Opinions - 19.05.2017

Hédi Sraieb: Ne tirez pas sur le pianiste !

Ne tirez pas sur le pianiste !

Consternant ce tombereau d’insultes qui tombe ces derniers jours sur le gouverneur de la BCT jugé responsable des déboires du dinar! Décidemment nos compatriotes, -il est vrai dépolitisés depuis bien trop longtemps-, sont de fervents adeptes du réductionnisme et de l’essentialisme. Une opinion, en effet, très remontée, ces jours-ci contre celui qu’elle estime coupable ne n’avoir pas su conduire une politique monétaire qui aurait évité ce soudain dévissage de la monnaie nationale par rapport aux principales devises étrangères. Un incapable, un incompétent, et bien d’autres qualificatifs ignominieux iront jusqu’à reprendre certains, jamais en reste d’une vilénie ou d’une bassesse. Car on l’aura aisément observé c’est moins le gouverneur et sa fonction que la personne elle-même qui est voué aux gémonies. La rumeur de son prochain départ a déchainé les fureurs hystériques n’hésitant plus, -les chiens sont lâchés-,à accuser Chedly Ayari de malversation ou pire de félonie perfide…un quasi traitre à la patrie. Nul besoin de rappeler l’attaque populiste insidieuse sur ses revenus, comme si ce monsieur aurait pu faire modifier sa rémunération sans la bénédiction du pouvoir politique, qui précisément avait décidé d’un relèvement des émoluments de la profession de banquier.

Tristes passions vengeresses de prétendus experts qui n’ont eux-mêmes aucune explication raisonnée et raisonnable sur ce qui se passe au plan monétaire, encore moins de solutions pour enrayer cette dérive. Un ressentiment centrée sur la personne…mais auquel le gouvernement actuel, hélas va en miroir, donner satisfaction sans autre forme de procès: Il nommera un nouveau gouverneur de la BCT. De manière récurrente et constante, tous les gouvernements qui se succèdent croient (mais le croient-ils vraiment) qu’en changeant les têtes (PDG, gouverneurs, etc…) on résout le problème.

Une diversion préjudiciable et contre-productive ! Le juste mot serait: Dérisoire. Mais beaucoup hélas sont encore dupes, habitués qu’ils sont à ce jeu de chaises musicales. Car à vouloir en faire un problème de personne on passe à côté des vraies questions (la monnaie et sa gestion contrainte) et consécutivement à côté des solutions à court et à moyen terme. Enfonçons le clou: Le nouveau gouverneur sera tout aussi désarmé si rien, ou si peu, ne change dans la conduite de la politique économique du pays et si des signaux forts ne sont pas envoyer à la population comme aux acteurs économiques. Ce nouveau gouverneur, ou plus exactement la BCT, est vouée à l’échec face à des forces qu’il ne peut en aucune façon juguler seul avec ses outils institutionnels.

Bien évidemment il n’est pas possible, ici, d’entrer dans des considérations théoriques et académiques.Quelques remarques suffiront. Il y a déjà bien trop de prétentieux «donneurs de leçons» aux propos plus proches du péremptoire que de la véritable explication argumentée et documentée, dans la veine du «le pays vit au-dessus de ses moyens», et autre «le pays ne travaille pas assez» ou bien encore dans une version plus techniciste mais hermétique au plus grand nombre celle de« l’erreur d’avoir accepté de passer d’un régime de change quasi fixe à un régime de change flottant encadré ».Et le jugement tombe comme un couperet: M. Chedly Ayari n’a pas su gérer la crise !!!Mais au juste de quoi le gouverneur et la BCT sont-ils responsables? De la stabilité monétaire et du contrôle de l’inflation disent en cœur les pontifiants oubliant d’omettre que le monétaire est au service de l’économique. Alors quoi ? Un usage inapproprié, voire coupable, des outils tels le taux directeur ou les divers instruments de contrôle de la masse monétaire en circulation ! Dérisoire accusation, car celle-ci suppose, l’indépendance d’action et le libre-arbitre de l’institution et de son gouverneur là où en réalité il n’y a rien de tel. La dite gestion monétaire est au service d’une orientation générale (libre-échangiste). Elle accompagne et soutien les choix de politique économique (doux euphémisme pour désigner sa soumission à la politique budgétaire via le système bancaire: rachat de titres publics). En l’occurrence elle bouche les trous et éponge un peu partout !

