Opinions - 06.07.2013

Le dernier dossier que le pouvoir transitionnel n'a pas daigné traiter ouvertement

De tous les dossiers brûlants, notamment ceux relatifs à la rédaction d’une loi fondamentale «révolutionnaire», à la justice transitionnelle et la réconciliation nationale, au  développement régional et à la lutte contre le chômage et la marginalité sociale, le dernier, celui que le pouvoir n’a pas daigné ouvrir sérieusement ou traiter ouvertement, est celui de la défense et de la sécurité du territoire.

Face à la montée des périls, les instances du pouvoir actuel se contentent d’un discours gesticulatoire ou se dérobent derrière un laxisme complice que les partis politiques et le tissu associatif tunisien n’ont cessé de dénoncer.

La remise en question de l’Etat-nation (celui de l’indépendance) à la faveur d’un paradigme religieux presque sans frontières (celui d’ «El Oumma») met la Tunisie sur une pente savonneuse dont on ignore la fin. La dangerosité de cette pente est accentuée par le délabrement de l’économie et de la finance, par la crise sociale rampante et par les dérives constitutionnelles aujourd’hui à l’œuvre, le tout plaçant le pays dans une perspective sécuritaire potentiellement instable.

On se limitera ici à souligner schématiquement quelques aspects importants du cadre géopolitique dans lequel s’inscrivent la sécurité et la défense du territoire tunisien.

1. Que l’on sous-estime les risques qui guettent la sécurité du territoire ou que l’on tarde ou on hésite à y apporter les réponses préventives adéquates, la menace terroriste est aujourd’hui bien réelle et l’erreur de ne pas y avoir fait face à temps est avérée. Les attaques orchestrées par des guides fanatiques sans envergure politique et exécutées dans l’impunité par des milices excitées contre les élites intellectuelles et politiques ont évolué vers l’assassinat politique, la violation de l’ambassade US et de l’Ugtt et par les menaces de mort répétées.  Prétendre alors que le pays n’est qu’un lieu de transit, c’est faire preuve de myopie géopolitique ; les professionnels de la sécurité, dirigeants comme stratèges, vous diront que la mise en branle des organes sécuritaires, avec l’appui des forces armées, devrait se produire, en principe, dès que la circulation à travers le territoire des premières armes militaires est constatée. Accepter que la Tunisie n’est qu’une terre de prédication et qu’Aqmi ne l’attaquerait pas est une tromperie grotesque.

La «daawa», un prétexte pour détourner les objectifs de la révolution

La «daawa», zèle prosélytique en terre d’Islam ( !), prétendument nécessaire à une population «assoiffée de religion»(!) n’est qu’un prétexte à la majorité au pouvoir et ses protégés radicaux pour détourner les objectifs d’une révolution déjà confisquée et qu’on cherche à re-confisquer, durablement, par une constitution ouverte à l’impondérable. Ladite «daawa» servirait donc, au grand dam de la société civile et des courants politiques modernistes, à une certaine prêtraille formée à l’école rigoriste venant d’Orient envahir dans l’impunité les espaces publics, les lieux de prêche et, pourquoi pas, les stades et faire régner la peur, le désordre et l’instabilité. Les associations caritatives et le Comité pour la promotion de la vertu et la prévention du vice se chargent de drainer  les fonds issus de la rente pétrolière. 

2. L’anémie d’un pouvoir, paradoxalement tenté de rester – éternellement – aux commandes de l’Etat, découle de son organisation triadique éclatée du fait de son articulation, à la faveur d’un système «conseilliste» peu rassurant, autour de trois polarités institutionnelles: un président de la République sans attributions et dont les égarements politiques et diplomatiques sont notoires, un président de la Constituante aux manœuvres irritantes et un chef de gouvernement roulant pour le compte d’un chef spirituel pétri dans le «Khouanisme» et déterminé à absorber dans sa pâte «ses enfants» jihadistes. La confusion, que cette malheureuse tricéphalie génère au sommet de l’Etat, amenuise ses capacités décisionnelles et brise l’élan de son engagement sur les dossiers brûlants.

