Lu pour vous - 26.05.2013

La Rencontre privilégiée

Parmi les  ouvrages arabes qui ont fait couler beaucoup d’encre et qui ne cessent d’offrir ample matière à réflexion,  on peut  citer, sans trop se tromper, les contes des Milles et une Nuits. Parce qu’ils constituent un apport inestimable à l'imaginaire collectif des Arabes, ils sont de ce fait, un véritable trésor dont la signification déborde le cadre étroit normalement assigné aux livres de contes classiques. Reflets des croyances, coutumes et autres rituels de plusieurs communautés régies par les précepts religieux, ces récits sans âge aux origines nombreuses, souvent tissés d'une chaîne de violences et d'amours coupables et néfastes, demeurent une source inestimable tant pour les chercheurs que pour les écrivains.

Comme dans le fameux  recueil de fables d’animaux Kalila wa Dimna d’Ibn al-Muqaffâ, où le lecteur peut  toujours déceler une part de vérité, l’intention première de ces contes est  d’instruire non pas les princes dans la conduite des affaires de l’Etat, mais le simple citoyen. Et cela en recourant à l’onirique imaginaire et au surnaturel et en faisant appel aux connotations familières qui servent au lecteur de points de repère, de fil d’Ariane. Non sans danger, bien sûr. Al-Mansour avait fait brûler vif Ibn al-Muqaffâ.

Faut-il s’en étonner ? Les Mille et Une Nuits ont toujours fait l’objet d’une attention particulière de la part d’innombrables universitaires, partout dans le monde. Ainsi, en France,  chez le même éditeur, en l’occurrence L’Harmattan,  après l’excellent Les 1001 Nuits et l’imaginaire du XXe siècle, une série de contributions scientifiques sous la direction de Christiane Chaulet-Achour (2004), et une dizaine d’autres ouvrages non moins intéressants, une nouvelle étude vient de paraître : Les Figures mythiques dans Les Mille et Une Nuits. Elle  est l’œuvre de Rima Labban, enseignante à l’Université de Grenoble.

Quittant les sentiers battus, l’auteure se propose d’examiner dans cet ouvrage « le fonctionnement de l’imaginaire médiéval », dans la mesure où « nul autre que ces contes, appartenant à la littérature moyenne, générés à travers des siècles, situés à la frontière de la fiction et de la réalité, tenus à l’écart par les docteurs de la Loi, n’aurait pu mieux incarner, sans être désigné du doigt, les aspirations profondes de l’individu et, au-delà, de toute une société, de toute une mentalité à une époque donnée.» (p.11)

Que Les Mille et Une Nuits soit foncièrement une œuvre subversive, il n’y a nul doute la-dessus. Rima Labban qui a consacré un chapitre à ce sujet, cite Tzvetan Todorov : « La fonction du surnaturel est de soustraire le texte à l’action de la loi et par la (sic) même de la transgresser. » (p.185). D’ailleurs les innombrables adaptations que ce fleuron a suscitées le prouvent. Le Prix Nobel égyptien Néguib Mahfouz s’en est inspiré pour transmettre son message dans Layâlî alf Layla, paru au Caire en 1981. S’exprimant par métaphores, il n’hésita pas  à abandonner son réalisme légendaire pour déconstruire la figure mythique de Shahrayar qui symbolise dans l’imaginaire populaire le pouvoir, la domination et, surtout, la violence. Ce personnage croit en effet, que toutes les femmes sont volages et infidèles, comme sa femme qui l’a trompé, d’où cette inimaginable violence d’épouser une femme un jour et de la faire exécuter le matin suivant.

Le dramaturge marocain bien connu, Abdelkrim Berrchid, a choisi pour sa pièce Otayl, el khayl wal baroud, parue en 1975, non seulement Shahrayar mais aussi  Haroun Al-Rachid, personnage historique prestigieux dans le monde arabe mais tristement célèbre au Maroc où il aurait commandité à partir de Baghdad l’empoisonnement d’Idrîs Ier, fondateur  de la première dynastie musulmane du Maroc, les Idrissides et fondateur également de la ville de Fès. 

