News - 05.10.2019

Fadhel Moussa au forum mondial des villes des droits de l’homme, en Corée : réimaginer les droits humains à la ville

 Fadhel Moussa au forum mondial des villes des droits de l’homme, en Corée : réimaginer les droits humains à la ville

Nouveau concept adopté par l’ONU et à promouvoir, ‘’la ville des droits de l’homme’’ fait l’objet d’un forum mondial qui réunit chaque année à Gwangju, en Corée, plus de 2000 participants venant de 50 pays, pour en débattre à travers 40 thèmes. Le maire de la ville et président du forum, Lee Yong-sup, ne pouvait mieux choisir en tête des intervenants lors de la 9ème session qui vient de se tenir du 30 septembre au 3 octobre, que son homologue tunisien de l’Ariana, Fadhel Moussa. Professeur de droit, membre de l’Assemblée nationale constituante (2011 – 2014) et maire indépendant d’une grande ville qui se veut à l’avant garde en la matière, il apporte un éclairage pluriel.

Le premier contact avait eu lieu il y a un an à Genève, lors d’un forum de l’ONU où participait également Faida Thalib, illustre femme maire de Jember en Indonésie. Vivement intéressé par les communications présentées par Moussa et Thalib, Lee Yong-sup les invitera avec insistance en hôtes de marque en les priant d’intervenir lors de la séance inaugurale. Fadhel Moussa traitera de la nécessité de repenser les droits humains dans la ville et sera appelé également à participer à nombre de panels de discussions. Ses homologues maires de grandes villes de par le monde et de hauts responsables au sein du système des Nations-Unies le solliciteront pour des entretiens approfondis en vue de développer davantage ce nouveau concept. Il aura également l’occasion de livrer ses analyses aux nombreux médias qui ont couvert le forum.

Trois questions fondamentales

Le Forum 2019 devait répondre à trois questions essentielles afin de réaliser la valeur des droits humains, des communautés et de la solidarité d'une manière intégrée

  1. Comment renforcer un système de protection des droits de l'homme efficace et pratique au niveau local ?
  2. Comment réorganiser les questions et les pratiques relatives aux droits de l'homme pour améliorer la qualité de vie des populations locales ? et
  3. Comment établir une solidarité à plusieurs niveaux en matière de droits de l'homme au niveau mondial ?

Le Forum avait à contribuer à la redéfinition des systèmes et mécanismes de protection des droits de l'homme qui peuvent améliorer considérablement les droits fondamentaux des citoyens et, en outre, la solidarité internationale entre les administrations locales, les ONG et les citoyens. Quant aux sessions thématiques elles ont porté sur le genre, les personnes âgées, le handicap, les immigrants, l'économie sociale, les enfants, l'environnement et la violence étatique. Deux sessions de formation ont par ailleurs été organisées : un cours sur l'administration locale et les droits de l'homme et un cours sur le droit à la ville.

 

Texte intégral de la communication du Pr Fadhel Moussa

Je voudrais en premier lieu remercier son Excellence, M. Lee Yong-sup, maire de la ville de Gwangju, pour son invitation personnelle. Je suis ensuite honoré de partager cette assemblée plénière d’ouverture avec Mme Faida Thalib maire de Jember (Indonésie), le gouverneur M. CHOI Moon-soon, Mme CHOI Young-ae, Mme Peggy HICKS et M. JEONG. Je voudrais enfin adresser également mes meilleurs sentiments à tous les participants à cette neuvième édition du Forum mondial des villes des droits humains, représentant des gouvernements locaux, des Nations Unies, de la société civile, des défenseurs des droits humains et aux habitants de Gwangju.

Je suis personnellement honoré par cette invitation à m'adresser aux maires représentant plusieurs villes de Corée, d'Asie et du monde entier, et à partager avec eux un dialogue pour la paix. C'est précisément à ce niveau local que la démocratie, la citoyenneté et les droits fondamentaux jaillissent le plus naturellement et directement. C'est aussi dans ces espaces que se trouve la première ligne de front contre l'autoritarisme.

