News - 21.04.2021

Yadh Ben Achour: "L'islam et la démocratie" (Bonnes feuilles)

Yadh Ben  Achour :"L'islam et la démocratie" (Bonnes feuilles)

Nous avons présenté récemment le dernier livre de Yadh Ben Achour," l'Islam et la démocratie,  Une révolution intérieure"(1) Dans cet ouvrage, l'auteur balaye notamment les prétentions d'un islam politique et un islam démocratique et appelle à repenser le système de la religion civile car la demande démocratique, l'emporte un peu partout dans le monde arabe et islamique(...) "même si cela prendra le temps qu'il faudra". 

Compte tenu de l'importance de cet ouvrage, nous vous en proposons des bonnes feuilles:

(1) L'Islam et la démocratie, Une révolution intérieure"collection Le Débat, Gallimard,

Bonnes feuilles

La société démocratique

Sous tous les toits du monde, l’homme a un droit sacré à la vie et à l’intégrité physique. Il a droit à une entière liberté de pensée et de jugement. Il a droit à l’entière liberté de s’exprimer. Il a droit de résister à l’oppression, d’élire, d’être représenté, de participer également avec les autres aux affaires publiques. Les mécanismes et les procédures constitutionnels destinés à réaliser ou à protéger ces droits importent peu...La norme démocratique ne constitue pas un carcan de règles institutionnelles, procédurales ou techniques, mais un ensemble de principes universels. Ces principes admis, tout devient possible. En effet, la société démocratique accueille en son sein toutes les potentialités, toutes les énergies, toute la créativité spirituelle de l’être humain. C’est pour cette raison que les sociétés démocratiques sont les plus performantes sur le plan du développement scientifique, de l’art et de la culture. La norme démocratique et ses droits font partie de notre patrimoine universel et naturel commun, parce qu’ils font partie de l’humain.

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L’islam et la norme démocratique. La question clé

Pourquoi, malgré les révolutions intellectuelles, artistiques, scientifiques, théologiques qu’a connues le monde musulman, ce dernier n’a pas pu ou a mal vécu l’expérience de la modernisation ? Pourquoi, le débat lancé par Al Kindi, Farabi ou Averroès, autour de la prévalence de la philosophie sur la religion, n’a pas débouché sur un nouveau paradigme ? Pourquoi, malgré le réformisme musulman, depuis Amir Ali et Iqbal, jusqu’à Mahmoud Mohamed Taha, Jamel al Banna, Abdelmajid Charfi, Mohamed Arkoun, Mohamed Chahrourou Rachid Ilel ? Pourquoi malgré les politiques radicalement modernistes d’Atatürk ou de Bourguiba, nous n’arrivons pas à « sauter le pas », à trouver une solution durable au problème du rapport entre Etat et religion, et que nous continuons à vivre l’expérience de l’hétéronomie politique et de la « religion civile », dans laquelle l’allégeance religieuse s’impose à l’allégeance citoyenne et à l’Etat ? Pourquoi ce caractère éphémère des conquêtes de l’esprit ? Pourquoi les expériences historiques du hanbalisme sous les Abassides, celle des Almohades, celle du wahabisme, celle du Mahdi Soudanais, celle du salafisme, celle des révolutions religieuses de type iranien, des Talibans, de Daech et de Boko Haram, sont-elles des faits recommencés de notre histoire ? Pourquoi nos débats constitutionnels, après des siècles de réformisme, d’étatisme, et de révolutions sont-ils encore envahis par la même question lancinante : la loi religieuse sera-t-elle la source du droit et de la législation ? Le califat est-il la source du bonheur et du succès ? (p.203).

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Renoncer au système de la religion civile

Il faut en tout premier lieu renoncer au système de la religion civile  qui présuppose, d’après Rashid Ridha, qu’il n’y a pour le musulman d’autre nationalité que celle de sa religion . Cela implique qu’il faut abandonner sans le moindre détour rhétorique l’idée que la vie sociale et politique constitue la branche d’une question métaphysique, une sorte de dépôt sacré entre les mains de la communauté des croyants, éclairé cependant par la loi souveraine du Dieu Législateur. Ici, comme dans l’Europe dite médiévale, «on trouve la loi, on ne la fait pas» . Un tel précepte pourtant ne convient nullement aux exigences du monde actuel. Ce qui le prouve, c’est que dans les pays musulmans les plus conservateurs où il est affirmé avec force, au niveau du discours constitutionnel de premier rang, de l’idéologie et de quelques mises en scène volontairement  « spectaculaires » de droit ou de mœurs, il se trouve transgressé, pour ne pas dire nié, dans la réalité quotidienne des faits (p.14).

