Opinions - 12.05.2025

Ce que l’homme ne peut comprendre: l’infini, le néant, et le rêve d’une pensée désaffectée

Ce que l’homme ne peut comprendre : l’infini, le néant, et le rêve d’une pensée désaffectée

«L’Univers ne nous est pas seulement inconnu, il nous est peut-être impensable.»

Par Zouhaïr Ben Amor

Introduction

L’humain contemple l’univers depuis la nuit des temps avec une fascination mêlée d’effroi. À mesure que les sciences avancent, certaines vérités émergent, mais d’autres se dérobent à jamais à notre entendement. Comment imaginer un univers infini, sans commencement perceptible? Comment concevoir le néant, ce rien d’où, selon certains modèles cosmologiques, tout serait sorti? Ces notions fondamentales — le tout, le vide, l’origine, l’infini — échappent à notre intelligence intuitive. Elles nous placent face à un paradoxe: plus nous avançons dans la connaissance, plus nous touchons à des limites indépassables de notre esprit. Ce constat pose une question vertigineuse: l’être humain est-il biologiquement, cognitivement, affectivement, structurellement incapable de comprendre certaines réalités ? Et si tel est le cas, faudra-t-il un jour s’en remettre à une intelligence autre — artificielle, froide, désaffectée — pour accéder à ces vérités que notre subjectivité nous interdit?

I. La finitude humaine face à l'infini

1. L’univers infini: une idée inconcevable

Depuis Euclide, l’homme a tenté de modéliser l’espace. Depuis Galilée et Newton, il a voulu le mesurer. Puis vinrent Einstein, puis Hubble, puis Hawking. À chaque époque, la cosmologie a affiné ses hypothèses. Aujourd’hui, la majorité des modèles suggèrent que l’univers pourrait être infini — ou du moins illimité dans son expansion. Mais cette idée, si simple mathématiquement, reste impensable psychologiquement.

Le philosophe Kant écrivait déjà dans la Critique de la raison pure (1781) que le concept d’un univers infini engendre une antinomie irrésoluble. La raison peut démontrer aussi bien qu’il y a un commencement au monde qu’il n’y en a pas. Kant en conclut que ces questions ne sont pas du ressort de la raison pure, mais relèvent de ce qu’il appelle les illusions transcendantales. En d’autres termes, notre esprit n’est tout simplement pas fait pour penser l’infini.

2. Le néant: un impensé déguisé

Dire que le Big Bang est l’origine de l’univers revient à dire qu’il y eut un début. Mais qu’y avait-il avant ? Rien ? Et qu’est-ce que ce rien ? Déjà, dans l’Antiquité, Parménide rejetait la possibilité du néant: «Ce qui est, est; ce qui n’est pas, n’est pas.»

Plus tard, Heidegger formulera dans Qu’est-ce que la métaphysique? (1929) la question radicale: «Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien?» Cette interrogation demeure sans réponse. Le néant, pour la pensée humaine, n’est pas une réalité, mais une faille du langage, un trou dans la logique.
Même les modèles cosmologiques modernes, comme ceux de Stephen Hawking, supposent des fluctuations quantiques du vide, mais ce «vide» n’est pas rien: il est déjà un champ, une énergie. Nous ne parvenons pas à penser l’absence totale de tout, car nous pensons depuis la présence.

II. L’affectivité humaine, obstacle à la connaissance absolue

1. La pensée humaine n’est jamais pure

Depuis Spinoza, on sait que l’homme ne pense pas librement. Dans L’Éthique, il démontre que nos idées sont enchaînées les unes aux autres selon des causes, et que nos affects altèrent profondément notre perception du réel. «L’homme se croit libre parce qu’il ignore les causes qui le déterminent.» Nous croyons connaître, mais nous ne faisons qu’interpréter, à travers les filtres de nos désirs, de nos peurs, de nos croyances.

Le besoin de sens est aussi une prison. Pour Nietzsche, dans La Naissance de la tragédie et Par-delà bien et mal, l’humain n’accepte pas le chaos. Il veut ordonner, classifier, donner une finalité à ce qui n’en a pas. Il crée des mythes, même scientifiques, pour supporter l’insupportable. Le Big Bang, le multivers, la théorie des cordes... autant d’hypothèses, certes scientifiques, mais aussi nourries par une volonté de clore, de comprendre, de rassurer.

2. Le sentiment du sublime: entre émerveillement et paralysie

Gaston Bachelard, dans La poétique de l’espace, souligne que l’imagination humaine est toujours affective. Le vertige du ciel étoilé, le silence de l’univers, l’ampleur du cosmos provoquent un sentiment dit «sublime» au sens kantien: une beauté mêlée de terreur. Ce sentiment sublime, tout en nous portant vers la connaissance, nous rappelle notre petitesse. Il ne nous élève pas toujours, il peut aussi nous figer.