C'est pour cette raison que je voudrais commencer par donner un bref aperçu sur le contexte démocratique et l'histoire récente de mon pays. La Tunisie a entamé un processus de démocratisation sans précédent il y a moins de dix ans. La révolution tunisienne n'a pas seulement inauguré le Printemps arabe, mais a inspiré depuis d'innombrables mouvements démocratiques et militants des droits de l'homme à travers le monde arabe et le reste du monde.

À cet égard, nous pourrions soutenir que l'esprit de notre révolution est très proche de celui de l'Insurrection de Gwangju. En 2011 comme en 1980, nos peuples, dans la dignité et la fraternité, se sont opposés à l'autocratie, et parié sur la démocratie et les droits humains. 
Comment l'expérience démocratique s'est-elle déroulée dans mon pays ? bien , après avoir tenu notre première Assemblée constituante, le peuple tunisien par la voie de ses représentants a adopté en 2014 une nouvelle Constitution. La Tunisie a étendu son processus de décentralisation, comme en témoigne le statut Constitutionnel des collectivités locales. Trois paliers ont été établis sur l'ensemble du territoire de la République, et aujourd’hui 350 villes et villages sont érigés en municipalités. Cela doit nous permettre de lutter contre les inégalités entre territoires et localités.

Comme résultat direct de ce processus, le Parlement a adopté en avril 2018 le nouveau code des collectivités locales et nous avons tenu en mai 2018 les premières élections démocratiques des conseillers municipaux puis des maires. Les nouvelles municipalités de notre pays travaillent maintenant en première ligne pour transformer en politiques concrètes et en résultats les aspirations exprimées par le peuple tunisien, même si elles n’ont pas les ressources et les capacités nécessaires pour le faire. Malgré ces limites, cette nouvelle génération de maires est particulièrement axée sur la promotion de la transparence et d'une nouvelle gouvernance  basée sur la participation des citoyens et la coresponsabilité.

À l'heure actuelle, les collectivités locales en Tunisie ont également adopté la vision du droit à la ville en tant que nouvelle façon de penser les droits humains dans la ville. Cela signifie tous les droits et aucun en particulier. Tous les droits humains constituent la substance fondamentale du droit à la ville et font du gouvernement local la principale institution responsable de leur développement. En effet, nos concitoyens sont impatients  de jouir de tous les droits reconnus dans notre Constitution et les collectivités locales sont, pour eux, censées faire face à cette aspiration au quotidien. Cela ne simplifie pas leur tâche car la mise en œuvre de l’option nouvelle sur le pouvoir local n’est pas encore outillée par les moyens adéquats.

Changement de paradigme

Lors de la préparation de cette intervention, mon attention a été attirée par le «changement de paradigme» visant à « réimaginer » les droits humains à la ville. Ré-imaginons-les après John Lennon ! Pour ma part, je réagirai aux trois interrogations qui m’ont été proposées par le maire Lee dans son invitation. Je le ferai sur la base de l'expérience tunisienne en général et de l’Ariana en particulier, en mettant l'accent sur la mise en œuvre de notre nouvelle Constitution et de deux de ses chapitres les plus ambitieux : celui du «pouvoir local» et celui des «droits de l'homme».

En ce qui concerne le droit à la ville, qui n’est mentionné en tant que tel dans aucune convention internationale des droits humains, il n’est en réalité et à mon avis  qu’un  réceptacle de tous les droits humains. C’est pourquoi j'estime personnellement que le véritable défi à ce sujet consiste à trouver un équilibre entre tous les droits humains qui se déploient dans la ville et la conciliation de tous les besoins spécifiques et les intérêts divergents des habitants de la ville à savoir : les piétons, les automobilistes, les cyclistes, les occupants des locaux d’habitation et les tenanciers de locaux de commerce  etc. Il convient aussi de tenir compte des habitants les plus vulnérables : les handicapés, les chômeurs, les personnes âgées, les enfants. Ce n’est qu’au prix d’une réglementation juste, d’un aménagement urbain intelligent de la ville et des moyens matériels et humains appropriés que nous pourrons éviter les tensions et lutter contre les égoïsmes particuliers de chaque catégorie. Mais il faut aussi des moyens et surtout une police municipale et environnementale efficace sous les ordres du maire pour faire respecter la règlementation et le plan d’aménagement urbain qui sont les deux piliers de la bonne gouvernance et partant d’un droit à la ville.

