni et dont les travaux ont été offerts à Annie Bardi à l’occasion de son départ à la retraite, je lui ai rendu en ma qualité de Directeur du Département de français de la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de la Manouba, au nom de mes collègues, l’hommage suivant:

« Le Département de français de la Faculté des Lettres de la Manouba rend aujourd’hui à Annie Bardi l’hommage qu’elle mérite, un hommage à la mesure de son dévouement exemplaire, de sa disponibilité légendaire et des sacrifices qu’elle n’a cessé de consentir au service de l’institution, du Département et du pays. C’est un rendu pour tant de prêtés. Annie Bardi a formé plusieurs promotions d’étudiants et, au moins deux générations de francisants. Parmi les gens présents dans cette salle, certains sont ses enfants, d’autres ses petits-enfants et d’autres encore ses arrières petits-enfants.

Nous tous, qui sommes ici présents, savons à quel point Annie Bardi concevait l’enseignement comme un sacerdoce, faisant souvent passer sa vie professionnelle au détriment de sa vie privée. Sa disponibilité l’a amené à assurer tous les enseignements pour lesquels elle a été sollicitée, qu’il s’agisse de la littérature française à quelque époque qu’elle appartienne, de la littérature comparée, de la langue latine ou de la littérature antique. Son profil, ses compétences l’habilitaient à assurer ces enseignements aussi bien au niveau de la Maîtrise que du 3ème Cycle (Diplôme de Recherches Approfondies, Diplôme d’Études Approfondies) ou de l’Agrégation. Ces charges d’enseignement ne l’ont jamais empêché de participer à la formation des formateurs en encadrant de nombreuses recherches.

Annie Bardi poussait le dévouement jusqu’à l’abnégation. Je me souviens encore de ces mercredis de l’Institut de français (situé à l’époque dans la médina de Tunis, près de la Bibliothèque nationale dont il a abrité une annexe) que les plus âgés d’entre nous connaissent et au cours desquels il lui arrivait de suivre de très près le travail de ses étudiants, assurant ainsi un véritable tutorat. Je crois même savoir qu’elle en faisait de même, chez elle, pour tous ceux qui la sollicitaient.

Enseigner pour Annie Bardi est une vraie passion. Ce qui la passionne, c’est de faire découvrir et partager le plaisir des textes littéraires. Cette passion de la transmission s’explique par son sens aigu du rôle particulier de l’enseignant, qui est d’abord, à ses yeux, un pédagogue. Sa bienveillance n’exclut jamais l’exigence.

Annie Bardi a participé pleinement, depuis plus de trente ans, à la vie de ce département qu’elle a contribué à fonder et pour le développement duquel elle s’est toujours impliquée. Sa compétence, l’ampleur et la qualité de son information, la sûreté de son jugement, sa rigueur, son ouverture d’esprit, sa force de conviction, elle les a toujours mises au service de l’enrichissement, du renouvellement des programmes et de la méthodologie. Tout cela, elle l’a fait avec une modestie exemplaire. S’il existe quelqu’un pour qui le moi est haïssable, c’est bien elle. Auteur d’une thèse de 900 pages environ sur Bernanos, agrégé de lettres classiques, elle s’est toujours fait un point d’honneur de ne jamais mettre en exergue ses titres et ses diplômes.

Annie Bardi part à la retraite mais elle ne se retire pas. Nous la rendons aux siens, à Si Sghaïer, à Hichem, à Olfa mais je sais que nous la reprendrons le temps d’une conférence, d’un colloque, d’une soutenance ou lorsqu’un collègue débutant aura besoin de son aide.

Merci Annie de nous avoir fait aimer, nous, tes anciens étudiants, la littérature, l’enseignement, la langue française et de nous avoir appris que le rapport au savoir est autant, sinon peut-être, plus important que le savoir lui-même.

J’espère que lorsque viendra notre tour de nous retirer, nos étudiants pourront témoigner que nous avons réussi dans notre mission autant que toi dans la tienne».

Habib Mellakh

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1 Commentaire
Les Commentaires
Naïve - 11-08-2023 03:20

Une icône du département de français de la faculté des lettres de Manouba des années 1990. L'exemple type de l'enseignante universitaire d'un temps que les moins de quarante ans ne peuvent pas connaître. On peut adhérer ou pas. In fine, tout est voué à disparaître. La survivance des pensées, des impressions, des souvenirs, permettent à certaines âmes de défier l'oubli tandis que d'autres y sombrent, y compris de leur vivant. Sincères condoléances à sa famille et à celles et ceux qui l'ont connue, appréciée et aimée. Qu'elle repose en paix...

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