Opinions - 26.01.2015

L’Armee Nationale, a-t-elle les ressources humaines nécessaires pour accomplir ses missions?

Après tant de sacrifices humains et de tergiversations, l’ensemble des tunisiens semblent finalement  admettre que le terrorisme  est une menace bien réelle à leur sécurité propre, à leur mode de vie et  à l’avenir du pays. Aussi, nombreux sont les tunisiens  dont les politiciens et l’élite du pays, qui ne ratent aucune occasion pour exprimer leur soutien indéfectible, illimité, inconditionnel… aux Forces Armées et affirmer leur entière conviction de la nécessité de les doter des équipements nécessaires pour gagner cette guerre. Jusque là tout semble bien cohérent et prometteur. Evidemment la concrétisation des programmes d’acquisition d’équipements militaires nécessite des fonds et certains délais, attendons donc le temps nécessaire pour voir dans quelle mesure ces projets d’acquisitions seront bien concrétisés.

Par ailleurs, il est évident que  l’Armée, à côté des moyens matériels, se base notamment sur des ressources humaines, des jeunes tunisiens, hommes et aussi femmes, en nombre suffisant pour accomplir les nombreuses missions dont elle est chargée.  A priori, étant donné la composition de la population tunisienne d’une très large frange de jeunes, l’aspect ressources humaines ne devrait pas poser de difficultés; car officiellement, l’Armée tunisienne devrait être constituée, dans sa grande majorité, de conscrits "de jeunes citoyens tunisiens accomplissant leur devoir national", lequel devoir est prévu par la Constitution de 1959 puis celle de 2014, ainsi que la loi Nr 1 du 14 janvier 2004 qui en définit  les modalités. Et là, il n’échappe pas aux tunisiens et surtout  pas aux dirigeants du pays, le dysfonctionnement total du système de conscription et des maigres résultats enregistrés en terme de nombre de jeunes qui se présentent pour accomplir ce devoir et surtout de ceux qui sont effectivement incorporés. En réalité, le système de conscription est  complètement en panne. Ces dernières années,  le nombre de jeunes incorporés dans le cadre du Service National, devoir constitutionnel sacré( !), ne dépasse guère les neuf cents jeunes par classe, soit quelques trois mille cinq cent  jeunes par an, un volume  absolument dérisoire au vu des besoins de l’Armée qui s’élèveraient à des dizaines de milliers par an.

Ainsi l’Armée, vit en silence, stoïquement, un grand paradoxe : d’une part, elle affronte une menace réelle, bien pesante et est appelée à accomplir des missions toujours plus élargies et toutes très exigeantes en personnel ; de l’autre, elle se trouve disposer de ressources humaines très limitées et un système de recrutement qui ne peut en aucun cas permettre à l’avenir la réalisation des volumes de contingents requis. Le comble, c’est que personne, même pas les premiers responsables du pays,  ne semble s’en inquiéter ; alors que les menaces ne relèvent plus du domaine des éventualités mais elles sont bien là, réelles. La situation sécuritaire dans notre environnement immédiat ne fait qu’empirer, ne devrions-nous pas s’y préparer ?  L’Armée n’est-elle pas depuis des années en guerre réelle? N’a-t-on pas déjà compté plus d’une soixantaine de victimes entre militaires, agents de sécurité intérieure et citoyens civils? Nul besoin de disserter davantage pour montrer l’ampleur et la nature des menaces actuelles et potentielles, donc sur le besoin de l’Armée de jeunes citoyens préparés et engagés pour la défense du pays qui est le leur ; et encore moins sur le dysfonctionnement du système de conscription, ce sont là des réalités bien connues de tous, seulement on n'ose pas en parler (!). Il est vrai que ces problématiques devraient faire l’objet  de plus amples études et de réformes profondes qui auraient lieu, diriez-vous, ultérieurement. Mais  vu l’urgence et l’ampleur  des menaces, il est  impérieux d’attirer l’attention de Messieurs les politiques en charge des destinées du pays et en premier lieu, Messieurs le Commandant Suprême des Forces Armées, le Chef du Gouvernement, le Ministre de la Défense Nationale et les Représentants du Peuple, sur cette situation dont les résultats se feront, tôt ou tard, gravement sentir sur la sécurité et la défense du pays.

