News - 12.09.2015

Rachid Sfar : Mobiliser notre pays et engager toutes les réformes

Rachid Sfar : Mobiliser notre pays et engager toutes les réformes

Quels sont les trois dossiers qui risquent de miner la rentrée ? Quels enjeux représentent-ils ? Et quelles solutions appropriées proposer ? Dans sa dernière livraison (N°52) de septembre 2015, le magazine Leaders a sollicité les analyses de figures tunisiennes marquantes. Leurs avis variés offrent aux décisionnaires des éléments dont les décisionnaires peuvent faire leur profit. Ci-après l'analyse de Rachid Sfar.

Je ne voudrais pas apparaître comme un donneur de leçons pour personne. Je vous livre , donc, ces modestes réflexions qui ne prétendent aucunement à l’exhaustivité : les dossiers réellement urgents depuis déjà plus de quatre ans s’accumulent.

ls sont des centaines à devenir tous prioritaires en raison notamment des interdépendances et interconnexions qui s’imposent. On ne peut, en effet, s’attaquer à un dossier ou à un secteur particulier sans se préoccuper et sans  résoudre de manière consensuelle, parallèlement et concomitamment, les problématiques posées par les autres dossiers si on veut aboutir à des résultats tangibles. Les réformes dans tous les secteurs sont urgentes, se complètent et interfèrent. Elles auraient dû être engagées —avec des mesures fortes— dès la première année post-révolution pour apporter les réponses aux dérives, aux insuffisances, aux erreurs qui sont à l’origine de la «révolution» conduite par notre jeunesse. Pendant que l’Assemblée constituante perdait un temps inestimable pour élaborer la nouvelle Constitution, on aurait dû systématiquement, dans le cadre d’une vision réformatrice claire et volontariste,  légiférer par décret-loi pour régler tous les dossiers et envoyer des signaux forts à nos concitoyens pour montrer une volonté ferme et résolue de rompre définitivement avec les erreurs du passé.

La mise en œuvre de ces décrets-lois aurait permis de répondre à toutes les attentes et aurait créé un climat de confiance quant à la volonté de répondre aux attentes légitimes et aux intérêts supérieurs du pays. Les insuffisances mineures et inévitables  de ces réformes  qui auraient dû être engagées dans l’urgence par des décrets-lois auraient été corrigées par la suite lors de l’examen de ces textes  par l’Assemblée souveraine à tête reposée. Malgré la légère amélioration du rythme de travail de la nouvelle Assemblée, il me semble que notre gouvernement actuel reste toujours  handicapé par l’encombrement  de l’Assemblée. Les projets de lois s’accumulent, le temps passe, l’économie du pays est en péril et la situation sociale et financière se dégrade d’une manière alarmante.

J’avais à plusieurs reprises attiré l’attention — sans résultat — sur la nécessité de revenir à un Conseil  économique et social bénévole qui aurait pu être institué par décret-loi pour aider le gouvernement, créer le consensus nécessaire à  la réussite des réformes en donnant un avis  «sérieux» avant la publication des décrets-lois portant ces réformes. Ma proposition reste toujours utile même pour la période actuelle qui demeure, hélas, toujours une période de transition tant que toutes les grandes institutions de la nouvelle République ne seront pas opérationnelles. Pour tenter de répondre quand même à votre première question, je vais vous dire ce que beaucoup de citoyens qui me rencontrent dans la rue ne cessent de relever:

Primo, priorité totale au parachèvement de la stratégie globale de lutte contre le terrorisme, la contrebande et le fanatisme, dans le cadre d’une vraie union nationale contre ces fléaux. On perd du temps même pour le choix de la personnalité qui doit présider le Congrès qui est censé aboutir à la définition  d’une stratégie efficace et consensuelle dans ce domaine.

Secundo, priorité à la relance des investissements publics et privés créateurs d’emplois, notamment dans les régions défavorisées et frontalières, parallèlement à la remise rapide en état de pleine  production de toutes les capacités productives du pays hélas encore bloquées et à la maîtrise du contrôle effectif et efficient et de l’évaluation des résultats dans tous les domaines où ce contrôle doit s’exercer et notamment dans le domaine fiscal pour réduire la fraude et intégrer le secteur  informel dans les circuits Ú économiques légaux. A titre d’exemple, je cite la possibilité d’instauration par décret d’un vrai système de facturation obligatoire pour toutes les activités doublé d’un contrôle systématique du transport de toutes les marchandises qui doivent être accompagnées de copies de factures «régulières».

