Opinions - 13.07.2015

De la décentralisation en question, Quelle Tunisie ?

De la décentralisation en question, Quelle Tunisie ?

1-) Lorsque l’on évoque le processus de décentralisation, il faut automatiquement faire référence au transfert des pouvoirs, politiques, administratifs, financiers et fiscaux, du niveau national (gouvernement central) au niveau local (municipalités) ou régional (régions, gouvernorats et départements), c’est-à-dire le transfert du pouvoir de décision et de contrôle de l’Etat vers des personnes morales de droit public distinctes de lui et concurrentes. De ce fait, l’Etat leur concède une autonomie de gestion et de décision, mais aussi un budget et des finances propres. Ainsi, l’Etat consent au transfert de ses attributions, au niveau matériel (ressources propres, patrimoine propre…), au niveau organique (des organes propres à la structure décentralisée) et au niveau fonctionnel (liberté de fonctionnement et de gestion) à des autorités régionales ou locales autonomes. Cependant l’Etat continue d’exercer un certain pouvoir de contrôle éloigné (a postériori) sur la structure décentralisée, celle-ci étant sous sa tutelle souple par l’intermédiaire d’un de ses démembrements.
La constitution tunisienne des 26-27 janvier 2014 parle dans son chapitre VII de pouvoir local et préconise un transfert des compétences des institutions centrales aux municipalités.

 

2-) La décentralisation, si elle est correctement mise en oeuvre, devrait permettre d’améliorer la qualité de vie de la population, de favoriser la participation des citoyens à la vie politique et d’enrayer de mauvaises pratiques de gestion qui dérivent de la déresponsabilisation du gouvernement central par rapport au niveau local. La décentralisation est par ailleurs considérée comme allant de pair avec la bonne gouvernance au niveau local. Se met en place une forme de pilotage multi parties prenantes. Les décisions sont le fait de la concertation d'un groupe de décideurs après avoir soigneusement pesé le pour et le contre selon les différents intérêts des parties prenantes. La gouvernance étant l'ensemble des mesures, des règles, des organes de décision, d'information et de surveillance qui permettent d'assurer le bon fonctionnement et le contrôle d'un Etat, d'une institution ou d'une organisation qu'elle soit publique ou privée, régionale, nationale ou internationale. Diffusée dans les années 1990 par la Banque
mondiale, comme la condition nécessaire des politiques de développement la notion de "bonne gouvernance" repose sur quatre principes fondamentaux : La responsabilité, la transparence, l'Etat de droit et la participation. Selon les organisations internationales, une gouvernance locale effective ne peut être qu’un tout : elle doit inclure les différents partenaires (communautés locales, ONG, organisations de société civile, secteur privé et particuliers), au renforcement de ces mêmes partenaires grâce à un transfert des ressources et des pouvoirs du niveau central au niveau local.

 

3- ) La décentralisation, politique, concerne la gestion territoriale des spécificités locales ethniques et sociétales. Elle doit mettre l’accent sur l’aspect humain comme l’aspect géopolitique. En délimitant des zones territoriales décentralisées sur la base de ces spécificités, les revendications et manifestations régionalistes et le risque de conflit ethnique et sociétal se réduisent, dans la mesure où les autochtones obtiennent un contrôle réel aux niveaux régional et local des activités politiques, économiques et sociales. En raison de ces particularités géographiques et géo-morpho-climatiques d’une part et humaines d’autre part, il est nécessaire d’octroyer une plus grande et effective autonomie territoriale pour les communautés tunisiennes par le biais d’un redécoupage des municipalités et d’une couverture par l’institution municipale de l’ensemble du territoire national. Cette conception de la division territoriale comporte certes le risque de raviver les tensions intercommunautaires régionalistes et tribales, au lieu de favoriser une coexistence pacifique, comme elle peut aussi redonner confiance à la population dans les instances dirigeantes, lorsqu’elles se rapprochent d’eux et émanent de leur sein. La décentralisation a sans aucun doute des implications en termes de relation de pouvoir pour les citoyens, notamment en termes de rapports entre les régions riches et les régions pauvres ou entre les élus et les citoyens. Fini les tours d’ivoire inviolables et sacro-saintes dans lesquelles s’enferment les décideurs. Le mot d’ordre est la participation.
Les intentions sont louables et les résultats sont attendus, mais ce ne semble pas suffisant. Ce qui apparaît aujourd'hui du projet de réforme territoriale ne semble pas annoncer de grands bouleversements, ni la révolution attendue. Quelques objets institutionnels nouveaux se profilent, comme les départements. Une nouvelle répartition des rôles entre les collectivités semble se dessiner. L'organisation territoriale
sera peut-être améliorée du point de vue, de la couverture nationale, des élus et de leurs techniciens. Pour les citoyens, rien n'est moins sûr, même si la constitution évoque la démocratie participative avec le renforcement des Conseils.