L’Armée a grandement besoin non seulement d’équipements en quantité et qualité conséquentes, mais également, je dirais plutôt,  de ressources humaines en volume suffisant pour lui permettre  de se préparer à affronter les menaces qui, selon tous les indicateurs, risquent de persister  encore de nombreuses années.

Concrètement, le pays a bien besoin d’un système permettant, d’abord de réaliser les volumes d’effectif nécessaires aux unités militaires, ensuite le renouvellement et par là le rajeunissement des contingents appelés. Depuis la fin de 2010, l’Armée s’est  trouvée engagée, avec quasiment la totalité de son potentiel humain, déjà limité, pour accomplir ses missions. Seuls le dévouement de ces tunisiens en uniforme  et la qualité de leur encadrement, ont permis à cette institution d’accomplir très honorablement  ses missions et de tenir solidement le long de ces longues quatre années,  avec des effectifs bien en deçà du nécessaire pour un fonctionnement normal qui devrait s’inscrire dans la durée. Au fait, nos dirigeants se sont-ils demandés comment l’Armée réalise-t-elle ses effectifs?

L’objet de l’intervention du porte-parole militaire du Ministère de la Défense Nationale vers la fin du mois de décembre dernier, 2014,  lors d’un point de presse, est très révélateur quant à la situation de l’Armée sur le plan des effectifs du personnel. Il a avancé des statistiques précises qui montrent clairement à quel degré le personnel est sollicité, voire épuisé, ces militaires ne peuvent même pas rentrer la nuit chez eux, dans leur famille à une fréquence humainement acceptable, loin de songer à les faire bénéficier des congés annuels prévus par la loi. C’était une façon, certes digne mais assez claire, pour tirer la sonnette d’alarme et attirer l’attention des autorités et aussi celle des citoyens sur, non seulement l’inadéquation entre les charges assumées depuis déjà plus de quatre ans,  et les moyens humains disponibles, mais surtout sur le besoin urgent de prendre les mesures opportunes pour alimenter l’Armée en ressources humaines suffisantes; c’est du moins ce que j’ai dû comprendre.

Messieurs les politiques en charge des destinées du pays, vous êtes-vous demandés un jour par quel procédé l’Armée est supposée s’alimenter en personnel ? Comment devrait-t-elle réaliser les volumes importants de combattants, les dizaines de milliers de jeunes dont elle a besoin ? Vous êtes vous demandés comment cela est aujourd’hui concrétisé dans la réalité? Et si oui, en êtes-vous satisfaits ? Se poser de telles interrogations, est le moindre devoir d’un responsable en charge du dossier de la défense du pays.

Eh bien qu’on sache tous, autorités et citoyens, que le modèle d’Armée prévu par la Constitution de 1959 et confirmé par celle du 27 janvier 2014, se base essentiellement sur la  conscription, le Service National Obligatoire prescrit par l’article neuf de la dite Constitution :« La préservation de l’unité de la patrie et la défense de son intégrité est un devoir sacré pour tous les citoyens. Le service national est obligatoire selon les dispositions et conditions prévues par la loi».

En termes simples, ce sont les jeunes tunisiens à l’âge de la vingtaine  qui doivent, dans le cadre du Service National, former l’essentiel du personnel de l’Armée, c’est à ces jeunes citoyens qu’incombe la défense du pays.  Pour les besoins de cumul d’expérience nécessaires aux  cadres, et de continuité des structures de l’Armée, la majorité des officiers et une importante  partie des sous-officiers constituants l’ossature de l’Armée, sont, en revanche, des volontaires engagés, sous contrats pour des durées, selon les besoins, plus ou moins longues et qui sont renouvelés sous certaines conditions jusqu’à l’âge de la retraite même. Ainsi, les recrutements réalisés dans le cadre des lois des finances ne peuvent en aucun cas satisfaire tous les besoins  de l’Armée en personnel, car ils concernent essentiellement les cadres Officiers et Sous Officiers et une infime partie des Hommes du Rang. Par exemple, le nombre des sept mille postes prévus par la Loi des Finances de 2015 au profit du Ministère de la Défense Nationale, quoiqu’il peut paraitre important, comparé à ceux prévus pour les autres départements, à lui seul, est loin de pouvoir satisfaire les besoins de l’Armée, d’ailleurs sur le plan purement comptable, ce chiffre ne constitue pas un gain net en effectif. En réalité, une bonne partie de ces recrutements servira d’abord à remplacer les militaires qui quitteront l’Armée en 2015 pour des raisons diverses, retraites, fin de contrats, démissions...et satisfaire quelques  nouveaux besoins particuliers en cadres. Pour l’Armée, le manque et le souci se situent surtout au niveau des grades inférieurs et moyens, Hommes du Rang et une partie des Sous Officiers, de loin les plus nombreux dans les Forces Armées et dans les rangs des combattants des premières lignes.

