Opinions - 17.05.2014

Tunisie : Un dialogue économique, pour quoi faire ?

On pouvait espérer d’un gouvernement de technocrates issu d’un consensus politique qu’il bénéficie d’une légitimité suffisante pour mettre en œuvre un programme de restructuration ambitieux. Or les rapports de force qui ont présidé à sa désignation ne semblent pas favoriser sa liberté d’action, et le contraignent à gouverner par le consensus.

D’où l’idée de lancer un congrès national économique, dont l’objectif serait de définir une feuille de route économique pour le pays.  Cela survient alors que la période de grâce, trop courte, est terminée, et que le gouvernement commence à faire l’objet de critiques de moins en moins voilées, y compris de ceux qui ne lui voudraient que du bien.

En politique, la fin justifie les moyens, et c’est sur les résultats de ce dialogue politico-économique que nous pourrons juger de l’issue et de la pertinence de la démarche. Le risque étant que le dialogue ne s’éternise avant de conduire à un accord a minima, dont les effets seraient proches d’un emplâtre sur une jambe de bois.

Il ne faudrait pas négliger le facteur temps, car les dispositifs de réduction des investissements publics, les restrictions à l’importation, voire demain le réenclenchement des barrières douanières, ne sont pas viables à moyen terme. Nos partenaires commerciaux du Nord risquent de ne pas beaucoup apprécier notre humour, fût-il forcé. Certaines de ces mesures auraient dû être mises en œuvre il y a trois ans lorsque nous étions en grâce auprès de nos partenaires, ils auraient compris. Aujourd’hui, les solutions sont à notre portée et nul ne comprendrait que nous n’ayons pas tous ensemble le courage de les mettre en œuvre.

La principale difficulté sera d’ordonner les rôles des différentes composantes de ce dialogue, qui sera nécessairement pollué par les nouveaux rapports de force observés depuis la désignation du nouveau gouvernement. Les organisations nationales, patronales et syndicales surtout, qui ont arbitré le dialogue politique, ne pourront pas prolonger ce rôle dans un dialogue économique dont ils seront partie prenante et cheville ouvrière dans sa mise en œuvre. C’est à eux qu’il reviendra d’accepter les concessions et non plus de les imposer. Ils ne pourront pas se contenter d’appeler à la responsabilité, ils devront en faire preuve. Ce sera l’occasion d’entendre nos deux organisations nationales principales sur le thème du pluralisme syndical et patronal, dont la consécration paraît être un préalable absolu.

L’Etat non plus ne pourra pas jouer le rôle d’arbitre dans ce dialogue, tant il aura de responsabilités en tant que régulateur, employeur ou gestionnaire, le tout à la fois. Participer à mettre en place les règles, pour se les appliquer à lui-même, en premier ressort.
La première difficulté sera donc de désigner un arbitre jouissant d’une neutralité partisane, à défaut d’être politique, mais aussi d’une neutralité sociale et économique les plus larges pour rassembler l’ensemble des intérêts et des idéologies. Cet arbitre pourrait aussi bien être une personnalité qu’une organisation nationale centrée sur les questions économiques. Un arbitre crédible capable de pousser les uns et les autres dans leurs derniers retranchements, leur faire accepter des concessions a priori inacceptables, les faire sortir d’une approche idéologiquement court-termiste, de «un tiens vaut mieux que deux tu l’auras».

L’analyse de la situation économique du pays et le consensus sur un diagnostic pertinent seront là aussi une difficulté majeure. Le diagnostic fait par les différents protagonistes est profondément faussé par leur idéologie et leur positionnement sur l’échiquier national. Leurs intérêts ou leur mission servant en même temps de points d’entrée et de sortie à ce diagnostic. La faillite n’est ni de gauche ni de droite, elle est dans les valeurs perdues, celles du travail, de l’effort, du mérite et de sa récompense.

La réalité est douloureusement simple, le chef du gouvernement l’a dit, le pays a oublié de travailler durant les trois dernières années. De fourmi il s’est mué en cigale. Il a dépensé, sans compter, l’argent qu’il n’avait pas, distribué, avec largesse, les richesses qu’il n’était plus en mesure de créer. Nous devons avant tout, et toutes choses égales par ailleurs, assimiler que l’appareil productif est en panne et que le pays ne produit plus assez de valeur. Distribuer mieux, prélever plus ne sont des dispositifs durables que si nous produisons mieux et plus. Dès lors, un pacte national en faveur de la productivité est la seule issue favorable à ce dialogue.

