News - 30.05.2019

Saloua Ghedamsi: Hommage à M. Ali Ben Gaïed, fondateur de la Normalisation et pionnier de la Qualité

Hommage à M. Ali Ben Gaïed, fondateur de la Normalisation et pionnier de la Qualité

Le 20 mai 2019, M. Ali Ben Gaïed s’est éteint à l’âge de 83 ans et après des années de maladie. Ainsi disparaît à jamais un grand homme, un des bâtisseurs de la Tunisie qui laisse dans son sillage une empreinte indélébile qui a façonné l’industrie pendant deux décennies et lui a donné un élan formidable.

Cet homme peu connu des médias, a commencé son parcours professionnel au sein du Ministère de l’Economie Nationale après des études en statistiques et administration économique à l’ENSAE de Paris .Il y a fait son chemin jusqu’à la prise en charge de la Direction de l’Environnement, de la Normalisation et du Contrôle de la Qualité, en 1975.

La nature de son travail et notamment l’obligation de résoudre les litiges entre différents opérateurs économiques, lui ont fait sentir le besoin pressant de disposer de normes tunisiennes élaborées par un organisme neutre, reconnu par les autorités et par les marchés naissants d’exportation. Ainsi, il a travaillé sur une  loi dédiée à la Normalisation et la Qualité, qui a été promulguée en 1982 et  porté création de l’Institut National de la Normalisation et de la Propriété Industrielle. M. Ben Gaied  fût son Président Directeur Général fondateur.

En associant la normalisation à la propriété industrielle, M. Ben Gaïed a eu le génie d’implanter en Tunisie, un modèle de développement technologique inspiré de l’expérience en la matière des « dragons asiatiques » qu’étaient  la Malaisie et Singapour, un modèle qui permettait  d’acquérir les normes internationales et étrangères et de promouvoir ainsi, les technologies mûres et standardisées pour le besoin de l’économie de masse, tout en disposant d’un observatoire des technologies innovantes protégées par les brevets.

Autre avantage, la protection juridique des marques commerciales dirige inéluctablement les industriels et commerçants vers l’INNORPI et génère des fonds appréciables qui financeront les activités de normalisation et de promotion de la qualité, en particulier la formation des ingénieurs et des experts impliqués dans les Commissions Techniques de Normalisation qui appartiennent aux instituts , agences spécialisés, aux entreprises, à l’administration et à l’université.

Pour se donner les moyens de sa politique, et fort de collègues juristes pointus, il a eu l’audace et l’appui gouvernemental nécessaire pour dénoncer un accord signé sous la colonisation qui stipule que la cotisation annuelle de protection juridique des marques commerciales des entreprises qui opèrent sur le sol tunisien se fait à l’OMPI (Organisation Mondiale de la Propriété Industrielle) à Genève. Désormais, les entreprises étrangères protégeaient leurs marques, brevets et modèles industriels à l’INNORPI directement ou à travers des mandataires tunisiens. Cela a donné à l’Institut un statut particulier au sein de l’OMPI et une capacité de négociation d’actions de formation pour ses cadres, une liberté d’action et assez de ressources pour ne plus faire appel au budget de l’Etat, enfin un essor national et régional.
En moins d’une décennie, pratiquement l’essentiel des normes tunisiennes de spécifications des produits industriels a été publié avec plus d’une centaine de Commissions Technique de Normalisation spécialisées à l’œuvre dans tous les domaines de l’activité économique et réunissant les meilleurs experts. Quelque 800 normes qui touchent à la sécurité et santé des citoyens ont été homologuées par Arrêté du Ministère de l’Economie Nationale, étaient par conséquent, d’application obligatoire et avaient servi de base au contrôle économique du marché. Plusieurs produits sont soumis au marquage NT et leur certification faisait l’objet d’audits et d’analyses périodiques de la part de l’INNORPI. 

Grâce à cet appui, l’industrie électrique et mécanique naissante a été en mesure d’honorer les appels d’offres de la Steg, les câbles, disjoncteurs, compteurs électriques, batteries, luminaires étant soumis à la certification obligatoire et les industriels ont trouvé dans l’INNORPI un soutien inestimable avec l’ouverture technologique sur l’Organisation Mondiale de la Normalisation, ISO et le Comité Electrotechnique International, ses partenaires. Le secteur électromécanique a ainsi entamé sa marche glorieuse qui a marqué un tournant dans l’évolution de l’industrie tunisienne.