 

4- ) Beaucoup d’encre a été versé sur la compétence générale et le financement. On débat abondamment du mandat des élus locaux avec l'illusion que sa réglementation suffira pour traiter la question démocratique. Autant de questions intéressantes mais qui en passent d'autres sous silence et notamment celui, du contrôle démocratique des citoyens. Comment se contenter aujourd'hui de l'exercice du suffrage universel direct dans des municipalités démissionnaires qui délèguent de plus en plus largement leur pouvoir de décision aux autorités centrales ? Comment dépasser un conservatisme territorial qui reste l'idée politique la plus largement partagée ?
Les conséquences de cette approche sont, somme toute positives en termes d’amélioration de la qualité de vie pour les citoyens dans leur ensemble, mais...

 

5- ) Mais pour ce faire, trois niveaux d’opération doivent être menés de pair. Le premier, au niveau des villages : Il faut conduire une campagne d’Education de toutes les catégories de la population des localités et favoriser l’instauration d’un vrai dialogue pour permettre à l’ensemble des citoyens (femmes et enfants inclus) de cerner par eux-mêmes les besoins réels les plus urgents en termes d’infrastructure dans un esprit de collaboration et de complémentarité et non dans une optique hiérarchique monopolistique et de subordination. Ce type d’activités devrait normalement développer de manière efficace la gouvernance locale et la responsabilisation de la population. Il faut aussi qu’au niveau de chaque municipalité, des cellules de collaboration inter-municipales soient créées afin d’identifier et de cerner les enjeux principaux et les besoins urgents des municipalités d’une même région. Si un tel projet promeut une démarche de bonne gouvernance, il faut surtout que la décentralisation ne s’essouffle pas. L’ennui, la lassitude, l’individualisme, l’égoïsme et l’égocentrisme des personnes n’ont pas leur place si l’on veut que l’entreprise réussisse. En effet la réussite est largement tributaire du facteur humain et de la solidarité. Sur le plan national, le pouvoir central doit être animé de la volonté réelle de partager le pouvoir de l’Etat avec les collectivités territoriales sur la base d’un équilibre avec circulation des flux
d’informations dans les deux sens, ascendant et descendant. Ainsi, l’organe décisionnel pourra disposer des informations et compétences nécessaires pour comprendre le contexte et les difficultés à résoudre (phase d’Intelligence). Il devra ensuite disposer et savoir utiliser les outils d’aide à la décision appropriés (phase de Modélisation) et disposer de l’autorité suffisante pour faire exécuter ses décisions et en contrôler la bonne application (phase de Choix et d’effectivité).

 

6- ) Par ailleurs, il nous faut choisir entre la forme de décentralisation. Il appartient à la direction générale de déterminer en dynamique ou même selon les circonstances, quelles sont les modèles de décentralisation qui conviennent le mieux aux contingences rencontrées par l’organisation, telles qu’elle les perçoit. En outre, la décentralisation, nécessite la formation des personnes à qui est confiée la décision car les risques d’erreur augmentent et qu’une part importante de leur formation se fera sur le terrain par manque d’une tradition en la matière.

 

7- ) Le processus décentralisateur peut donc jouer un rôle dans la redéfinition de la cohabitation entre les communautés par la participation pour une meilleure intégration et une plus grande cohésion de la société. Toutefois, pour être réalisable il faut : Une volonté politique forte et une implication des citoyens, d’une part, et des ressources financières suffisantes, d’autre part.

 

8-) La Constitution de 2014 a posé les fondations d’un nouvel édifice social. A la confusion administrative des provinces par rapport à la capitale, se substituerait une organisation territoriale uniforme et cohérente avec des circonscriptions identiques dans tout le pays. L’unification s’impose également dans le domaine des institutions délibérantes, financières, judiciaires, économiques et même le domaine religieux. La vraie Révolution peut être décentralisatrice tout en gardant la Tunisie Une et Indivisible, en décidant la mise en place d’assemblées locales et régionales élues au suffrage universel direct et que dans chaque Gouvernorat, le Gouverneur, administrerait de façon autonome le territoire.

