Opinions - 02.06.2015

L’éducation est une science : Sa réforme l’est autant...Constat général

L’éducation est une science : Sa réforme l’est autant Constat général

Le système éducatif tunisien de l’après-indépendance a réussi à soulever le défi de l’époque, à savoir réduire l’analphabétisation (84% en 1956, 35% en 1990). Cependant, ce même système était connu pour son caractère sélectif. Sur 100 enfants entrant au primaire dans les années 70, seulement 16 l’achevaient et un seul élève parvenait à obtenir le baccalauréat. Afin de généraliser l’accès àl’éducation, une panoplie de réformes a été entamée à partir de 1991. Les statistiques indiquent que le taux de scolarisation a atteint 93,4% pour les individus âgés de 6 à 16 ans (couvrant l’effectif de l’école de base) et 81.1% pour la tranche d’âge de 12-18 ans en 2011. Toutefois, cette massification de l’éducation n’était pas marquée par une amélioration de la qualité de l’enseignement. Les jeunes tunisiens réalisent des résultats alarmants dans les évaluations internationales de la lecture, des sciences et des maths (le Programme International pour le Suivi des Acquis et l’Examen International en Mathématiques et en Sciences). Les taux d’abandon ne cessent d’augmenter atteignant 9 % pour le collégial et 10.1% pour le secondaire en 2011. Ces taux sont encore plus élevés dans des régions de l’intérieur comme Kasserine, Kairouan et Sidi Bouzid. Les dernières statistiques indiquent que 120000 écoliers décrochent chaque année. Mis à part l’argent dépensé pour ces jeunes avant qu’ils ne décrochent, il faut penser aux conséquences économiques et surtout sociales d’un tel phénomène. L’année scolaire 2014-2015 a été marquée par un fléau étranger à la société tunisienne et à ses institutions scolaires, nommément le suicide des jeunes écoliers.

À son tour, l’université a connu un grand flux d’étudiants. Traînant les déficits accumulés à l’école de base et au secondaire, la moitié des étudiants échouent la première année et le tiers d’entre eux ratent la deuxième année. Cependant, le nombre des diplômés est en nette croissance. On parle d’une augmentation de 160% entre 2002 et 2011. Malheureusement, ce taux de « diplômation » n’est pas indicateur d’un enseignement supérieur de qualité.Les diplômes universitaires ne garantissent plus l’emploi. De fait, 29.2% des jeunes diplômés se sont retrouvés au chômage en 2011. Plus alarmant encore, ce taux de chômage oscille entre 43% et 56% dans les filières de sciences de la vie, de droit, des sciences humaines, de gestion et de langue arabe et il est encore plus important chez les femmes. À l’opposé des pays développés, la relation entre la détention d’un diplôme universitaire et le taux d’emploi est négative témoignant ainsi de l’inefficacité de l’enseignement supérieur en Tunisie et de l’éducation tout court. Un résultat naturel de cet appauvrissement de l’éducation est l’absence totale des universités tunisiennes du classement académique des universités mondiales réalisé chaque année par l’Université de Shangai.
Bref, l’éducation en Tunisie ne semble pas assurer ses finalités principales, à savoir l’apprentissage et la qualification. Elle n’est pas non plus au rendez-vous pourle développement personnel et la socialisation. Elle est tout simplement de moins en moins valide et crédible. Cette conclusion est choquante mais réelle. Un groupe de « décrocheurs » qui étaient interviewés récemment dans le cadre d’une émission télévisée l’a bien résumé «Les gens qui obtiennent des diplômes ne sont pas en mesure de lire. Ils sont chômeurs ». Une réforme de fond s’impose, comme le constate la population, les enseignants et les décideurs. On ne peut plus se permettre les réformes à la pièce imposées par les lobbys endogènes et/ou exogènes. On ne peut non plus se permettre une démarche artisanale, non définie dans sa totalité, non scientifique etpeu transparente et participative. L’heure est grave et une méthode scientifique et non improvisée est de mise.

Comment se font les réformes ? Quelles démarches doivent-elles suivre?