Plus impérativement, il faut renoncer au principe selon lequel la législation sociale que Dieu a révélée pour les hommes doit régir les comportements sociaux pour l’éternité...La norme démocratique ne peut ni se réaliser, ni survivre dans un milieu de pensée qui à la fois ne distingue pas les différents niveaux politique, moral, juridique, économique de la vie sociale et qui soumet le tout à une loi transcendante dictée par le créateur du monde des humains et de tous les autres univers... Forme ancestrale du populisme, par sa valorisation théologique de la masse des croyants, elle annule non seulement le règne de la loi, mais plus généralement celui de la règle de droit, cette légalité supérieure proprement humaine qui protège les citoyens contre les abus du pouvoir et protège la démocratie contre ses propres dérives. La norme démocratique implique de partir de l’homme, pour asseoir son fondement, puis revenir à l’homme, pour régler son fonctionnement...Cela n’est pas compatible avec la théorie de la « démocratie islamique», défendue par de nombreux penseurs musulmans, qui érigent la science politique en section des sciences religieuses. Il est contradictoire, en soi, de soutenir à la fois l’idée d’une cité gouvernée par les lois éternelles de Dieu et celle d’une cité démocratique(p.12) ...Trop de Dieu nuit à la santé de Dieu (p.16).

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L’orthodoxie et ses effets néfastes

Actuellement hélas et tout en dénonçant paradoxalement le radicalisme religieux et ses effets destructeurs, les politiques éducatives et culturelles à tous les niveaux, dans la majeure partie des pays musulmans, ne font que l’alimenter et se noient dans le culte sans critique des enseignements orthodoxes légalistes et formalistes les plus passéistes et les plus étroits. Ils abandonnent le terrain éducatif public ou associatif au radicalisme religieux, avec ses mosquées militantes et guerrières, ses imams aussi enflammés qu’ignorants et ses écoles coraniques, prisons intellectuelles pour mineurs, dont on vient de découvrir les ravages en 2019 dans la société tunisienne, huit années après la révolution.  Or la muraille qui a entravé les progrès de la science, de la philosophie, de la technologie et des arts dans la civilisation islamique est précisément celle de l’orthodoxie, plus spécifiquement « l’orthodoxie de masse » . Elle se dresse encore de nos jours pour fournir l’argumentaire à tous les Etats, les mouvements doctrinaux, partis politiques ou groupes armés qui se réclament de l’islam radical.

Pire encore, plusieurs Etats musulmans, souvent les meilleurs amis des puissances occidentales, notamment de l’Amérique de Donald Trump, tout en se déclarant ennemis du terrorisme et du radicalisme religieux, constituent les sources nourricières de la culture et de l’esprit qui animent le terrorisme... Etonnons-nous, après cela, de voir prospérer les idéologies religieuses les plus meurtrières ! (p.17 et 18).

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Le dialogue entre le passé et le présent

Imaginons cette scène. Si nous présentions pour commentaires la version arabe de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 à l’imam Malik Ibn Anas, le libre et authentique narrateur du hadith prophétique, assis majestueusement, les jambes croisées, dans sa mosquée à Médine, entourés de ses disciples attentifs et respectueux, au cours d’une journée de l’année 780, il serait incapable de comprendre ce texte, du moins avec exactitude. Il serait certainement étonné de l’utilisation de termes comme qânûn (loi), huriyya (liberté), dawlah (Etat), jinsiyya (nationalité), ’ummam muttahhida (Nations unies), et ne saurait les interpréter valablement. Sa compréhension serait confuse. Les concepts d’Etat, de liberté, de tolérance et d’égalité constituent des concepts de la philosophie politique et juridique moderne et les mots qui les expriment n’avaient pas, de son temps, la même signification ou n’existaient même pas. Si nous cherchons à les retrouver tels quels dans les conceptions anciennes prémodernes de l’ordre théologique, politique et juridique, ou bien on se heurterait à un mur ou bien on commettrait des confusions ou des non-sens.

