News - 18.07.2023

Aziz Krichen: Un monde se meurt, un autre se lève

Aziz Krichen: Un monde se meurt, un autre se lève

Par Zeineb Ben Said Cherni - De l’acosmisme à l’élucidation des mécanismes de la globalisation - Interpellé intellectuellement par les questions brûlantes de l’actualité socioéconomique, en Tunisie et dans le monde, Aziz Krichen, ancien dirigeant de Perspectives et économiste de formation, concentre son énergie pour élucider de grandes problématiques où se terrent des énigmes déroutantes de pouvoir, de profit et d’émancipation. L’auteur se documente, diversifie ses références pour nous apporter un éclairage renouvelé dans chacun de ses livres. Dans ce dernier, il oriente sa recherche vers l’intellection de certains mécanismes du système monde, brouillés dans les esprits des Tunisiens par une scotomisation de ce qui se passe sur le globe terrestre. Le mundus comme lieu universel de la déchéance des humains est occulté dans les esprits du commun, mais aussi des élites des sociétés dépendantes.

Les grandes puissances sont réifiées, elles prennent les allures de l’Autre intangible et salvateur organisant, de par son sur-pouvoir subjuguant, le flux d’argent, les secours providentiels et le progrès indéfini. En face pointent des pays démunis et assujettis à ces maîtres de l’univers, confrontant un sort marqué par un déficit pesant, et accusant une sujétion ontologique qui se présente comme une fatalité incontournable. Le monde, ce sont ces Autres qui font la loi et auxquels nous ne pouvons que nous soumettre, pour nous sortir du marasme économique et social. Devant cette attitude quasi-fataliste, A. Krichen démonte rationnellement les mécanismes de cette force hégémonique dont les ressorts sont en train de s’amenuiser. Quatre perturbations sont détectées par l’auteur, générées par des crises financières et économiques qui vont évoluer en dérèglements.

Le premier est celui du décrochage du dollar comme monnaie gagée sur l’or. En 1944, le dollar a été institué l'étalon change-or. Un système monétaire mondial se déploie sous la houlette des USA. Les différentes monnaies le prennent comme référentiel et sont assignées à un cours restrictif. Le Fonds monétaire international est créé en 1945, il a pour but de contrôler les politiques monétaires dans le monde et d’intercéder pour alimenter les pays en crise en liquidité, tout en exigeant des politiques de redressement. Confrontées à des difficultés économiques dues aux dépenses investies dans la guerre du Vietnam et à la compétitivité des produits japonais et allemands sur le marché, les finances publiques des USA ont suscité des recours à l’endettement. A cette époque, c’était Richard Nixon (1969-1974) qui détenait les commandes. L’ébranlement des finances publiques fut fatidique pour l’hégémonie financière des USA. Le dollar subit des dévaluations progressives et des pays d’Europe réclamèrent le dédommagement de leurs devises en dollars par de l’or. En 1971, l’administration Nixon décida alors d’abandonner l’étalon change or comme norme financière. Nixon trouva cependant un palliatif à la crise en imposant aux pays de l’Opep d’adopter le dollar comme monnaie exclusive d’évaluation de leurs exportations en hydrocarbure. Le destin du dollar sera désormais lié à celui de l’or noir.

Le second dérèglement est celui du démantèlement de l’Etat et des institutions publiques et il correspond au mandat de Ronald Reagan (1981-1989). S’appuyant sur les thèses monétaristes de l’Ecole de Chicago, Reagan voit dans l’Etat un obstacle au marché. La prééminence de l’ordre financier exige un déploiement libre des grands capitaux par la réduction des impôts les concernant, et par la limitation du droit de regard de l’Etat sur le marché et sur les finances. Il opte aussi pour la privatisation des secteurs de production et des institutions publiques à caractère social (santé, éducation et logement) et à caractère régalien (justice, police et défense). Il en résulta 1) L’alignement de l’Europe et du japon sur ce modèle macroéconomique libéral et affranchi de la contrainte du contrôle étatique et la libération de grandes entreprises du fardeau des impôts. 2) Une offensive en direction des pays du tiers monde, à partir de 1983, afin d’y imposer un plan d’ajustement structurel qui vise la levée des protections douanières et la limitation du contrôle par l’Etat de la production et des institutions publiques. Le résultat fut catastrophique, les pays non émergents durent dévaluer leur monnaie, procéder à la cession et à la fermeture de leurs entreprises nationales; ils connurent un chômage recrudescent et virent naître un commerce parallèle régi par des spéculateurs rapaces. 

Le troisième dérèglement est financier et correspond à la période Bill Clinton (1993-2001) et à la naissance du capitalisme financier suite à la décision gouvernementale de la fusion des banques. En 1999, des méga-fusions financières se forment et marquent leur scission avec la Banque centrale. À la suite d’une décision gouvernementale, on assiste à un regroupement des banques qui gèrent les transactions avec les citoyens, avec les banques d’affaires, ainsi qu’avec la Bourse. Les banquiers se sont dès lors érigés en force sociale dominante paralysant l’ascendant politique de l’Etat par la souveraineté envahissante des finances. Ce modèle de fonctionnement financier sera consolidé par l’apport des technologies de l’information et de la communication, il va faire tache d’huile dans tout le monde occidental, favorisant la spéculation financière et le brassage de l’économie légale et illégale.

Un quatrième dérèglement, c’est celui des délocalisations, il va susciter le réveil du Sud. Une situation paradoxale se dessine à travers la migration des capitaux américains vers les pays d’Asie du Sud-Est et en Amérique latine. Il s’agit de l’inversion du processus du gain. Le transfert de capitaux s’accompagnait de celui du savoir-faire, des techniques de fabrication de produits finis, ce qui a permis aux pays d’accueil de «remonter la filière» en s’appropriant ces pratiques productives délocalisées pour édifier leur industrie autonome et exporter leurs propres produits. Ce processus s’est amplifié dans les années 1980 en Chine, et s’est étalé en 1990 en Asie du Sud-Ouest, puis en Amérique latine et dans quelques pays d’Afrique. L’autonomisation industrielle et l’élévation du BNP de ces pays deviennent palpables ces dernières décennies. C’est ainsi «qu’un nouveau monde se lève», des pays «émergents» s’industrialisent. La délocalisation donne l’occasion de déployer un processus d’accumulation des gains dans ces pays en ascension, et un autre de récession économique et de pertes dans les pays du Nord qui «tirent vers le bas».

Un monde se meurt, un autre se lève,
Essai sur le dérèglement de l’Empire américain, 1970-2010
De Aziz Krichen
Dar Chema Editions, 2023

Zeineb Ben Said Cherni
Professeur émérite de philosophie, Université de Tunis

 

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