C’est précisément sur Haroun Al-Rachid, en tant que personnage central historique - il apparaît dans quarante-cinq histoires différentes -, que Rima Labban a préféré concentrer ses efforts pour analyser les modalités de mythification et souligner la cohérence de la symbolique culturelle et politique existant entre ce calife et le prophète Salomon, autre figure des Mille et Une Nuits. Avec leur immense prestige mais aussi avec leurs ‘adjuvants’ respectifs, Asaf et Dimiryat pour Salomon, et Ja’far et Masrûr pour Haroun, ces deux personnages historiques mais « légendarisés », (p.47) constituent « des trios hautement symboliques qui représentent le sacré, le juridique et le militaire. » (p.194).

Comme on le devine, les écueils auxquels Rima Labban a dû faire face pour mener à bien son étude, sont multiples. Cerner cette œuvre destinée à l’oralité, n’est guère tâche facile. Longtemps variant au gré des conteurs, Les Mille et Une Nuits est une série de récits à la structure complexe, où même le portrait du personnage contique échappe parfois à toute logique. Constamment soumis à  la progression du récit, il ne possède pas de psychologie propre. Aussi, l’auteure prévient-elle le lecteur :
« Dans toutes les citations concernant Haroun et Salomon, il faut distinguer deux types de description :
Les termes désignant le portrait physique du personnage.
Les termes désignant son portrait moral (aspect psychologique, intellectuel, éthique et spirituel).
Une multitude de descriptions des deux figures permet de voir ce que peuvent être leurs portaits « convenu » dans Les Nuits. » (p.101).

Effectivement, après avoir donné un bref aperçu des différents problèmes que pose toute étude des Mille et Une Nuits, et une tentative de définition du conte, du mythe et de la légende,  Rima Labban  consacre à la description de Salomon et de Haroun Al-Rachid deux chapitres : Le premier sur leur portrait dans l’histoire, le second sur leur portrait dans Les Mille et Une Nuits. Il faut reconnaître cependant que l’analyse extensive de ce chef-d’oeuvre n’est guère chose aisée si l’étude n’est pas volontairement limitée dans le temps. En se concentrant sur l’époque médiévale, en se référant à la tradition juive, au Coran et aux écrits des chroniqueurs arabes, le travail de Rima Labban tranche avec ce qui a été écrit sur ce sujet jusqu’ici. Du coup Les Figures mythiques dans Les Mille et Une Nuits n’apparaît pas comme une énième laborieuse compilation mais une étude approfondie et homogène.

Néanmoins, on regrette quelque peu les limites assignées à cet ouvrage car il aurait pu être encore plus percutant si  les invariants, les points de repère  incontestables qui le structurent avaient été davantage soulignés, comme, par exemple, ce fameux ‘récit-cadre’ impliquant prologue et épilogue, qu’ont judicieusement relevé J-E Bencheikh et E. Cosquin, ou encore la psyché collective propre aux Mille et Une Nuits. Certes, dans son sens social, ce livre ne s’identifie pas aisément avec la vie moderne, mais, paradoxalement, à l’orée de ce siècle, en ce monde de la globalisation où le progrès scientifique et technologique est le maître mot, Rima Labban aurait dû, peut-être, faire remarquer plus clairement que cette œuvre demeure inextricablement liée aux diverses conceptions de l’histoire, du passé et de la culture de plusieurs pays. En affirmant ainsi leur identité sociologique et en soulignant avec force leurs liens communautaires, elle incarne  du coup  la ‘rencontre privilégiée’ entre l’Orient arabo-islamique et l’Occident.

Précisons, enfin, qu’une riche et précieuse bibliographie rappelle que l’ouvrage de Rima Labban est une œuvre scientifique, issue d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université de Paris IV-Sorbonne. 

Rafik Darragi
http://www.rafikdarragi.com

Rima Labban, Les Figures mythiques dans Les Mille et Une Nuits, L’Harmattan, 218 pages.
 

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