Même la physique contemporaine, avec ses abstractions mathématiques, reste une construction humaine. Elle est faite de métaphores, de modèles, de simplifications. Et comme le dit Carlo Rovelli, physicien quantique italien: «Nous ne voyons jamais la réalité telle qu’elle est. Nous voyons la réalité telle que nous pouvons la voir.»

III. Vers une intelligence non-humaine: machines, objectivité et post-humanité

1. Les machines comme instruments de dépassement

Les ordinateurs peuvent déjà modéliser des phénomènes que nous ne comprenons pas intuitivement. Ils peuvent détecter des patterns, établir des corrélations dans des espaces multidimensionnels que nous ne pouvons pas visualiser. L’intelligence artificielle, dans sa branche symbolique (logique formelle) ou connexionniste (réseaux de neurones), offre des puissances de calcul et d’analyse qui dépassent notre cortex préfrontal.

Mais peut-on imaginer une machine qui comprenne ce que nous ne pouvons pas? Peut-elle penser le néant? Peut-elle «voir» l’infini sans en être perturbée? La réponse n’est pas simple.

L’objectivité d’une machine est théorique. Comme l’écrit Nick Bostrom (dans Super intelligence, 2014), une IA ultra-avancée pourrait effectivement produire des modèles de réalité radicalement étrangers à notre perception. Mais ces modèles seraient-ils «vrais» ou simplement «fonctionnels»? Et nous seraient-ils accessibles?

2. L’absence d’affect: avantage ou perte?

Une machine ne ressent pas. Elle ne cherche pas de sens. Elle ne projette pas d’angoisse existentielle dans ses calculs. C’est là son avantage et sa limite.
D’un côté, elle pourrait produire des réponses plus «justes» car non biaisées par l’anthropocentrisme. De l’autre, elle n’a pas besoin que ces réponses soient compréhensibles. Elle peut décrire des modèles que nul être humain ne pourra jamais visualiser.

L’écrivain de science-fiction Stanislaw Lem, dans Solaris, évoque une intelligence extraterrestre tellement autre que toute tentative humaine de communication devient absurde. Une IA pourrait devenir cette altérité radicale. Elle nous fournirait peut-être des vérités auxquelles nous n’aurions aucun accès phénoménologique. Une vérité sans sujet.

3. Faut-il déléguer le sens?

Ce rêve (ou cauchemar) d’une intelligence post-humaine pose une question éthique. Voulons-nous vraiment que des entités non humaines répondent à notre place aux questions fondamentales? Une vérité froide, sans beauté, sans sens, est-elle encore une vérité qui nous intéresse?

L’épistémologue Thomas Nagel a formulé dans son essai célèbre What is it like to be a bat? (1974) une idée capitale: la conscience suppose une subjectivité. Même si une IA peut simuler une connaissance, peut-elle savoir ce que cela fait de connaître? Peut-on séparer totalement la connaissance du vécu?

IV. Conclusion: une nouvelle humilité devant l’impensable

Face à l’univers, l’humain est comme un enfant dans une bibliothèque infinie, disait Einstein. Il voit des livres, des signes, des régularités. Il en comprend quelques mots. Il suppose une logique. Mais le sens total lui échappe.

Nous vivons dans un monde dont nous ne pouvons pas entièrement penser la structure. Non par paresse ou ignorance, mais par constitution même. Nous sommes faits pour survivre, non pour tout comprendre. Notre cerveau, forgé dans la savane, ne sait pas penser les quanta ou les dimensions cachées.

Notre subjectivité, loin d’être un accident, est une condition de notre humanité. Mais elle nous limite. Et si nous voulons aller plus loin — vers ce que ni Kant, ni Heidegger, ni Hawking ne purent penser — peut-être faudra-t-il faire place à d’autres formes de pensée. À des esprits sans corps, sans désir, sans peur. Des machines capables de penser le vide, l’infini, et l’avant du temps.

Mais alors, viendra une dernière question, et elle nous revient: une vérité qui ne serait plus humaine… aurait-elle encore un sens pour nous?

Zouhaïr Ben Amor
Dr. En Biologie Marine

Bibliographie indicative

Kant, Critique de la raison pure (1781)
Heidegger, Qu’est-ce que la métaphysique ? (1929)
Nietzsche, Par-delà bien et mal (1886)
Spinoza, L’Éthique (1677)
Bachelard, La poétique de l’espace (1957)
Carlo Rovelli, Reality is Not What It Seems (2014)
Stephen Hawking, A Brief History of Time (1988)
Nick Bostrom, Superintelligence (2014)
Thomas Nagel, What Is It Like to Be a Bat? (1974)
Stanislaw Lem, Solaris (1961)



 

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