Il va sans dire que pour être crédible et surtout viable, une réforme doit suivre une démarche scientifique. Il faudra alors commencer par identifier les chantiers prioritaires tout en expliquant leur pertinence. Dans le cas de la Tunisie, on peut penser à la démocratisation de l’école, à la restructuration des curriculums pour rehausser la qualité de l’apprentissage, à la création de programmes de formation initiale, à la redéfinition de la formation continue, à la révision de la formation professionnelle, à la création de l’éducation préscolaire, à la révision de nos politiques de gouvernance, à l’amélioration de la relation école-famille, à une meilleure structuration des acteurs ayant incidence sur la réussite éducative (bibliothèque, musée, activités parascolaires, direction), à une meilleure articulation à travers les différents ordres d’enseignement (primaire, collégial, secondaire et université), à la place de la recherche en éducation etc. L’apport des spécialistes (en éducation mais aussi en psychologie, en technologie, en affaires, en environnement, en culture et patrimoine, etc.) est de grande importance dans cette phase pour bien identifier l’assise théorique et empirique de chacun des chantiers. Mais cela prend en compte aussi la pertinence sociale qu’on peut obtenir des acteurs principaux (enseignants, inspecteurs, directeurs, parents). Il faudra, ensuite, faire correspondre un profil de sortie à chacun des chantiers. Des spécialistes en évaluation des programmes et en évaluation des apprentissages sont indispensables à ce niveau. La détermination des objectifs à atteindre éviterait les changements à la pièce selon les appels de conjoncture et surtout les pressions partisanes car le profil déterminé impose le contenu ainsi que les méthodes d’enseignement et d’évaluation. Il permet de voir le curriculum comme un tout indivisible et non pas comme une juxtaposition de procédés. Le choix des chantiers fait par le ministère semble être aléatoire. La population n’a pas été informée de son bon fondement ni des objectifs ciblés. Du coup, toute proposition de réforme émanant de ce choix sera peu pertinente, cohérente et valide. 

Pour atteindre nos objectifs, il est primordial de cerner le point de départ afin d’identifier nos forces et nos faiblesses. Un grand travail d’auto-évaluation, de diagnostic, de recherche et d’analyse s’impose à ce niveau. De la même façon qu’on ne peut pas compter des fantômes, on ne peut pas réformer des situations de problèmes théoriques et peu cernées. J’entends déjà tout ce monde qui dit « mais on n’a pas le temps pour faire toute cette recherche». Je sais que le temps est une denrée rare et que peu de recherche en éducation se fait présentement en Tunisie. Ceci dit, je sais pertinemment que plein de rapports de diagnostics et d’évaluation du système tunisien existent déjà et qu’il suffit de partager cette information avec les experts nationaux pour résoudre les maux de notre système éducatif. Je cite comme exemple le rapport de Mete (1999) qui fait état des résultats d’une étude auprès de 953 jeunes ayant abandonné l’école, tirés au hasard dans 100 écoles publiques primaires. Etant donné la taille de l’échantillon étudié et la validité de sa sélection, les résultats qui en découlent peuvent éclairer les spécialistes et les décideurs. Tout ce travail de fond donne de la crédibilité à tout projet de réforme mais ne représente pas la totalité de la démarche. Il ne peut qu’aboutir à un projet de réforme qui, à son tour, doit être mis en place et évalué. Sans prévoir le moindre travail de diagnostic et d’analyse, le ministère a débuté le processus par une consultation dont la question principale est «comment faire/améliorer». Des réponses valides à ces questions existent déjà dans la recherche empirique. Il aurait été bénéfique de poser la question suivante « que fait-on actuellement pour que la situation soit ainsi». En exposant nos bonnes ainsi que nos mauvaises pratiques, i.e., la réalité, cette question nous permet de mieux baliser le chemin menant à notre cible.

La mise en place et l’évaluation, deux parties incontournables des réformes, représentent le grand défi en Tunisie d’après les rapports internationaux. Dans une évaluation de l’implantation de l’approche par compétences effectuée par Cros et al. (2009), les experts internationaux déplorent la généralisation hâtive de la réforme sans, préalablement, prévoir une formation adéquate des enseignants. Lors de la mise en œuvre de cette approche, des experts internationaux ont formé les inspecteurs qui, à leur tour, ont formé les enseignants durant une période de un à dix jours au grand maximum alors qu’il s’agit d’une approche qui s’oppose clairement à l’enseignement par objectifs qui se faisait avant et qui émanait d’un paradigme théorique complètement différent. Ça a fait en sorte que la Tunisie a fini par appliquer une version complètement déformée de l’approche par compétences. À la lumière de ces résultats, les experts recommandent que les décideurs conçoivent une stratégie de formation initiale et continue afin de permettre la viabilité de l’approche par compétences. Il est évident que cette recommandation s’applique à toute autre réforme. De plus, ils conseillent les autorités d’essayer de dépendre moins de l’expertise internationale, d’où l’importance d’impliquer l’expertise nationale dès les premières étapes. Bien que la consultation déjà effectuée a prévu des questions en lien avec la formation continue qui est extrêmement lacunaire en Tunisie, rien n’indique que la formation initiale fait partie de la réforme. Tout simplement, ce manquement menace la viabilité de la réforme.

