News - 04.04.2021

Exclusif: La lettre de Bourguiba Jr à son père (Document)

La lettre de Bourguiba Jr à son père

Grenouillage autour d’un gâteau à partager, alors que la situation économique est désastreuse

Ce n’est pas une lettre anodine qu’écrit un fils à son père pour lui donner de ses nouvelles. Lorsqu’il s’agit des Bourguiba, elle trouve son importance. Nous sommes le 5 août 1955. Deux mois après son retour triomphal à Tunis, le 1er juin, et l’accueil historique que le peuple lui a réservé, Habib Bourguiba est reparti en France pour prendre quelques jours de repos et suivre une cure dans la petite station thermale de la vallée de Luchon, dans les Pyrénées. Ses longues années de prison, d’exil et de voyages continus et les multiples tensions subies ont éprouvé son corps.

Son fils, Habib Bourguiba Jr (Bibi), fraîchement rentré de Paris auréolé de sa licence en droit obtenue à la Sorbonne, a été admis en stage d’avocat au cabinet d’un ténor du barreau, Me Raymond Semama, au 19, rue des Belges, en centre ville. Profitant d’un bref moment de répit, il prend sa plume pour écrire à son père. Evidemment, des nouvelles familiales : il annonce que son épouse Neila, née Zouiten, est enceinte, lui raconte comment ils ont passé la fête de l’Aid El kébir en famille, et lui parle d’amis et de parents rencontrés... Mais il y a aussi deux faits saillants.

Le premier est tout le soin que le fils apporte à son père, ce qui est légitime, mais aussi parce que le pays aura bientôt besoin de ce dernier. «Tu as bien fait de loger en privé, lui écrit-il, et de n’avoir pas essayé d’avoir le téléphone: cela te donnera un supplément de ce repos dont tu as tout besoin. Car lorsque tu seras de retour, tu auras du pain sur la planche…» Et surtout d’ajouter dans une phrase très significative : «Il faut ta personnalité pour mettre fi n à des grenouillages et faire comprendre à beaucoup que ce qui nous attend maintenant n’est pas le partage d’un gâteau, mais une distribution de responsabilité d’autant plus sévère que la situation économique est désastreuse.»
Avec son franc-parler légendaire, Bourguiba Jr alerte le ‘’Combattant suprême’’ sur «les grenouillages», «le partage d’un gâteau» et «une situation économique désastreuse». C’était en 1955, il y a plus de 65 ans. C’est encore valable aujourd’hui, en avril 2021.

Le deuxième fait marquant dans cette lettre, c’est la volonté de Bourguiba Jr à recueillir les souvenirs de son père, de sa propre bouche, lorsqu’il sera de retour, en les enregistrant au fur et à mesure, pour ne pas l’astreindre à les rédiger. Ce n’est pas une demande : «Je te signifie ma décision», lui écrit-il fermement, mais aussi affectueusement. «Il serait criminel de ne pas s’attabler à une telle œuvre qui fait partie intégrante de notre patrimoine familial et national !». Son voeu sera exaucé. Bourguiba livrera, plus tard, ses mémoires...

Tunis, le 5 août 1955

Mon cher père,

Je trouve enfin, grâce à la période de vacation, un moment pour t’écrire. En effet, Raymond Samama est parti en vacances (Vittel, Hôtel Central) et m’a laissé son cabinet sur le dos. Un jeune confrère, Hédi Ghalloussi, vient de se marier et m’a confié ses affaires pendant son voyage de noces. De telles marques de confiance sont flatteuses, mais sont fatigantes, car si je fais ainsi un stage utile du sens de la responsabilité, je suis pris de 7H à 1H ou même quelquefois jusqu’à 2H et, souvent, l’après-midi, je suis obligé de retourner au bureau, bien qu’en principe, il soit fermé, pour terminer des travaux. En fin de journée, je suis vraiment à plat.