Les besoins de l’institution militaire en personnel sont de nature très spécifique. D’abord, pour des raisons évidentes d’aptitude physique, les combattants doivent être très jeunes, de moins de 25-27 ans, avec d’excellentes aptitudes physiques, de préférence libres de toute charge familiale, ainsi, ils ne peuvent servir longtemps au sein des Forces Armées ; d’où la nécessité de renouveler constamment ces contingents pour les rajeunir, par tranches selon un processus continu. Est-il concevable ou responsable d’engager en premières lignes des soldats de la cinquantaine ou même la quarantaine d’âge dans  des opérations de combat tel que la traque des terroristes par climat sévère dans les massifs montagneux de Kasserine ou dans la région désertique de Borj Bourguiba par exemple ? Les militaires de petits grades mais de grande valeur, combattants des premières lignes, ne peuvent pas faire carrière au sein des Forces Armées jusqu’à un âge avancé et encore moins jusqu’à l’âge de la retraite à l’instar des autres commis de l’Etat, et c’est bien grâce à l’échelonnement de la levée des appelés par tranches sur une base trimestrielle et la continuité du système de la conscription que les Forces Armées sont constamment rajeunies.

Par ailleurs, en plus de sa justification en tant que choix national confirmé par le peuple à travers l’ANC dans la nouvelle Constitution, sur le plan pratique, la conscription "Service Citoyen Obligatoire" offre les mécanismes, la souplesse et les possibilités de satisfaire les besoins de l’Armée en personnel avec les qualités, les spécificités et les volumes requis. Vouloir remédier aux défaillances graves du système de conscription et combler les déficits par des recrutements  massifs et répétitifs de contractuels, à la longue et sans s’en rendre compte, finira par changer la nature même de l’Armée  et glisser graduellement d’une "Armée de conscription" vers une "Armée de métier" dite aussi "Armée professionnelle". A part le fait que cette mutation non annoncée vers le modèle d’Armée de métier est  une option anticonstitutionnelle, l’Armée de conscription reste une nécessité que nous imposent  les réalités géostratégiques de la région, la nature des menaces, les missions attribuées aux Forces Armées ainsi que les potentialités humaines, économiques, technologiques … du pays.

Messieurs les Dirigeants, n’est-il pas temps de faire appliquer la loi en vigueur, Nr1 du 14 janvier 2004 relative au Service National, même avec ses lacunes actuelles, en attendant sa refonte complète et la suppression du régime des affectations individuelles dans le secteur privé? Il est vrai qu’il ne s’agit aucunement d’une décision populaire qui serait applaudie et acceptée avec grande joie, mais elle est certainement nécessaire, responsable et largement justifiée par l’intérêt du pays et imposée par les réalités de l’étape, ce qui est plus que suffisant pour œuvrer à la faire admettre, au besoin l’imposer,  aux jeunes directement concernés et aussi à l’ensemble des tunisiens. Cela exige certes, une compagne de sensibilisation, une démarche progressive,  beaucoup de pédagogie et aussi la fermeté nécessaire. A quand ce silence irresponsable?  Aussi, l’adhésion des jeunes à ce devoir "constitutionnel sacré" (!), dépendra largement de la réussite d’en faire, dans les faits, un sacrifice réellement universel et équitable, les pratiques actuelles n’en garantissent ni universalité ni équité. Ce devoir doit concerner, et en premier lieu, les lauréats parmi les diplômés d’université, les fils des familles aisées et des régions favorisées, dans les mêmes conditions et au même titre que leurs pairs moins fortunés. L’Armée a aussi besoin de jeunes de haut niveau de formation et ce dans tous les domaines : l’ingénierie, la maintenance et la mise en œuvre des équipements complexes, des systèmes informatiques; la santé ; le génie, la recherche et aussi les sciences humaines. Et puis, ces jeunes diplômés, ne sont-ils pas les futurs cadres et dirigeants du pays ? et à ce titre ne doivent-ils pas être les premiers à donner l’exemple aux autres jeunes et s’acquitter de leur devoir national, constitutionnel ? Ne doivent-ils pas s’initier aux thèmes de Défense et Sécurité Nationale  en préparation à d’éventuelles hautes responsabilités dans l’Etat ?

