News - 10.11.2021

Hédia Khadhar: Quatrains en déshérence de Abdelaziz Kacem (Vidéo)

Hédia Khadhar: Quatrains en déshérence de Abdelaziz Kacem

La parution d’un recueil de poèmes de Abdelaziz Kacem est toujours un événement littéraire. C’est, en effet, le quatrième recueil Quatrains en déshérence qui clôt un cycle entamé dans les années quatre-vingt avec Le Frontal suivi de L’hiver des Brûlures et de Zajals. Ce dernier recueil en est le point d’orgue et qui plus est, adopte le quatrain. Abdelaziz Kacem, faut-il le souligner, est un écrivain bilingue et il a déjà à son actif deux recueils en langue arabe.

Dans ce recueil-ci, une dramaturgie est à l’œuvre. En effet, parti de « l’orphelin de Carthage » dans le Frontal, on retrouve dans le dernier vers de ces Quatrains en déshérence « Une esquisse pour Carthage » qui s’interroge à son tour «Et si Carthage avait gagné la guerre ? » En effet, que serait devenu le monde ? Les vers d’A. Kacem puisent dans les mythologies et dans l’Histoire pour y trouver des réponses.

C’est en Orient et en Occident que l’homme des deux rives cherche les échos en brassant et embrassant l’humanité entière.

Ici, là-bas, j’ai mal à mon ambivalence.
À l’Est, je suis resté le lettré Bagdadi,
Un classique obstiné à rimer sa romance.
À l’Ouest, je me fais Sarrasin du Midi.

C’est ainsi que des quatrains évoquent les pages les plus sombres de l’Histoire ancienne et récente allant de Bagdad à Kaboul, sans oublier les voix étouffées dans le Minnesota. Ce qui donne à ce recueil des accents de lamento sur les villes et les personnes disparues. Mais, heureusement que l’amour, les mots, bref la poésie, viennent à son secours comme le montrent les Quatrains pour Psyché.

Jusqu’à Delphes j’irai consulter les oracles
Un alezan rongeant ses mors prompt à courir
Le trop loin le trop tard et le prêt à mourir
Car aimer se conjugue aux excès aux miracles

Pourquoi donc ces Quatrains sont-ils en déshérence? C’est ce que chaque lecteur posera comme question. Pour l’heure, disons que cette prédiction en cache une autre, celle du Phénix, oiseau de feu emblème de Carthage.

Gloire à Didon de qui Virgile eut son chef-d’œuvre
Gloire à Didon à qui Berlioz
A dédié son opéra apothéose
Pleur à Didon que Baal n’avait pas secourue

Espérons donc d’autres quatrains d’A. Kacem pour enrichir encore et toujours plus cet héritage.

Quatrains en déshérence
de Abdelaziz Kacem
Éditions Leaders, octobre 2021, 146 p. 18 DT
En librairie et sur www.leadersbooks.com.tn

Hédia Khadhar
Professeur émérite de langue et de littérature française

Bonnes feuilles

Une esquisse pour Carthage

Baal pourvoyait naguère à l’aridoculture(1).
Sa parèdre Tanit commandait au pleuvoir.
Dans ce pays heureux, la figue et la vigne
Rendaient si fou l’imprécateur Caton l’Ancien(2)

Comme au temps absolu, l’hier indistancié,
Quand paradait le génial Âne d’or,
Entre les deux statues érigées en l’honneur
Du païen Apulée, son maître.

Sa prière à Isis rivalise, à l’exèdre,
Avec des liturgies beaucoup plus agressives.
Et nul aède n’a, à ce jour, renié
Ce qu’il doit à son Éros et Psyché.

En pauvre barde ou en héros du Pinde,
Dépose-moi ici,
En ce lopin de Phénicie,
À Mégara, sur les pas de Flaubert.

J’irai à pied me dérouiller l’imaginaire,
Sur le pavé encore carrossable,
Au détour des Villas romaines,
Jusqu’au terme des Thermes.

Le point d’orgue le la d’un serment d’allégeance
À prêter derechef à la reine immolée,
Comme, plus tard, sous Scipion l’incendiaire,
Sa cité phénixéenne.

Oui, Vulcain, ce jour-là, était de la cohorte.
Seul un ouvrage échappe au feu et quel ouvrage(3)!
Magon le Grand y enseignait plant et cépage.
En Tunisie, Magon est le nom d’un grand rouge  

Gloire à Didon de qui Virgile eut son chef-d’œuvre.
Gloire à Didon à qui Berlioz
A dédié son opéra apothéose(4).
Pleur à Didon que Baal n’avait pas secourue

Même sous le carcan de la Pax Romana,
Le génie indigène imposa le latin
À la grand’messe, à la messe tout court(5).
Gloire à vous Tertullien, Arnobe et Augustin

Pour la fête, rien que pour un duo,
Il me sied d’arborer mes ardentes blessures.
En mémoire de tout grand brûlé de Carthage,
Je lèverai un vers au cristal de Clio.

Là-bas, sur l’allée des Césars
Ou, plus haut, sur le fier mamelon de Byrsa,
Je garde en fond de l’œil la rémanence
Du dernier des suffètes.

C’était lui qui, après plus de deux millénaires,
Pour le panache et par la force de l’insigne,
Signait avec le dernier des Romains
Une paix, jusque-là, doublement refusée.

Pour ce faire, ils avaient convoqué les Barcides,
Seigneurs des lieux, de Sicile et de Carthagène,
Jusqu’aux sacrifiés de Zama
Et autres Trasimène.

Il revint au Rhapsode, il m’échut, pour la joute,
À la Mare nostrum, annoncer, sans réplique,
La fin en droit des Trois Guerres puniques.
Klibi et Vétéré(6) aux vétérans s’ajoutent.

Pour donner à la paix un répit, une chance,
Pour ce couple infernal qu’est l’Orient-Occident,
Je dus taire griefs, plaintes et remontrances.
Mais que dis-je pourtant…

Que de fois, dès potron-minet,
Me suis-je extrait du lit, une uchronie en tête,
Me faisant plonger dans l’histoire alternative.
Et si Carthage avait gagné la guerre ?

(1)  Les cultures sèches, en Tunisie, sont dites BAALI. Ce dieu étant censé s’en occuper.

(2) Sénateur qui appelait à la destruction de Carthage au slogan «Carthago delenda est». Il montrait des figues fraîchement arrivées de la cité punique, signe d’opulence et partant de menaçante puissance.

(3) Le Carthaginois Magon était le plus éminent des agronomes de son temps. Son Traité sur l’agriculture (20 tomes), en langue punique, fut sauvé sur ordre du Sénat romain et traduit en grec et en latin. Il fut, des siècles durant, la référence en la matière.

(4) H. Berlioz, Les Troyens, actes III à V.

(5) La messe se faisait en grec. L’apologiste berbère romanisé Tertullien (150-220) invente le terme «trinité» et latinise la messe.

(6) Rome sortit victorieuse de la Troisième et dernière Guerre punique (149 avant J.-C.). Elle restait, juridiquement, en état de belligérance avec Carthage, aucune paix n’ayant été signée. Au mois de février 1985, Chedli Klibi et Ugo Vetere, respectivement maires des deux cités, ont comblé cette lacune, par la signature solennelle d’un traité en bonne et due forme, dans la capitale même de Hamilcar Barca. En ces temps d’incertitude où règne la médiocratie, cet acte symboliquement très fort mérite d’être rappelé.

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