C’est un exemple d’action simple relevant de la compétence exclusive du pouvoir exécutif mais ayant une grande portée et qui peut être, avec une forte volonté politique, mise en œuvre en une quinzaine de jours. Des brigades mixtes de contrôle composées d’agents de police, du fisc et de la douane doivent être en permanence très visibles, présentes et actives sur toutes nos routes. Pour lutter contre les possibles «collusions», tous les transports doivent pouvoir subir deux ou trois contrôles inopinés sur leurs parcours, qu’il soit en ville ou hors de la ville.

Une formation accélérée d’un personnel pléthorique, non employé et éparpillé devrait faciliter, par la rationalisation de son affectation et de son recyclage, une telle action de généralisation et d’intensification du contrôle routier de grande envergure que tous les bons citoyens doivent non seulement accepter et faciliter mais appeler de tous leurs vœux. Si le gouvernement faisait preuve d’une telle détermination pour maîtriser la fraude sous toutes ses formes, tous les citoyens tunisiens devraient l’aider en exigeant pour tout achat une facture « régulière», c’est-à-dire conforme au modèle agréé et contrôlé par les services fiscaux comme ils devraient s’astreindre à effectuer tous les paiements supérieurs à un montant à déterminer par carte bancaire ou par chèque. Les systèmes informatisés de facturation seront préalablement agréés par des spécialistes en informatique compétents attachés à l’administration fiscale rénovée notamment dans ses méthodes d’investigation à l’instar des administrations occidentales les plus performantes.

Bien entendu, cette seconde priorité relative à la relance forte des investissements englobe l’achèvement rapide des débats sur le schéma du projet de plan de développement quinquennal  qui doit concrétiser le lancement d’un vrai développement régional durable et équilibré  tel que nous l’avions prévu dans le cadre du VIIe plan 1987- 1991 dont la loi de promulgation avait été signée par le Président Bourguiba le 25 juillet 1987 et qui n’a pas été mis en œuvre. L’aménagement rationnel de tout le territoire tunisien sur la base d’une étude sérieuse effectuée dès 1985 avec le bureau d’étude SET avait largement inspiré  le VIIe plan. Cet aménagement rationnel et équitable a été sciemment abandonné pour laisser libre cours à la spéculation foncière et à l’aggravation du déséquilibre du développement régional. Rien de très sérieux ne semble avoir été entrepris depuis la révolution pour renverser cette tendance catastrophique du grave déséquilibre régional. En tout cas, rien de visible.

Tertio, assurer une rentrée scolaire et universitaire sereine avec la mise en œuvre de mesures urgentes pour tenter d’amorcer le redressement de la qualité de l’enseignement et de la formation, redressement qui commence par une entente négociée pour une paix sociale pour permettre à notre pays de vivre une année scolaire 2015-2016 studieuse et riche en profondes et larges réflexions sur les réformes à entreprendre, de préférence en coopération avec les pays frères maghrébins pour tenter, à travers les réformes, une harmonisation des systèmes. Toutes ces priorités paraissent évidentes et la mise en œuvre de toutes les réformes qui ont tardé nécessite une concertation large et rapide qui ne s’enlise pas dans les palabres stériles ou démagogiques.

Les enjeux

Ces enjeux sont colossaux. Il y va de l’avenir de notre pays et de notre destin; je l’ai déjà dit et écrit; nous sommes à la croisée des chemins: ou nous parvenons dans la paix, la sérénité et l’union des esprits et des cœurs à assurer la sécurité de notre pays, à  redresser son économie et à assainir ses finances publiques et son système bancaire ou nous irons vers une sorte de «somalisation»  rampante et destructrice de tous nos acquis depuis notre indépendance. Nous n’avons pas d’autres  choix : nous devons réussir dans l’union, le redressement et la reprise du progrès de notre pays à un rythme plus soutenu qualitativement et quantitativement. Nous devons tirer sans complexe toutes les leçons des erreurs du passé, sans oublier de reconnaître ce qui a été réalisé efficacement par de nombreux cadres méritants, consciencieux et compétents.

Les solutions

Cela nécessite tout un ouvrage, tout un vrai plan et se trouve au cœur du dialogue serein, sérieux et permanent qui doit être impérativement conduit avec compétence et doigté pendant les cinq prochaines années, dialogue auquel un « conseil économique, social et environnemental » rassemblant toutes les organisations nationales, les représentants de la société civile et les meilleures compétences des différents partis serait d’un grand secours.

Une des solutions les plus appropriées pour aider à faire prendre conscience à toutes les composantes de notre société de la nécessité et de l’urgence des réformes, notamment les plus douloureuses, consiste de toute évidence à bien répartir «les sacrifices» et de faire en sorte que cela soit bien perçu comme tel. Mais cela ne suffit pas. Il faut impérativement que les débats dans les médias, dont le niveau doit être rehaussé dans la sérénité, mettent l’accent sur la solution de nos problèmes sans compromettre la compétitivité et l’attractivité de notre pays par rapport à nos concurrents. C’est à ce niveau que se pose dans notre pays un grand problème : de nombreux intervenants sur la scène publique oublient de mentionner que nous vivons dans un monde d’hyperconcurrence où les marges de manœuvre des «Etats-nations» pour réguler leur économie et leurs finances se sont réduites notamment par rapport à la période des années soixante du XXe siècle.