En conclusion il est peut être utile de rappeler à Messieurs les Dirigeants du pays ce qui suit :

  • l’Armée tunisienne, continuera certainement,  par principe et par conviction, à accomplir ses missions, comme toujours en silence,  et ce quels que soient les moyens qui lui sont fournis et les difficultés rencontrées.  L’Armée n’a pas à demander et non plus à y insister, c’est la culture militaire! C’est aux Autorités politiques de savoir établir le bon ordre des priorités nationales, de faire les bons choix et de faire appliquer la loi; les militaires ont le devoir et le rôle de mettre en œuvre les choix et les décisions stratégiques arrêtés par les responsables politiques, n’est-ce pas l’une des règles du jeu démocratique ?
  • il vous revient, c’est de votre devoir et entière responsabilité, de mettre à la disposition de l’Armée les ressources matérielles et humaines nécessaires pour l’accomplissement des nombreuses taches dont vous la  chargez. La société tunisienne abonde de jeunes qui ne demandent que de bonnes causes pour s’y investir tant que le sacrifice demandé est universel et égalitaire.

Assumez donc vos responsabilités !

Aux citoyens et en particulier les jeunes : vous devez bien réaliser qu’en fin de compte,  c’est  votre propre sécurité, celle de vos proches et l’avenir de votre pays qui sont en jeu et qu’il s’agit de défendre, et ce, non pas "éventuellement" ou "au cas où" dans un avenir assez lointain non encore défini, mais c’est aujourd’hui même car les menaces sont bien-là et les enjeux sont énormes. Vous voyez bien que des pays entiers risquent fort leur existence en tant que tels ; cela aussi, n’arrive pas qu’aux autres !

Enfin, un peuple qui n’a pas la volonté de se défendre en y consentant concrètement les sacrifices nécessaires,  n’a pas de place dans le concert des nations dignes de respect. Avec toute l’importance des moyens matériels, la volonté et la détermination nationales à se défendre, ont été et  sont toujours de loin le facteur décisif quant au destin des peuples.
Que Dieu garde la Tunisie !

Mohamed  Meddeb
Général de Brigade (R)
- Armée Nationale -

Tags : armées  
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3 Commentaires
Les Commentaires
Jebali Abdellatif - 27-01-2015 16:13

Très intéressant .cela verra le jour au cas où on se remettra d'une forte dose d'anesthésie administrée il y'a des décennies .il semble que l'effet de cette dose est tel qu'il devrait être renouvelé et soutenu: c'est de l'addiction pure et simple.un drogué n'est pas en mesure de voir le réel jusqu'au moment où on lui casse définitivement la seringue et on le secoue brutalement et agressivement .

RAZGALLAH - 27-01-2015 17:23

BRAVO,qu'on se met au travail et qu'on arrete de parler (LA GRECE)

Moncef - 31-01-2015 01:39

L'armée est à repenser de fond en comble(rewamping) compte tenu de la menace .Cela implique la réorganisation des unités,de la formation ,de l'instruction ,des moyens logistiques de soutien ops et santé etc...,sans oublier un saut qualitatif pour les equipements de detection et renseignement'écoute,drones,interprétation imagerie etc.. ;coordination et inter opérabilité des armees en coopération avec les forces du MI sans oublier la coopération avec les pays amis.La Tunisie a besoin de dirigeants politiques véritables patriotes et grands commis de l'Etat,ce qui n"a pas été le cas depuis l'indépendance,le parent pauvre de la nation c'est le militaire.De nombreuses années seront nécessaires mais...nos hommes politiques ont tout le temps devant eux ....ils n'y pensent qu'à l'occasion(1974-1985- et oublient qu'une armée est un corps social qui mérite plus de respect et moins de suspicion...faute de quoi les conséquences de la situation actuelle risquent d'etre désastreuses pour notre pays. .Rabi yahmi blednè...

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