Absence d’une stratégie de défense à la mesure des menaces

Et, en l’absence d’une stratégie de défense et de sécurité nationale à la mesure des risques et des menaces sécuritaires et tenant compte des principales formes d’extra-légalité (contrebande, narcotrafic et trafic d’armes), la triade institutionnelle, piégée par l’enjeu électoral et les intérêts partisans d’une troïka formelle, n’est visiblement pas habilitée à anticiper et prévenir à temps les risques et les menaces sécuritaires, à dissuader les fauteurs de terrorisme, à protéger la population et les institutions de l’Etat, et plus encore à intervenir par un dispositif commun à la sécurité intérieure, à la sécurité civile et aux forces armées préparées à temps à une guerre asymétrique fondée sur la force du renseignement, la grande mobilité, la promptitude des frappes et la haute technicité matérielle et logistique. Réuni le 8 juin 2013 par le chef du gouvernement en vue d’étudier la situation à Chaâmbi, le Conseil supérieur de la sûreté n’a pas initié de plan national de sécurité et de défense. Il a simplement affirmé que les institutions sécuritaires et militaires conserveront leur unité en vue de combattre, démanteler et éradiquer les groupes terroristes. Est-ce suffisant pour rassurer ceux qui redoutent la montée du terrorisme jihadiste sanguinaire à la «manière algérienne» ?

3. La méconnaissance de la configuration géographique du pays, tant dans les détails de sa morphométrie (présentés dans Leaders, 08/04/2013) que dans ses traits orographiques et bioclimatiques et dans les spécificités de son occupation humaine, ne facilite nullement la défense du territoire. Avancer, comme certains l’ont déjà fait, que le relief peu mouvementé et le couvert végétal peu fourni ne sont pas propices à l’implantation de camps de maquisards est une première grave erreur. Les alignements montagneux telliens dominants au Nord de la Mejerda ainsi que l’ensemble du relief atlasique (dont les massifs du Chaâmbi et les hauteurs du Kef) s’étirant en fin de ligne jusqu’à la région du Cap Bon constituent un «bon maquis» suffisamment étendu et où les longs séjours sont plutôt «confortables».

D’altitude moyenne et fortement ravinées, les montagnes de la Dorsale décrivent des couloirs ou voies de passage, comme le «fossé de Kasserine» menant par la route (145 km) et voies attenantes à Kairouan, l’un des hauts lieux de l’Islam. Le couvert végétal dégradé mais présent surtout sur les versants exposés aux vents du Nord-Ouest procure aux maquisards la possibilité de se dissimuler au guidon des armes à feu. Les villes et les villages situés au pied des montagnes leur offrent aussi la possibilité de se ravitailler. Ne pas avoir pensé à implanter au sommet des massifs frontaliers et ceux surplombant ces couloirs des observatoires, des campements ou des casernements militaires, est une erreur plus grave que la précédente.

4. La dégradation de l’environnement géopolitique et géoéconomique régional et international, pour peu qu’on l’ignore, aggrave les risques et menaces sécuritaires par les effets socioéconomiques et politiques qu’elle produit.

• Dans l’immédiat géographique de notre pays, la Libye reste soumise à de redoutables forces centrifuges liées à l’immensité d’un territoire non maîtrisé, l’effritement des lieux de pouvoir et le naufrage de l’Etat-nation, les antagonismes ethniques et tribaux et les velléités séparatistes régionales. Miser sur les règles de bon voisinage et sur les accords de coopération avec ce pays frère relève de l’utopie pure et simple.

• Les efforts de sécurisation déployés conjointement le long des frontières algéro-tunisiennes encouragent le jihadisme sahélien itinérant à emprunter la voie de la Libye, plaque tournante du trafic d’armes et du jihadisme de tout acabit; jihadisme bien implanté depuis longtemps dans la Cyrénaïque et plus récemment dans le Sud-Ouest du pays. La mise en œuvre d’accords de défense bilatéraux algéro-tunisiens permet à la Tunisie de mieux contrôler ses 950 km de frontières difficiles à l’Ouest, et à l’Algérie, seul pays de toute l’Afrique du Nord non dirigé par les islamistes et qui peine à contrôler ses longues frontières avec le Mali et le Niger, de faire face aux risques de déstabilisation.

• L’internationalisation du problème malien contraint les combattants jihadistes chassés par l’intervention militaire de la France et de la Minusma à établir en Afrique subsaharienne et en Afrique du Nord des bases de repli et/ou de nouveaux espaces d’action. La tête de pont du jihadisme établie en Syrie, Etat en guerre civile qui connaît un afflux, sans précédent, de combattants salafistes arabes et européens via la Turquie, la Libye et le Liban, brouille déjà la carte géopolitique de tout le Moyen-Orient et laisse prévoir un retour au pays de jihadistes aguerris.