C’est la conclusion que nous tirons de notre expérience d’à peine une année à l’Ariana où nous œuvrons à la mise en place d’un équilibre équitable bien que difficile entre les droits bien compris de tous les habitants sur la base du dicton que : « Ma liberté s'arrête où commence celle d'autrui ». Nous n’insisterons jamais assez sur le rappel que les habitants doivent être conscients  d’avoir des devoirs équivalents à leurs requêtes  légitimes de droits. A ce titre le premier devoir est de respecter les réglementations concernant la vie dans la ville, partant de  la civilité dans les comportements jusqu’à l’acquittement des impôts municipaux. Tel est le vrai deal du droit à la ville.
Examinons maintenant les réponses que je tenterais d’apporter aux trois questions suggérées.

I. Comment mettre en place un système de protection des droits humains  au niveau local ?

1. Je pense que le système de protection des droits humains au niveau local doit être renforcé et surtout bien mis en œuvre. En réalité, ce renforcement a eu lieu en Tunisie, mais nous l’avons fait parallèlement à l’ouverture de nouveaux espaces pour la démocratie participative. C'est une idée clé que j'aimerais soulever. Notre Constitution reconnaît que «les autorités locales adoptent les mécanismes de la démocratie participative et les principes de la gouvernance ouverte, afin de garantir une plus grande participation des citoyens et de la société civile». Le système de la protection préventive et curative  commence par là.

2. La Constitution a également mis en place un pouvoir juridictionnel fort et indépendant chargé essentiellement de la protection des droits humains. En outre, la Constitution a institué trois instances Constituantes indépendantes chargées de la protection des droits humains ; de la gouvernance et la lutte contre la corruption et du droit des générations futures et au développement durable. Ces organismes sont d’un appoint important au système de protection.

3. La loi sur les collectivités locales a aussi octroyé aux habitants le droit à la transparence de la gouvernance locale selon plusieurs procédures en leur reconnaissant le droit d’accès aux documents administratifs, la participation au processus de décision, la motivation des décisions, etc. La redevabilité de tous les responsables a été également institutionnalisée. En un mot, le respect de l’Etat de droit dans lequel les droits humains sont au premier plan est ainsi légalement garanti.

4. Le renforcement du système passe aussi par le renforcement de la culture des droits humains par la formation des cadres et agents municipaux, des membres du conseil municipal et des habitants aussi. Par la participation aux programmes organisés par différents acteurs : ONG, organismes officiels, représentants de la société civile, organisations internationales. Par ailleurs les commissions sectorielles de la municipalité sont aussi impliquées dans ces programmes de formation.

5. Je peux témoigner que les habitants utilisent de plus en plus ces droits par contact direct avec le maire ou les chefs d’arrondissements ou dans le cadre des réunions périodiques du conseil municipal qui sont ouvertes à tous les habitants. Ils utilisent également la liberté d'expression garantie par la Constitution pour critiquer et attirer l'attention sur leurs droits, à travers les medias, ou les différents forums des réseaux sociaux et autres pages fb ainsi que le site web de la municipalité.

II. Comment réorganiser notre programme de défense des droits humains et ses applications pour améliorer la qualité de vie des résidents ?

1.    Le code des collectivités locales tunisien a établi un agenda progressif pour sa mise en œuvre intégrale mais les habitants sont impatients. Sur cette base, notre ville a défini son propre programme afin de préserver en priorité les droits fondamentaux garantissant la qualité de vie de base des habitants. Le budget et la gouvernance qui sont nos moyens d'action ont été articulés dans cette direction et notre premier budget pour 2019 a donné la priorité à ces projets d’autant plus qu’ils ont été réclamés avec insistance par les habitants.