Mais qui plus est, -et a contrario d’une opinion largement répondue-, la BCT et son gouverneur n’ont que très peu de prise sur le système bancaire et financier. C’est précisément l’inverse qui se produit (historiquement à intervalles régulier): La BCT ne peut que se soumettre aux puissantes forces du marché bancaire dans ses divers compartiments. Elle ne peut faire autrement qu’accroitre ses interventions sous la pression du risque de liquidité. Elle ne peut faire autrement que laisser filer le dinar sous la pression irrésistible de la demande de devises. Croire et faire croire que la BCT exercerait une véritable supervision du système bancaire est au mieux d’une déconcertante naïveté, au pire une manouvre de dissimulation des turpitudes d’un système bancaire incontrôlable (illustration:16% de créances classées là où dans d’autres systèmes ce taux ne dépasse jamais 5%).

Alors oui je pense que le gouverneur a bon dos. Il n’est jamais que le pianiste qui n’a ni choisi l’orchestre, ni son chef, et encore moins la partition. Mais que l’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit nullement d’un panégyrique de l’action du gouverneur. J’ai en son temps critiqué l’inaction ou plus précisément le silence de notre «old lady» allant jusqu’à dire que «le pays était virtuellement (la précision importe) en cessation de paiements » (article du 3/04/2013 Leaders).Le gouverneur actuel a toujours eu une conception, on ne peut plus classique et orthodoxe, de son rôle et de sa fonction. Jamais un mot plus haut que l’autre, des propos toujours savamment dosés qui n’ont rien à envier à son homologue européen Mario Draghi ou à celui de la FED Janet Yellen. Car tout compte fait et au vu du contexte totalement chamboulé (post révolutionnaire), le gouverneur aurait pu se permettre «quelques sorties plus incisives» sur les trafics de devises et la fuite de capitaux, sur un soutien plus appuyé aux actions menées dans les domaines de la récupération des avoirs à l’étranger ou de la lutte contre la corruption active. A contrario, d’une parole qui aurait été perçue comme légitime, le gouverneur a délibérément choisi (son seul véritable choix) la continuité de l’Etat (gangréné) au risque de se voir rattraper sur le terrain même de ses prérogatives et prébendes.

Cette personnalisation outrancière des questions lancinantes ne mène que dans une impasse, fort commode et pratique au demeurant, puisqu’elle fait l’économie d’une analyse plus approfondie des déterminismes sociaux qui conduisent en bout de course au décrochage de la monnaie.

Un ministre de ce gouvernement a osé dire, certes de manière maladroite, que la corruption était devenue un véritable phénomène social. Interprétation immédiate et perfide; tous les tunisiens seraient corrompus. Syllogisme psychologisant s’il en est ! Là où il fallait entendre les mécanismes sournois dans lesquels sont prises les meilleures volontés, qui de fait,ont toutes les peines du monde à résister, sauf à risquer de se mettre elles-mêmes en péril. Cette psychologisation (culpabilisation) immodérée, passe partout, ne permet pas d’appréhender les logiques objectives dans lesquelles s’insèrent les rapports interpersonnels, les rapports sociaux. A des degrés divers les individus sont pris dans des tourbillons, dans des tourmentes, qui les dépassent voire qui les dominent.

Alors en changeant une nouvelle fois le gouverneur, les initiés aux postes de commande sauveront la mise (la leur) car ils auront une fois de plus et malicieusement évité de s’expliquer sur l’échec économique de cette transition. Un échec qui tient en peu de mots: l’impuissante et l’incapacité d’un modèle économique et social suranné maintenu à flot contre vents et marées, par la poursuite des mêmes orientations (àquelques dépoussiérages de façade près) et des mêmes politiques publiques inopérantes.

La vraie question n’est donc pas de moraliser mais bien plus sérieusement de changer de politique!

Hédi Sraieb

Docteur d’Etat en économie du développement

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