News - 09.05.2021

Tunisie: Le gaspillage du capital humain, une menace pour une sécurité nationale durable

Tunisie: Le gaspillage du capital humain, une menace pour une sécurité nationale durable

Par Riadh Zghal - Certes la révolte de 2011 n’a pas fait couler un fleuve de sang comme cela a été le cas des révoltes désignées improprement et hypocritement par « printemps arabe » mais une hémorragie due à la fuite des compétences. Notre pays est en train de couper la branche sur laquelle il est assis du fait de la négligence du système éducatif.

De quelle ressource dispose notre pays pour assurer sa compétitivité internationale sinon de son capital humain. Ce capital a été développé pas à pas depuis l’indépendance quand l’Etat semait les écoles sur l’ensemble du territoire et avait réservé durant des décennies le tiers de son budget à l’éducation. Puis malheureusement sont venues les politiques populistes qui ont levé le pied quant aux conditions d’obtention du baccalauréat et installé, disséminé des institutions de l’enseignement supérieur ni suffisamment professionnelles ni suffisamment intégrées à un écosystème où la recherche scientifique trouve un répondant dans le système productif.

C’étaient les années du «bac moins le quart», de la création d’un ISET dans chaque gouvernorat, de la multiplication d’institutions, dont certaines forment à la même spécialité, dans les gouvernorats dotés d’une université, l’introduction sans préparation du système LMD avec des programmes d’enseignement allégés, la rémunération des encadreurs de thèses soutenues sans considération des risques de complaisance…Et maintenant que les cartes sont rebattues depuis 2011 et que l’on est entré dans une phase de turbulences, aux effets multiplicateurs nocifs, hérités des politiques précédentes, se sont ajoutés d’autres dysfonctionnements destructeurs.

Aujourd’hui, plusieurs forces menacent la reproduction du capital humain tunisien d’autant plus précieux que l’économie à l’échelle mondiale est tirée par le savoir scientifique et l’innovation, une économie où il sera plus difficile de trouver des personnes qui ont des idées que des employés ordinaires ou des investisseurs. Les idées prolifèrent lorsqu’en plus du savoir, les talents sont mis à jour dès l’enfance et développés, que la curiosité et la créativité ne sont pas brimées chez l’enfant, que l’erreur considérée comme prélude à la prise de risque associée à l’initiative et source d’apprentissage est tolérée, que la communication et les interactions sociales sans entraves sont possibles, et qu’il existe un leadership collectif qui ouvre les multiples voies des futurs souhaitables.

Les forces qui augurent d’une grave crise dans le développement du capital humain national, qui soit en harmonie avec la nouvelle économie sont nombreuses. Cela commence par la déperdition des jeunes talents qui ne peuvent s’épanouir en raison de facteurs économiques et pédagogiques. Puis viennent les effets multiplicateurs de la baisse du niveau des connaissances tous azimuts dans les divers cycles de formation. A cela, il faudra ajouter la déperdition des savoirs traditionnels hérités propres à des métiers aujourd’hui méprisés par les jeunes du fait qu’ils ne génèrent pas un revenu suffisant.

Un effondrement du niveau de maîtrise des langues est particulièrement grave. En effet, il génère un effondrement de la pensée du fait des difficultés d’expression et d’écriture. Cela commence au primaire avec des effets multiplicateurs aux cycles suivants. La distribution des coefficients en faveur des mathématiques renforce la tendance des élèves à négliger, en plus des langues, les matières qui forment la culture générale. Les effets multiplicateurs deviennent de plus en plus catastrophiques lorsque les diplômés de l’enseignement supérieur deviennent des enseignants et transmettent leurs lacunes aux générations futures.

La dégradation du pouvoir d’achat de catégories sociales, surtout celles de la classe moyenne inférieure et celle dans le besoin, associée à la méfiance de la classe moyenne supérieure et la classe aisée vis-à-vis de l’enseignement public, a produit deux effets clivants de la société. Ceux qui disposent des ressources financent des cours particuliers à leurs enfants et/ou les inscrivent dans des écoles privées puis dans des établissements locaux de l’enseignement supérieur privé ou à l’étranger. Ceux qui disposent de peu de ressources, dans certains cas, se saignent pour payer des cours particuliers à leurs enfants lorsque des enseignants-es corrompus en font un outil de distribution des notes ; dans d’autres cas, ils n’ont d’autres solutions que de retirer leurs enfants de l’école ou de les pousser au décrochage scolaire. Une culture populaire largement diffusée aide à cela et se résume dans ce slogan :
«تقرأ وإلا ما تقراش المستقبل ما فمّاش» c’est-à-dire, il n’y a pas d’avenir ni pour ceux qui étudient ni pour qui n’étudient pas.

Les méthodes pédagogiques constituent également une source de gaspillage dans la mesure où elles ne développent pas chez les apprenants les habiletés exigibles par la nouvelle économie où le rôle des travailleurs intellectuels devient prépondérant : organisation, conception, logistique, marketing, gestion des systèmes...Les habilités nécessaires à ces travailleurs sont celles de la communication, le travail collaboratif, la négociation, la créativité, l’initiative et la prise de risque qui va avec, en plus du savoir spécialisé. Ce dernier réside en des savoirs cognitifs (ce qui est appris), la capacité d’application des règles d’une discipline aux problèmes complexes de la vie réelle (comme le fait le médecin, l’ingénieur ou le pédagogue par exemple), la compréhension des systèmes et de leur fonctionnement, ce qui permet l’anticipation, et enfin la créativité autonome qui met en jeu des qualités psychologiques (volonté, motivation, adaptabilité par opposition à la suffisance). Tout cela ne suffit pas si celui qui dispose de ces connaissances ne les remet pas constamment à jour.

Ce qui semble dominer en l’état actuel du système éducatif public, c’est de s’arrêter sinon de privilégier le premier niveau des connaissances : apprendre. Or apprendre sans mettre constamment à jour ses connaissances, c’est réduire d’autant ses chances d’emploi et d’initiative entrepreneuriale. Mais tout n’est pas perdu si une formation professionnelle permettait de maîtriser d’autres métiers aussi nécessaires à l’économie nationale que les métiers intellectuels. Or ce que fait l’Etat en matière de formation professionnelle et de valorisation des métiers artisanaux et de proximité ne semble pas en mesure de répondre aux besoins du marché.

Riadh Zghal

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1 Commentaire
Les Commentaires
ESSOUAIED Aziz - 09-05-2021 09:21

L'article rassemble tous les points importants de la question de l'éducation en Tunisie, superbe article. J'aimerais ajouter qu'auparavant, l'apprentissage était une question régionale, locale, mais actuellement, elle est de plus en plus centralisé, de plus en plus contrôlée par l'Etat, les parents (qui sont les clients du service éducatif, ne sont plus invités à prendre soin du service)...Ajoutant à ça, la question des langues, quand même, on ne peut pas encourager un enfant à apprendre une langue s'il ne voit pas l'utilité après dans le marché de l'emploi, au contraire, on se moque de ceux qui savent s'exprimer en langue étrangère de nos jours, soit disant que le besoin n'est pas là.

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