Le secteur du bâtiment a aussi été cadré, le rond à béton, les portes coupe feu et les ciments standardisés et soumis à la certification obligatoire et le marquage NT. Les cimentiers ont commencé à exporter sur l’Europe bien avant l’accord de libre échange, ce qui a permis à l’Etat de se désengager de ce secteur au profit du privé avec succès.

L’industrie agroalimentaire a largement profité de ce parapluie normatif et a contribué à donner une qualité de vie au citoyen et participer de façon efficace à l’export. Lait, beurre, margarine, yaourt, chocolat, huiles, conserves, produits de la pêche, fruits et légumes, eaux minérales, additifs alimentaires. Et la liste est longue.

Un centre d’emballage et de conditionnement abritant des laboratoires de papier, carton, matières plastiques, boites métalliques, emballage de transport et de matières dangereuses a vu le jour au sein de l’INNORPI pour normaliser et suivre la qualité des sacs de ciment, des boîtes de conserve de tomates, des cartons d’export des fruits et légumes, des palettes, des films et autres emballages plastiques en contact avec les denrées alimentaires.

Le consommateur, dont l’Organisation de Défense a toujours été associée aux travaux de normalisation, a bénéficié de normes homologuées et de certification obligatoire pour plusieurs produits de grande consommation, comme l’eau de javel, les autocuiseurs, les bouteilles de gaz, les appareils à gaz ou encore les cahiers scolaires.

La santé, l’environnement, l’eau potable, l’assainissement, le transport, l’équipement,  les banques, les télécoms ont bénéficié très tôt de cet élan de la normalisation nationale.

A la difficulté d’obtenir le consensus entre les différents partenaires, M. Ben Gaïed multipliait les actions de formation et d’encadrement des entreprises, en faisant appel à des experts étrangers pour résoudre les difficultés techniques,  mais n’adoptait jamais de normes dont les spécifications ne soient pas alignées avec celles des normes internationales, ou de pays européens. Toutefois, il obtenait une dérogation de trois ans, renouvelable une seule fois du Ministre de l’Economie Nationale pour tout industriel ayant une difficulté technique ou financière à se conformer à la norme qui le concerne.

L’homme avait une capacité inouïe de changer d’un sujet à un autre, de mémoriser des centaines de documents de normes, de lire les livres spécialisés nouveaux, de travailler tous les jours à des heures tardives, de répondre aux demandes d’information du ministère de tutelle dans les plus brefs délais en s’appuyant sur son département informatique et les différentes bases de données internationales auxquelles il s’est connecté bien avant l’internet, sur les normes, les brevets, les divers documents techniques.

Pour incruster les concepts de normalisation et de la certification de conformité, il a dû former et rééduquer au moins deux générations d’ingénieurs et de scientifiques car cette discipline technologique fait défaut à l’université (d’ailleurs c’est toujours le cas). Avec l’appui de la coopération suédoise et japonaise, il envoyait ses ingénieurs en stage de deux mois en Suède et au Japon, organisait des séminaires au profit des industriels et des cadres des différentes administrations qui contribuent aux travaux des commissions techniques, fidélisait les universitaires en leur facilitant l’accès aux réunions des comités techniques de l’ISO de leur intérêt.

Ce rythme soutenu ne l’a pas empêché de bâtir un siège pour l’INNORPI avec une salle de conférence, un espace pour l’information sur les normes et les obstacles techniques au commerce,  et plusieurs salles pour les réunions des commissions de normalisation.

Mais la normalisation n’était pas le seul combat de M. Ben Gaïed. Certes la conformité aux normes techniques sectorielles est une condition essentielle  du management de la qualité du produit industriel, mais elle n’est pas suffisante pour garantir la productivité, la compétitivité et la conquête des marchés extérieurs.

Parce que matheux et diplômé en statistiques, M. Ben Gaïed s’est passionné pour la qualité en tant que science de la variation, développée par les américains avant la deuxième guerre mondiale et pratiquée par la suite, par l’industrie japonaise comme puissant outil de productivité et de performance, créant ainsi un nouveau mode de management industriel qui tourne le dos au taylorisme.

Le déclic était la rencontre en 1985 avec le Pr. Naoto Sasaki, invité par feu Béchir Salem Belkhiria pour donner une conférence sur l’expérience des cercles de qualité au Japon.