Une grande nouvelle : je crois que d’ici quelques mois je vais t’investir du titre de grand-père ! Faut-il te dire notre joie, à Neila et moi ?, celle de maman à qui nous l’avons dit hier et celle d’Aimée (ndlr : Mme Zouiten, la maman de Neila) ?

C’est tout l’apprentissage de la vie et de la responsabilité qui commence réellement, puisque, jusqu’à présent, nous avions pratiquement prolongé la lune de miel. Je ne te demande pas si tu es heureux de la nouvelle, car Masmoudi m’aposé la question que tu l’avais chargé de me transmettre.

Tu as bien fait de loger en privé et de n’avoir pas essayé d’avoir le téléphone : cela te donnera un supplément de ce repos dont tu as tout besoin. Car lorsque tu seras de retour, tu auras du pain sur la planche… Il faut ta personnalité pour mettre fin à des grenouillages et faire comprendre à beaucoup que ce qui nous attend maintenant n’est pas le partage d’un gâteau mais une distribution de responsabilité d’autant plus sévère que la situation économique est désastreuse.

Je vais m’arrêter un moment, car je dois aller à la Justice de Paix. A mon retour, je continuerai mon avantage.

Khaled Kallela a commencé depuis une semaine son stage de clerc. Il a le caractère de son père : droit, franc, loyal, peut-être même avec rudesse, mais c’est une garantie. Je souhaite qu’il soit pour moi ce que Allala Laouiti a été pour toi.

Le jour de la fête, j’ai fait venir un boucher assez tôt qui a égorgé l’agneau. Le temps de le dépecer et les Garras avec qui j’avais dîné la veille et que j’avais aussi invités à participer au petit-déjeuner du traditionnel sont arrivés. Ils ont donc participé aux traditions. Ils ont aussi tenu à m’accompagner à Carthage où ils ont assisté à la réception officielle des corps constitués, des administrations, etc. Lundi, nous avons dîné encore ensemble chez A. Levy d’Espa, en compagnie de Simone Zherfuss, et mardi, chez maman où nous avons passé un long moment à égrener des souvenirs qui l’ont vivement intéressée.

Pour Me Guellaty et Me Nomane, je crois qu’il est inutile d’envoyer de leur demander une aide efficace. Youssef Guellaty à qui j’ai parlé du projet m’a dit que si son père était dans l’impossibilité d’être utile: sa mémoire se fait de plus en plus défaillante. Quant à Me Nomane, je l’avais justement vu il y a une quinzaine : j’avais acheté quelques chaises longues et j’ai pensé à lui en offrir une pour y reposer ses vieux os… Il a été touché du geste. Il mérite beaucoup plus que cela pour ce qu’il a fait, mais j’ai agi dans le cadre de mes moyens, encore limités.

Mais, je me suis rendu compte au cours de notre entretien qu’il commence à être gâteux… ce qui serait pénible pour Garras qui doit vouloir des souvenirs précis. Il me reste en espoir, c’est pour Si Mohamed Nomene qui a toujours eu la plume alerte, et dans ses papiers, des notes, des souvenirs couchés.

De mon côté, lorsque tu seras de retour à Tunis, je compte te retenir, de force, un moment tous les jours et te demander d’égrener tes souvenirs que j’enregistrerais. Ce ne sera pas fatigant et sera beaucoup plus vivant que si tu t’astreignais à rédiger. Ce n’est pas ton avis que je te demande à ce sujet. Je te signifie une décision. Il serait criminel de ne pas s’attabler à une telle œuvre qui fait partie intégrante de notre patrimoine familial et national !

J’espère que tu te plairas à cette discipline que je veux t’imposer et que, dans ta prochaine lettre, tu me donneras ton accord.

A bientôt de te lire, car je n’ose pas encore te dire au revoir : il te faut au moins encore 2 semaines à Luchon et j’ai appris que tu devais passer quelques jours chez M. Guillon.

Je t’embrasse et t’aime

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