Une réforme est vide de sens si on ne prévoit pas, dès le début, les manifestations observables qui nous aideront à déterminer à quel point nos objectifs ont été atteints. Comme dans toute démarche scientifique, on n’est pas exempt d’erreurs de jugement, de conception et de mise en œuvre quand on réforme un système. Comme l’erreur est inhérente au processus, il faut prévoir des mécanismes d’évaluation précis pour l’identifier et la corriger. Je reviens encore à l’approche par compétences qui a été aussi adaptée dans plusieurs pays européens ainsi qu’au Canada. Suite à une évaluation des résultats escomptés, cette approche a été amplement révisée et changée au Canada pour mieux atteindre les objectifs cibles. Grâce à cette démarche évaluative, interne et externe, elle a pu évoluer pour devenir plus opérationalisable et viable. La question qui se pose est la suivante : comment se fait-il que l’approche par compétences n’a jamais été révisée en Tunisie? La réponse semble évidente. C’est, ou bien, parce qu’on n’a jamais prévu d’évaluer les résultats escomptés ou parce qu’on n’a pas considéré important d’utiliser les résultats des évaluations déjà faites. Le ministère n’a jamais exprimé ses intentions par rapport à ce volet primordial de toute réforme éducative.

Quand on décide de suivre une démarche scientifique, on doit la détailler dès le début. On doit clairement spécifier les étapes à prévoir, les outils de collectes de données et d’analyses, le calendrier et le déroulement. Rien n’est supposé se faire au hasard. La validité des résultats d’une telle démarche repose sur l’utilisation de différents outils de collectes de données et sur la multiplication des sources d’information. Cette triangulation assurele croisement et le décloisonnement souhaités dans toute réforme. On ne peut pas réformer un système en se basant sur de simples consultations faites auprès d’un échantillon non représentatif des enseignants, des inspecteurs, et des directeurs. On ne peut pas réformer quand les consultations sont sectorielles et complètement cloisonnées. On doit suivre une démarche participative. On doit s’inspirer d’exemples de réformes réussies et se baser surtout sur la recherche empirique existante.

Bref, réformer l’éducation ne consiste pas à débattre d’une liste de points dont la pertinence n’est pas démontrée. Elle ne se limite pas non plus à une liste de recommandations qu’on met en application l’année qui suit sans prévoir les mécanismes de mise en place. Elle ne se base surtout pas sur l’improvisation des étapes et des acteurs à consulter. Elle émane d’une vision globale dans laquelle on se pose les questions qui correspondent à toutes les étapes à franchir : la conception, la mise en place et l’évaluation. Quelle est la mission de notre école? Quel profil de sortie cible t-on? Comment peut-on y arriver ? Quels mécanismes de mise en œuvre et d’évaluation a-t-on prévus? Pour répondre à toutes ces questions, il faudra impliquer tous les ministères concernés. L’implication du ministère de l’enseignement supérieur est incontournable car la question de la formation initiale des enseignants s’impose pour assurer la viabilité de la prochaine réforme. Je tiens à signaler ici que les systèmes scolaires les plus performants se démarquent des autres par la qualité de formation offerte aux enseignants. Il faudra faire appel aux enseignants, aux inspecteurs, aux directeurs, aux élèves/parents, aux spécialistes (en éducation, en psychologie, en sociologie, en culture et patrimoine etc.) et surtout aux professeurs universitaires pour abolir les cloisons entre les secteurs et les différents ordres d’enseignement. Une réforme exige une planification détaillée des étapes à franchir et une identification précise des acteurs concernés. Elle requiert un calendrier réaliste. Une réforme de fond ne se fait pas en quelques mois ou en un an ou deux comme on laisse entendre. Elle exige un travail de longue haleine. Un travail indépendant des échéances politiques. Afin de bien cerner les causes de l’échec au niveau primaire, la direction générale des études, de la planification et des systèmes d’information du ministère de l’éducation a mené, en collaboration avec l’UNICEF, une série d’études en 2011. Les résultats indiquent, entre autres, que les jeunes écoliers décrochent parce qu’ils se sentent négligés et abandonnés, parce que l’école n’est plus attrayante et parce qu’il y a trop de réformes et de nombreux changements dans le système de l’éducation. Le message est retentant. Nos jeunes en ont marre des réformes récurrentes et on ne peut pas se permettre de manquer celle là. Ils veulent qu’on leur montre qu’ils comptent et qu’ils sont au delà des agendas personnels et politiques.Ils veulent qu’on leur redonne le désir d’apprendre et ceci doit être notre volonté principale. La mission n’est pas simple mais elle est possible si tous acceptent de se rassembler autour de cette même volonté.

Ahlem Ammar
 

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