 

9- ) La régionalisation économique, doit en constituer la ligne directrice en raison des inégalités du développement régional. Le cadre du gouvernorat jugé trop étroit pour le développement économique et social pourrait être remplacé par des « régions de programme », des circonscriptions d’action régionale. Sur ces bases, la régionalisation, élément de rénovation de l’Etat, doit répondre aux réalités économiques et sociales sans que le cadre étatique ne soit remis en question puisque les entités décentralisées seraient toujours placées sous la tutelle des Gouverneurs de région ou équivalents.
10- ) Un projet de réforme du cadre juridique et financier de la décentralisation et d’installation de la démocratie locale dans les communes, puis les régions, tunisiennes est élaboré qui s’articule autour de trois composantes : La réforme du cadre juridique et institutionnel de la décentralisation, la mise en place d’espaces locaux de concertation pour la concrétisation de la démocratie participative (Constitution tunisienne de 2014) et l’amélioration de la "gouvernance financière" des collectivités locales. Des actions, principalement d’expertise doivent être conçues, pour identifier les points sur lesquels la législation actuelle mérite d’être réformée.

 

11- ) Dans ce contexte de territoires polymorphes aux démarcations floues, il s’agit de recomposer et d’articuler les fonctions des espaces de vie, de décision, de solidarités, y compris les espaces virtuels dans lesquels s'organise société et qui correspond à un monde émergent.

 

12- ) La société civile doit donc être associée à la réflexion sur les moyens concrets de la "démocratie participative", consacrée dans l’article 139 de la Constitution du 27 janvier 2014. L’intitulé ‘’Du pouvoir local ‘’ du Chapitre VII de la Constitution de 2014 est inapproprié et aurait dû être ''du pouvoir régional et local’’. De même, le type de décentralisation aurait gagné à être précisé. Sur le plan territorial, la révolution, aurait été d’opter pour un maximum d’autonomie des régions et pourquoi pas, instaurer une décentralisation de type fédératif, sans aller vers la fédéralisation de l’Etat, pour en tirer les meilleurs bénéfices.
L’innovation originale de ce chapitre a été l’introduction du Département dans le découpage géographique et administratif national. Toutefois, selon la nomenclature géographique en vigueur, le caractère local de la région et du département est imprécis tout comme leur personnalisation. Mais la vraie innovation aurait été de créer un véritable parlement régional avec des députés élus dans chaque région au lieu de conseils infra-départementaux élus comme les municipalités. Il aurait aussi fallu déterminer l'autorité des
délibérations des Conseils départementaux, régionaux et municipaux. Préciser aussi le principe de subsidiarité et de vassalité. Quant au chapitre VIII, il est très confus et de rédaction maladroite.
Depuis le début des années 2000, il est beaucoup question de la gouvernance et de la qualité liées à la décentralisation ce qui nécessite sans conteste une plus grande autonomie au niveau de la décision et de sa mise en oeuvre et des moyens financiers affectés sans la lourdeur des procédures.

 

13- ) Une Constitution somme toute assez faible et timide sur les questions essentielles et sans progrès réel dans la forme et sur le fonds. De nombreuses lacunes et incohérences entachent le texte et le gouvernement bénéficie de nombreuses brèches pour s'écarter des standards internationaux et s'affranchir des principes démocratiques essentiels, proclamés dans les déclarations officielles. Très souvent la rédaction rend le texte flou et ambigu ce qui est dangereux en matière de protection et de défense des droits et des libertés et de démocratie. Il semble y avoir une orientation politique favorable à une décentralisation locale et régionale plus poussée et à la mise en place de processus décisionnels locaux participatifs. Déjà on assiste à une évolution des pratiques initiées soit par les services centraux soit par les communes elles-mêmes, souvent appuyées par des instances de coopération internationale malgré l’absence d’évolution du cadre légal et réglementaire. Ces nouvelles pratiques concernent l’allègement de la tutelle étatique, l’ouverture à la société civile, la diversification des affiliations politiques des équipes en charge les affaires municipales, …

 

14- ) Après le 14 janvier 2011, les modes de gestion des territoires ont été contestés en raison de la continuation de la situation précaire de plusieurs zones territoriales sous-intégrées. La période de transition révolutionnaire a été caractérisée par un développement pathologique des constructions anarchiques et du commerce informel, dans les villes tunisiennes. Les grèves multiples dans les secteurs de services urbains (transport urbain, et surtout collecte et traitement des déchets et ordures, assainissement, eaux stagnantes) et la chute des ressources propres des communes, suite à la diminution des payements des impôts et taxes locales ont rendu la situation catastrophique.