Vint ensuite la conférence à Paris, du Pr. Kaoru Ishikawa fondateur du mouvement des cercles de qualité, traduite simultanément en français et où pendant une heure, il explique les fondements de son livre culte, le Total Quality Control ou la qualité à la japonaise. M. Ben Gaïed s’est procuré la cassette vidéo de la conférence et l’a projetée dans toutes les manifestations de promotion de la qualité qu’organisait l’INNORPI et a beaucoup participé à vulgariser ce nouveau mode de management et à dissiper les idées reçues relatives à la spécificité japonaise, puisque les théories étaient américaines. D’ailleurs ces techniques sont aujourd’hui réappropriées par les USA avec le  Lean manufactoring, SMED, 6 sigma et autres appellations anglo-saxonnes.

Visionnaire, avant gardiste mais lucide, il a commencé par former les ingénieurs des entreprises certifiées et portant le marquage NT, cimentiers et entreprises du secteur électrique, à la maîtrise statistique des procédés de fabrication pour remplacer le contrôle à postériori coûteux et non productif, par un autocontrôle en cours de fabrication qui stabilise le processus et produit de moins en moins de déchets. Le Zéro défaut étant de ne plus compter les défauts en pour cent mais en partie par million, ppm. Ainsi qualité et productivité vont de pair et même l’INNORPI en profite en espaçant ses audits et en économisant sur les analyses.

Mais il fallait éduquer également les ouvriers et contre maîtres pour veiller à la propreté et rangement des ateliers, remédier aux défauts et éliminer les gaspillages évidents. C’est ce qu’il a fait, en lançant le mouvement des cercles de qualité avec le Pr, Naoto Sasaki qui visitait chaque année le Royaume Uni pour y promouvoir les cercles de qualité et faisait un ricochet en Tunisie pour faire des conférences, à l’ENIT sur le système Toyota de Just in time, au club Bochra El Khaïr sur la mondialisation naissante et l’obligation de faire partie d’une région économique, mais le rendez vous essentiel était la présidence du concours national du meilleur cercle de qualité que M. Ben Gaïed a lancé dans le cadre d’une association, l’ATCERQ.

Le concours a connu quatre éditions et la participation de nombreuses entreprises, la formation aux outils statistiques simplifiés des cercles de qualité est devenue un thème permanent dans le programme de formation de l’INNORPI. Ces outils ont été traduits en arabe et présentés sous la forme d’un chéquier pour faciliter leur accès aux ouvriers. Le Pr. Sasaki invitait les cercles primés à présenter leur travail aux séminaires qu’il organisait en Angleterre et en Espagne pour vaincre les réticences des hommes d’affaires européens : Si cela réussit en Tunisie pourquoi pas en Europe ? Il a même écrit un livre sur ce thème avec son partenaire anglais, M. Hutchins. C’est dire combien cette époque était euphorique et exaltante.

Le mouvement des cercles de qualité a duré environ cinq ans, de 1987 à 1991. Il a même été étendu aux services de santé et a laissé dans la mémoire plus que l’engagement des ouvriers et agents dans l’amélioration de la qualité, plutôt le sentiment d’appartenance à l’entreprise et la fierté du travail bien fait.

Mais l’ATCERQ a eu des problèmes de gouvernance et M. Ben Gaïed s’est retiré de l’affaire au grand dam du Pr. Sasaki. Pour lui, pour être crédible,  la promotion de la qualité doit être désintéressée et non politisée.

Loin de se décourager, il a continué le combat pour instaurer la qualité à la japonaise avec M.Hutchins. Il a organisé notamment un cycle de formation sur le TQC qu’on a appelé à l’époque « Qualité Totale »,  pour une dizaine de chefs d’entreprises publiques et privées dont des visites aux entreprises japonaises qui opèrent au Royaume Uni.

Avec le bureau de communication THCOM, il fait appel à des spécialistes français de la communication d’entreprise pour défendre au sein du Ministère de l’Economie Nationale, sa vision du Plan National de la Qualité qui devait accompagner la décennie de libéralisation de l’économie nationale. Ce Plan adopté en Conseil Ministériel Restreint, le 30 septembre 1992, préconise le TQC ou la gestion de la qualité totale comme modèle de gestion du pays à l’instar des pays du Sud Est asiatique.

La qualité y est définie comme intégrée, en ce sens qu’elle concerne en plus de la conformité aux normes techniques, le prix, le délai, la vente, l’après vente, l’accueil, enfin le service dans son ensemble ; globale dans la mesure ou elle implique tout le personnel de l’entreprise ou de l’institution, au public comme au privé, aussi bien le domaine de production de biens que de services, en particulier l’Administration. Compétitivité des entreprises, Qualité des services publics, Amélioration de la Sécurité, hygiène et environnement, étaient les principaux objectifs du Plan.