Par conséquent, dans ce domaine, nous travaillons avec de simples équivalences, et nous ne pouvons rien faire de plus, exactement comme dans le domaine de la traduction. Mais nous pouvons quand même travailler. Le rapprochement comparatif des temps est du même ordre que le rapprochement comparatif des langues. Dans l’exemple précédent, Mâlik demeurerait certainement perplexe et sa compréhension ou son incompréhension nous laisserait nous-mêmes quelque peu désappointés. Mais cela ne veut nullement dire que son incompréhension serait totale et définitive. Premièrement, il serait capable de lire le texte, puisque la langue lui est directement accessible. Ensuite, il serait capable de lui donner un sens, c’est-à-dire de l’interpréter, à sa manière évidemment. Enfin, par l’effort intellectuel imaginatif et probabiliste, il serait capable de se rapprocher des significations qui sont les nôtres actuellement. Par conséquent, le barrage de l’incommunicabilité entre les temps n’est pas aussi insurmontable que le laisserait croire « La quête d’Averroès » de Jorge Luis Borges. L’échec n’est pas total. C’est pour cette raison que je peux me permettre de transposer dans le passé ce que nous entendons aujourd’hui par « islam libéral».

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Averroès

Voici l’Averroès que nous devons conserver dans nos esprits. C’est un état d’esprit, une attitude générale critique à l’égard de l’argument d’autorité, que cette autorité soit celle de la sacralisation de la parole des interprètes et des écoles ou qu’elle soit celle du texte sacré lui-même, toujours ouvert aux multiples techniques de l’interprétation, notamment l’analogie, le jugement préférentiel, la nécessité, l’intérêt général, et les objectifs ultimes de la loi religieuse, maqâçid a-shari’a. Parler d’Averroès, et des autres, dans notre monde d’aujourd’hui, revient à détruire les clôtures du formalisme et de la lettre, du théocentrisme et du totalisme qui enferment la pensée de certains musulmans, appelés intégristes, radicaux ou fondamentalistes. Nous leur renvoyons les paroles de Kindi que nous avons citées précédemment. Nous leur disons : « Celui qui trafique de la religion n’a plus de religion». Quand elle passe à l’acte, cette pensée close ne peut engendrer autre chose que la haine et la violence, trop facilement légitimées par une certaine interprétation du texte. Averroès et les autres, en fin de parcours, cela signifie la reprise en main de notre liberté. Qu’on l’inscrive dans l’islam ou en dehors de l’islam ou même contre l’islam ne dépend que de chacun de nous (p.198).

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Une révolution intérieure

La demande démocratique n’est plus imposée par les élites, ni par l’État... La revendication démocratique est en train de jaillir des couches populaires les plus larges. « Le peuple veut », a-cha‘byourîd: voilà ce qui se dit, depuis 50 années, à partir de la révolution soudanaise de 1964, jusqu’aux révolutions actuelles de 2018-2019, en passant par le cycle tunisien de 2011. Les peuples, à travers ces manifestations grandioses, au Soudan, en Tunisie, en Egypte, en Algérie, au Liban, mais également, ne l’oublions pas, en Syrie, au Maroc, au Yémen et en Libye n’expriment pas, loin s’en faut, des idéologies étrangères, importées d’Occident. La contre-révolution théocratico-financière l’a fort bien compris, elle qui essaye de tout reprendre par le déversement des flots de dollars américains. Peine perdue : cela peut retarder, freiner, mais ne pourra arrêter le mouvement. L’avenir appartient aux peuples qui sont en train de le construire par une révolution intérieure, l’appropriation des valeurs démocratiques par la pensée et l’action. Cela prendra le temps qu’il faudra. Il ne sera probablement pas plus long que celui qui modifia l’Esprit général des sociétés sous d’autres cieux (p.275)..

 

 

 

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