 

15- ) Sur un autre plan, la part du budget de l’Etat allouée au développement régional a plus que quadruplé après 2011. Dans les communes, les conseils municipaux ont été dissous et remplacés par des délégations spéciales, nommées initialement pour une année, conformément à la réglementation en vigueur. Cette situation a été également rendue plus critique avec les difficultés de communication relevées dans nombre de cas entre les délégations spéciales et le reste des cadres et agents municipaux (secrétaire général, administration communale, police municipale, agents de propreté, etc.) expliquées souvent par des attitudes méfiantes ou accusatrices des premiers et leur manque de savoir-faire en termes de fonctionnement administratif et de gestion des ressources humaines.
Les tentatives de certaines communes de mettre en place des rapports participatifs avec certaines composantes de la société civile se sont heurtées à l’absence d’un cadre réglementaire et au manque de savoir-faire nécessaire pour accompagner ces processus.

 

16- ) Les perspectives qui ressortent de la lecture de la constitution, sont annonciatrices d’un changement radical, mais celui-ci tarde à venir faute d’une volonté ferme de changement. La constitution de 2014 place les municipalités au centre du processus de développement et de progrès avec des pouvoirs de décision délégués et une plus grande autonomie, permettant à un grand nombre de citoyens de passer d'une situation de précarité et de vulnérabilité à une situation de bien-être supérieure. Les inégalités profondes, les décalages de développement entre les différentes Tunisie, posent par leur importance le problème des disparités régionales.

 

17- ) A un autre niveau, dans l’esprit des citoyens tunisiens la collectivité territoriale et locale est le prolongement de l’autorité centrale. Certains ne voient dans la décentralisation qu’une fiction, une institution artificielle compte tenu du fait que la Tunisie est un petit pays dont la population ne dépasse guère 12 millions d’habitants et qui se caractérise par une importante homogénéité linguistique, culturelle, religieuse et ethnique. Pour d’autres, la décentralisation s’impose comme l’organisation administrative la plus à même d’atteindre les objectifs complémentaires de démocratisation politique, et de développement économique local et régional.

 

18- ) En revanche, l'intégration veut être une réponse à l'atomisation des services dont l'usager est le premier à pâtir. Elle vise à coordonner les pratiques politico-administrative ce qui implique une
communication réelle et facilitée entre des réseaux d'information et d'action qui ne fonctionnent pas nécessairement selon la même logique ; elle suppose la gestion des inégalités et des asymétries tant au niveau des connaissances que du pouvoir. Les difficultés à surmonter sont multiples, d'autant plus qu'elles ne sont pas toujours prévisibles. Beaucoup surviennent en cours de mise en oeuvre. En outre, le rapport avec le milieu social est rendu beaucoup plus étroit et les influences réciproques s'exercent et deviennent partie intégrante de l'organisation quotidienne des prestations de services.
Tout cela exige que de véritables modèles d'intégration soient conçus, explicités, expérimentés. Il convient encore de concevoir des méthodes qui rendent possible une redéfinition souple des priorités pour qu'un véritable accueil puisse être fait aux besoins dont on aura permis, voire suscité l'expression.
De telles initiatives appellent généralement une vigoureuse mise en cause de la division du travail établie avec prise en compte des compétences, des rôles, et des objectifs de carrière. Ce sont sans doute les formes de direction qui seront appelées à être le plus significativement transformées. Cependant il est impossible de savoir à l’avance quelle réforme adopter selon une méthode empirique. Le XXIe siècle tunisien pourrait être placé sous le signe d’une vraie décentralisation

 

lundi 13 juillet 2015
Monji  Ben Raies
Universitaire
Enseignant et chercheur en droit public
Faculté de droit et des sciences politiques de Tunis

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