Cependant, l’époque était marquée par l’avènement du marché unique européen de 1993 avec son contingent de normes et de lois. D’un côté, la pression de l’Union Européenne pour signer l’Accord de libre échange était trop forte, de l’autre côté, l’inquiétude des secteurs industriel et agricole de perdre leur marchés en Europe était à son comble.

A la demande du Ministre de l’Economie Nationale, M. Ben Gaïed a préparé un programme triennal pour la qualité en industrie 1995/1997, à financer par l’Union Européenne et a mené une campagne d’information sur les normes et directives européennes et d’adhésion au programme triennal. Cette campagne qui a duré 14 mois, a été lancée par un séminaire en novembre 1994, et a pris la forme d’un Bus Qualité qui a sillonné tous les gouvernorats et s’est arrêté dans toutes les zones industrielles du pays pour distribuer les documents et répondre aux interrogations des industriels.

A l élan national escompté pour la qualité, s’est substituée une stratégie défensive de  l’industrie. Le Ministère de L’Economie Nationale a été scindé en deux : Industrie et Commerce et l’INNORPI a perdu son statut horizontal, il dépend désormais d’un Service du Ministère de l’Industrie.

M. Ben Gaïed a mal vécu ces changements et il a complètement perdu ses illusions lorsque les institutions européennes spécialisées en normalisation et qualité, homologues de l’INNORPI et membres de l’ISO comme Le DIN allemand, Le BSI anglais et l’AFNOR française, ont été écartées de l’appel d’offre pour réaliser le programme de la qualité 1995/1997, au profit de petits bureaux privés de conseil. Sans appui pour absorber la normalisation européenne en cours et sans transfert technologique,  comment l’industrie tunisienne va-t-elle gagner des marchés européens en contre partie de l’ouverture des frontières ?
Mal à l’aise, il a pris sa retraite en Août 1996 sans cautionner ce programme. Mais à peine a-t-il  formé son bureau ABG Consulting afin de travailler en privé avec l’ISO où il a acquis de la notoriété, qu’il a été désigné à la tête de l’Organisation de Défense du Consommateur.

Très vite, il a repris le combat pour la qualité du côté cette fois- ci,  de la société civile. Pendant son mandat il a obtenu un budget de l’Etat pour l’ODC, et  l’a organisée autour d’un Directeur Général et d’un minimum de cadres. Il a individualisé les représentations régionales en les dotant d’un local, téléphone et fax, renforcé les liens avec l’ISO au sein de son comité pour la politique en matière de consommation, afin de prendre en considération les intérêts des consommateurs dans les normes, lancé une revue spécialisée dans la consommation.

Précurseur et audacieux à son habitude, il a même proposé un texte de loi pour doter l’ODC d’un Institut National de la Consommation pour réaliser les essais comparatifs et peser sur l’opinion publique d’une manière  scientifique, crédible et soutenue.

Tels furent les moments forts de la carrière professionnelle de M. Ali Ben Gaïed.

Avec ses cadres, il avait le statut de père : exigent, imposant la pointeuse dès les années 80 pour tout le monde sans distinction, remplaçant l’hiérarchie par le travail de groupe. Il était craint mais respecté et admiré pour sa capacité inégalée de travail et d’innovation. Il était très écouté par les leaders de l’industrie car il savait convaincre et créer l’enthousiasme pour la qualité. Il avait aussi une grande capacité d’avaler les sarcasmes des sceptiques, sans broncher et sans jamais changer de cap.

M. Ali Ben Gaïed a été décoré des insignes de l'Ordre de lapublique  française  en 1985, par le Président Bourguiba.

Saloua Ghedamsi

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1 Commentaire
Les Commentaires
Rebai Moncef - 30-05-2019 17:40

Merci Mme GHEDAMSI pour ce fidèle témoignage .J'ai la chance de côtoyer Si ALI pendant une grande période de son itinéraire,dix années ,vous m'avez donné une occasion de revivre ces épisodes exaltantes.Combien serais-je heureux de voire une nouvelle génération de profil et Si ALI ,j'espère qu'un jour les pouvoirs publics instaurent le prix ALI BEN GAIED pour récompenser les futurs innovateurs en matière de qualité .

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