• D’un autre côté, les pays de l’Union européenne dont les «périphéries» nord-méditerranéennes sont fortement secouées par la crise financière et menacées par la reprise de la fronde des indignés aujourd’hui apaisée, s’inquiètent des recompositions politiques inédites qui se produisent dans plusieurs Etats instables de la rive sud de la Méditerranée. Corrélativement à ces inquiétudes, ces pays «voisins proches» n’hésiteront pas à choisir entre la pression et l’ingérence quand leurs intérêts géostratégiques sont menacés.

D’ailleurs, peu confiants dans le processus de transition en Tunisie et en Egypte, ils constatent que même l’«erdoganiste», conforté par la croissance économique et l’adhésion de l’électorat turc, est tenté par l’autoritarisme politique, la «ré-islamisation» de la société et le retour du Khalifat, vices cachés de la démocratie turque contestés par les manifestations massives d’Istanbul et Ankara.

Le «wait and see» des Américains

Quant aux Américains que la géographie éloigne de nos latitudes, ils ont choisi de s’abstenir d’intervenir dans les conflits surgissant dans d’autres aires de civilisation que la leur, sauf par la manipulation des élites, le renseignement et au besoin par l’envoi d’escadrons de drones ou par des relais régionaux influents et riches qui se chargent du financement, de la mobilisation médiatique ou s’engagent dans des guerres par procuration.

 Ils ont déjà tiré la leçon de ce qu’il est advenu de l’engagement de la gauche iranienne descendue dans les rues de Téhéran, engagement ayant permis aux mollahs de confisquer le pouvoir et d’instaurer en Iran un régime religieux dictatorial.

Cela étant, les Américains, qui jouent pour le moment l’islamisme modéré contre l’islam radical, n’oublieront pas l’outrage porté à leur fierté nationale par la «razzia» de leur ambassade à Tunis en ce sens qu’ils n’hésiteront pas à lâcher ceux qui persisteront à faire le nouveau lit de l’extrémisme religieux antiaméricain, particulièrement celui d’Aqmi en Tunisie ou ailleurs. Reste à rappeler à ceux qui l’auraient oublié que l’option «Nouveau Grand Moyen- Orient» n’est pas définitivement abandonnée.

Il en ressort que, sans défense opérationnelle rapidement adaptée aux nouvelles menaces asymétriques et convenablement appuyée par une coopération régionale et internationale respectant la souveraineté de la nation, la traditionnelle stratégie de «défense populaire généralisée» ne peut plus suffire à elle seule à protéger le pays.

De nature politique, l’autre condition consiste à recouvrer au plutôt l’«unité patriotique» des Tunisiens ou à la réinventer autour du concept universel d’Etat-nation, d’une constitution acceptée par tous les Tunisiens, sans exclusion ni omission, et d’un Etat républicain souverain, juste et stable. Malheureusement, dans sa conquête du pouvoir, l’islamisme politique qui persiste à opposer la charia à la laïcité, le sacré au profane, la «nudité partielle» au voile intégral, la «culbute sociale» à l’unité nationale et le Tunisien islamiste au Tunisien musulman, a fini par diviser la société en deux et créer un dangereux potentiel de conflictualité politique. En même temps, le détournement de la constitution des objectifs de la révolution, la flambée des prix à la consommation, le problème régional très mal vécu par les populations du Centre et du Sud sont encore aujourd’hui autant de facteurs de déstabilisation pouvant conduire à l’explosion sociale et à de fâcheuses ingérences étrangères.

H.D.
Professeur à l’Université de Tunis
Ancien Doyen de La FSHST

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1 Commentaire
Les Commentaires
Touhami Bennour - 07-07-2013 01:02

Le terrorisme a toujours existé, du temps même de" Augustin" pendant l´occupation romaine , il y avait une organisation qui portait le nom de "Donatiste"avait le comportement dont vous parlé. C´est un phénomène qui a toujours existé sous différentes appellations. Les Américains sont Presque tous armés et la liste est longue.Je suis d´accord en réalité avec les conditions que vous posées pour remédier au probleme sécuritaire mais de grâce laisson de coté le problem le "vegetal", ca n´a rien à voir avec cette question. il devrait au contraire être áussi parmi les conditions, c´ est à dire que le reboisement de toute la tunisie(La Tunisie verte) et le végétal partout soit une bonne chose pour la Tunisie. Que les intellectuels se débroille pour trouver d´autres solutions. J´ai dit ailleurs que cette question du végétal inqiétait déja du temps de Bourguiba pour les même raisons, pourtant à l´époque ce phénomèn n´exitait pas. On a une police et d´autres moyens modernes pour ca.

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