Il y va de l’intérêt bien compris de tous les Tunisiens de ne pas détruire notre système de production et notre économie au moment où tous soulignent ses insuffisances et tous reconnaissent tardivement qu’il est impératif d’améliorer grandement «la valeur ajoutée» de tous nos produits, alors que nous prêchions cela- dans le désert et les sarcasmes de certains- depuis les années 1977. Pour trancher et arbitrer équitablement cette avalanche de revendications cumulatives à effet de domino mortifère à un moment où celui qui bénéficie d’un emploi permanent devrait s’estimer heureux, il est impératif de systématiser la comparaison avec ce qui se passe dans les Etats qui nous concurrencent dans nos exportations et avec les Etats qui ont le même revenu moyen par habitant en termes de PPA.

Il est impératif de sortir du cercle vicieux de la surenchère, de fixer et de s’entendre sur un cadre rationnel pour une politique des revenus acceptable et équitable mais qui ne mette pas en péril la compétitivité de notre pays. Cette compétitivité  ne doit en aucun cas être assurée par le niveau des salaires mais également par les impératifs de la bonne gestion et de transparence des entreprises publiques et privées et des administrations centrales, régionales et communales. Nous parlons tous de la bonne gouvernance et de la lutte contre la corruption et nous considérons cela comme des impératifs catégoriques pour le salut de notre pays. Passons aux actes. Cessons nos contradictions. Je termine en citant une de ces contradictions qui perdure. Pendant la période du parti unique et dominant, l’opposition critiquait à juste titre la «  pratique systématique du «clientélisme» et revendiquait à juste titre aussi une  «Tunisie pour tous les Tunisiens».

Nous avons réussi à instaurer un vrai multipartisme —certes gravement pléthorique— mais certains partis continuent à pratiquer le clientélisme une fois au pouvoir, alors que nous ne pouvons nous en sortir qu’en misant sur les vraies compétences et sur une justice et une administration vraiment indépendantes à tous les échelons. Nous perdons un temps précieux et irrécupérable en discussions et palabres pour mettre au point nos projets de lois, alors qu’avec de la bonne volonté et en se référant toujours à l’intérêt général, on devrait pouvoir accélérer l’adoption de tous les textes fondateurs de la Tunisie de demain et trouver les bons compromis dans le cadre de la confiance réciproque et loin des arrière-pensées partisanes et corporatives. Certains pensent que le projet de texte pour l’amnistie des fautes économiques et financières censé contribuer à la relance empiète et fragilise l’instance de «la justice transitionnelle» et on se perd dans des diatribes «crispatrices» amplifiant les méfiances alors que des amendements adéquats et évidents peuvent dissiper les malentendus.

Par ailleurs, il est utile de rappeler que plusieurs amnisties en matière de change n’ont apporté aucun résultat au pays parce qu’elles ont été mal conçues et l’argent a continué à fuir le pays de plus belle. Les modalités de la nouvelle amnistie n’apportent rien de nouveau. En restant telle quelle, cette nouvelle amnistie se traduira encore par un échec comme les précédentes. Il faut donc innover dans les modalités et ne pas avoir peur de prévoir des sanctions très sévères contre ceux qui ne rapatrient pas leurs devises placées illégalement à l’étranger dans les délais impartis, quitte à les autoriser à conserver dans les banques tunisiennes les fonds rapatriés dans des comptes en devises librement utilisables pour leurs nouveaux  investissements en Tunisie au cours du prochain plan.

En contrepartie de cette amnistie, les bénéficiaires devraient s’engager à recruter, en vue de stages de formation suivis de recrutement pour un emploi permanent, un certain nombre de diplômés chômeurs depuis plus de deux ans. Le nombre dépendra de l’importance de ou des entreprises de l’intéressé sous le contrôle de l’administration des affaires sociales et de l’organisation patronale à laquelle adhère le bénéficiaire de toute amnistie. Il faut sortir de la routine habituelle, faire preuve de détermination et d’imagination, sortir des sentiers battus et expliquer clairement à haute et intelligible voix ce que l’on fait et pourquoi on le fait dans une économie mondialisée où les règles ne sont pas toujours en faveur des pays comme le nôtre et où il n’y a de place au soleil que pour la performance et l’innovation dans une société mondiale de consommation en crise perpétuelle.

Rachid Sfar

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