2.    C’est ainsi que notre budget a été consacré aux droits fondamentaux pour tous, tels que la propreté de l'environnement, les infrastructures de base, qui sont en cours. C’est pourquoi nous avons décidé de reporter certains projets structurants et parer au plus pressé en concentrant nos efforts sur la réalisation des projets de proximité restés en souffrance depuis trois ans dont l’exécution a été ainsi entamée cette année par le nouveau conseil municipal élu.

3.    A ces projets en cours de réalisation s’ajoutent d’autres projets qui sont très avancés tel que le projet de transport urbain et scolaire reliant les arrondissements de la  ville et  le projet d’une clinique vétérinaire pour la vaccination, la stérilisation et le suivi des chiens errants qui constituent une source de gêne voir d’insécurité  qui affecte une bonne partie des habitants.

4.    L’amélioration en profondeur des quartiers, des infrastructures et de l’environnement est une autre priorité essentielle pour nous, même si elle nécessite d’importantes ressources matérielles et humaines et beaucoup plus de temps car il s’agit de réimaginer la ville avec tout ce que cela nécessite. Pour cela nous avons  préparé une stratégie fondée sur la durabilité. A ce titre nous avons amorcé une réflexion sur un projet intitulé « Ariana ville durable» organisé sous le format d’un forum ouvert aux opérateurs et experts porteurs d’idées et de projets et des associations et citoyens. Ce forum nous a permis notamment de tester  des études de projets de réaménagement du plan de circulation de la ville, de nouvelles zones piétonnes, des pistes cyclables, des espaces verts et d’une ville intelligente. Nous avons décidé de renforcer le recours aux énergies renouvelables comme moyen de lutte contre le changement climatique, car les inondations ont périodiquement touché plusieurs quartiers causant des dommages à un grand nombre d'habitants. On déploiera  l’absence des solutions radicales qui sont plutôt du ressort d’autres organismes et autres départements ministériels. Nous travaillons de notre côté à la recherche de solutions durables dans le cadre des commissions aussi bien régionale que nationale de lutte contre les catastrophes naturelles.

III. Comment promouvoir la solidarité mondiale et à plusieurs niveaux en matière de droits de l'homme

1. Nous vivons dans un monde en pleine mutation technologique. Malheureusement, les progrès ne profitent pas aux pays pauvres ou émergents. Les gouvernements nationaux étant peut-être trop éloignés des citoyens, la ville devrait être considérée comme le cadre le plus approprié pour les atteindre. Les autorités locales ont besoin de moyens réels pour assurer le développement social, économique et environnemental et pour rendre le droit à la ville possible et équitable pour tous et en particulier pour les personnes vulnérables.

2. Il faut donc penser au renforcement de la solidarité entre les villes. Je suis heureux de collaborer au sein du Comité d'inclusion sociale, de démocratie participative et des droits de l'homme de CGLU afin de partager mon expérience de maire d'Ariana au sein de ce réseau, car la coopération décentralisée est essentielle. Faut-il rappeler que le CGLU est l’acronyme de « Cités et Gouvernements Locaux Unis» qui est un réseau qui représente et défend les intérêts des gouvernements locaux et régionaux sur la scène mondiale, quelles que soient la taille des collectivités qu’elle appui.

3. Le droit à la ville doit être mieux compris et reconnu, et les objectifs de développement durable doivent viser les villes. J'espère que ce forum prévoira ces recommandations dans ses conclusions. Je ne voudrais pas quitter Gwangju en disant, à juste titre, que c’était un beau forum,  dans une ville attrayante et ne garder qu’un beau souvenir aussi indélébile qu’il est. Je souhaite voir un projet avec un suivi et un engagement dans une initiative collective fondée sur  le principe  que "les autorités locales peuvent établir des relations extérieures de partenariat et de coopération décentralisée" tel que prévu par notre Constitution.

4. C’est pourquoi le mot de la fin pour le maire que je suis est de vous inviter à promouvoir cette coopération décentralisée avec les communes de Tunisie, mon pays qui offre encore presque l'unique exemple d'une avancée considérable et réussie sur la voie démocratique au cours de ces quelques années et qui a été attesté par le prix Nobel de la paix reçu en 2015.
 

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