Il permettrait de rassembler l’ensemble des composantes du dialogue autour d’un thème unique facile à appréhender pour tous, et dont la vulgarisation auprès du grand public sera directe, immédiate, et la plus large possible. La valeur travail doit devenir une valeur fondamentale de notre «éco-système». C’est là la principale révolution culturelle à engager dans ce pays.

Tout le monde peut comprendre qu’avant de récolter, il faut semer, que comme on fait son lit on se couche, ou encore que la plus femme du monde ne peut donner que ce qu’elle a. Il faudra s’accorder à améliorer la compétitivité de notre appareil productif pour espérer dégager de la valeur qui pourra être distribuée ultérieurement. Une fois produite et pas avant.

Mais les partenaires sociaux sauront-ils jouer le jeu, rechercher un accord pour le pays et pas pour asseoir un pouvoir discutable issu d’une représentation hypothétique. A quoi serviraient des salaires augmentés dans une entreprise en faillite, ou des salariés à bas coût qui ne produiraient rien ou presque ? Il faut sauvegarder l’appareil productif avant tout et quel qu’en soit le prix. L’accord doit porter sur une durée de trois à cinq ans, durant lesquels l’effort doit être porté par tous, Etat, entreprises et salariés, pour répartir ensuite équitablement les fruits de la compétitivité retrouvée. L’Etat devra être le catalyseur qui apportera les dispositifs légaux et fiscaux nécessaires pour ne pas accaparer seul ces fruits au détriment des autres.

L’Etat va jouer un rôle essentiel dans la mise en œuvre de cet accord, même si on peut lui prévoir une schizophrénie profonde entre Etat régulateur, Etat gestionnaire ou Etat employeur. Mais en tout état de cause, l’Etat ne doit pas se muer en père fouettard. S’il n’est pas en mesure de gérer correctement ses entreprises publiques, c’est sa responsabilité et il ne peut pas faire supporter leur indigence à la communauté nationale. L’Etat se doit d’être irréprochable dans sa gestion mais aussi juste dans la répartition des efforts qui vont être nécessaires pour sortir le pays de l’ornière. S’il faut administrer au pays un remède de cheval, alors l’Etat, l’administration et les entreprises publiques devront avoir droit à une posologie massive. L’effort de redressement nécessaire doit être équitablement réparti, et il ne saurait être question que le secteur privé productif supporte à lui seul les coûts de fonctionnement d’une administration devenue inefficace et pléthorique. Les gains de productivité au sein des entreprises publiques sont un vrai sujet pour le gouvernement, surtout dans les secteurs stratégiques où l’Etat dispose d’un monopole de fait, qui affecte directement les secteurs productifs et leur compétitivité.

C’est aujourd’hui et maintenant que le secteur privé, investisseurs et promoteurs, devra montrer qu’il est capable de se transcender en dehors des protections et des positions de rentes. Prendre plus de risques, investir dans l’avenir de nos enfants. Transformer l’économie de ce pays en une économie de production et de valeur ajoutée, en acceptant le démantèlement des avantages acquis en faveur d’un marché ouvert et régulé, où la concurrence franche deviendrait la règle pour tous, et où le respect des règles serait le fondement pour chacun. Ce gouvernement doit tout faire pour réussir dans la concrétisation de ce pacte national en faveur de la productivité, fût-il son chant des cygnes pour la Tunisie. Les organisations nationales et la société civile ont suffisamment accusé les partis politiques de ne s’être focalisés que sur leurs intérêts, à eux de profiter de cette occasion pour démontrer leur sens des responsabilités et du devoir. Gageons que ce dialogue aura au moins l’intérêt de faire sortir le loup du bois.
 

Walid Bel Hadj Amor

Tags : gouvernement   politique  
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1 Commentaire
Les Commentaires
alberta tahereh - 19-05-2014 20:38

j' aime vos analyse

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