News - 16.07.2023

Riadh Zghal - Tunisie: Peut-on compter sur nous-mêmes pour sortir de la crise sans une culture du travail ?

Riadh Zghal - Tunisie: Peut-on compter sur nous-mêmes pour sortir de la crise sans une culture du travail ?

Par Riadh Zghal(1) - Certes la crise économique et sociale endémique dont souffre notre pays et qui n’a cessé de s’aggraver durant ces dernières années a des raisons politiques, géopolitiques, sans oublier qu’elle tient à une mauvaise gouvernance à tous les niveaux national, régional et celui des organisations privées et publiques. Si l’on en croit les enquêtes mondiales que réalise Gallup annuellement sur l’engagement au travail dans les entreprises, on constate la position peu reluisante de la situation dans notre pays.  S’engager au travail, cela veut dire s’efforcer pour réaliser une bonne performance, parce que le travail a un sens, que l’on est épanoui dans sa fonction, c’est également porter une opinion positive et dire du bien de l’organisation qui vous emploie. Se désengager du travail, c’est occuper un poste et regarder l’heure sans cesse, ce que Gallup désigne par «quite quitting» ou quitter discrètement. Un degré plus fort de désengagement est désigné par Gallup ainsi «loud quitting» ou franchement démissionnaire. Il s’agit d’employés «désengagés actifs» qui agissent pour nuire directement à l'organisation, en sapant ses objectifs et en s'opposant à ses dirigeants.

D’après l’enquête de Gallup de 2022(2), la région Mena (Moyen-Orient-Afrique du Nord) est classée avant-dernière des régions du monde en matière d’engagement au travail. Alors que ce taux à travers le monde est de 23% avec une augmentation de 2% par rapport à 2021, que l’Asie du Sud tient le haut du pavé avec un taux de 33% et une augmentation de 7% par rapport à 2021, notre région enregistre un taux de 15% avec zéro augmentation. Les «quite quitting» représentent 62% (taux global 59%), les désengagés actifs représentent 23% en augmentation de 4% (taux global 18% avec une baisse de 1%). Dans le classement des pays de la région, les Emirats arabes unis tiennent le haut du pavé (27%) suivis de l’Irak (26%) et l’Arabie Saoudite (24%). La Tunisie est classée 12e sur 15 avec un taux d’engagement de 11%! .

Gallup a évalué le coût du désengagement des employés à l’échelle mondiale à 8,8 trillions de dollars, soit 9% du PIB mondial. Que représente la perte de PIB causé par le désengagement au travail des employés de notre pays ? Voilà la question pressante que doivent se poser les gouvernants, particulièrement au niveau de l’administration et des entreprises publiques. L’Etat devrait s’interroger également sur les moyens de réduire le taux de désengagement particulièrement celui des «démissionnaires» qui mine la performance des services publics ?

Plusieurs outils de motivation au travail ont été tentés, le plus souvent sans succès. C’est le cas de l’appel à la discipline en l’absence de motivation et d’information sur la stratégie de l’organisation, la réduction des effectifs soit par le gel des recrutements, soit par les licenciements, sans une augmentation des salaires des employés qui restent, l’augmentation des salaires sans aucune mesure de la motivation ni de l’amélioration de la performance de l’employé. Toutes ces réponses au déficit d’engagement au travail représentent des solutions de facilité incapables de produire un changement dans l’attitude des employés, ni un freinage de la corruption déferlante. En revanche, les méfaits de telles mesures sont manifestes. A l’échelle nationale c’est l’inflation galopante génératrice d’appauvrissement et de rétrécissement de la classe moyenne, l’émigration et la fuite des compétences. A l’échelle de la fonction publique, on observe des revendications et des troubles sociaux récurrents, la dégradation des services publics (santé, éducation, transport, salubrité de l’environnement des zones d’habitation…).

Pourtant, d’autres solutions sont à la portée de la fonction publique, seulement elles sont davantage complexes et nécessitent une stratégie, un travail préalable de collecte d’informations et un nouveau modèle de gouvernance orienté décentralisation et participation.

Tout d’abord, il y a la recherche dans les registres administratifs des employés fantômes à qui l’on verse un salaire alors qu’ils sont morts, qu’ils ont quitté l’administration publique ou que ce sont des noms qui ont glissé subrepticement dans les listes sans avoir jamais été recrutés. De tels dysfonctionnements sont à chercher dans la corruption nourrie par le laisser-aller qui a dominé la transition politique.

L’autre moyen passe par la définition d’une stratégie nationale relative à tous les secteurs du service public. Cette stratégie devra donner lieu à des objectifs définis et mesurables. Ces objectifs seront déclinés en autant d’objectifs définis par unité de service, équipe, poste. Ces données serviront de base de motivation à la performance. Si on y ajoute l’information des employés sur la stratégie nationale, celle de leur institution, en plus de leur participation à la fixation des objectifs concernant leurs postes respectifs, ils pourront alors s’approprier ces objectifs et, parallèlement, donner un sens à leur travail et à l’engagement envers la réalisation de la mission de leur institution. 

Les gains en performance et les économies réalisées sont autant de sources de création de richesse et d’amélioration de la qualité des services à la population. En conséquence, une part de ces gains devra revenir aux employés sous forme de primes, d’amélioration des conditions et des outils de travail. Ainsi la motivation au travail comportera une rémunération de la performance et de l’engagement au travail, ainsi qu’une rétribution morale vu que les activités revêtent un sens du fait de leur insertion dans une stratégie et des objectifs de service à la communauté, précis et connus par tout employé.

La participation des employés à la définition des objectifs de leur emploi, leur information sur les orientations stratégiques des services offerts par leur organisation constituent autant de signes de leur reconnaissance en tant qu’acteurs qui disposent d’intelligence, de savoirs et de compétences. Cela est en cohérence avec ce que les travaux de recherche sur le comportement du Tunisien au travail ont fait ressortir: l’attachement à la dignité comme facteur culturel pivot de la perception de la relation de l’employé avec les dirigeants(3). Ces travaux ont aussi relevé le flou organisationnel dominant les entreprises et l’administration tunisiennes. La précision des stratégies, des politiques et des objectifs des organisations administratives constitue un moyen de réduire ce flou qui est une source de pouvoir autant que de laisser-aller. On voit ainsi combien l’adoption d’une stratégie est vitale si l’on veut relever la proportion d’employés engagés au travail car «il n’y a pas de bon port pour un navire qui ignore sa destination».

Riadh Zghal

(1) Auteur de : Gestion des ressources humaines. Les bases de la gestion prévisionnelle et de la gestion stratégique, Centre de Publication Universitaire, Tunis 2001

(2) https://www.gallup.com/394373/indicator-employee-engagement.aspx

(3) Zghal Riadh, «Culture et gestion en Tunisie : congruence et résistances face au changement», dans Eduardo Davel, Jean-Pierre Dupuis et Jean-François Chanlat (dir.), Gestion en contexte interculturel : approches, problématiques, pratiques et plongées, Québec, Presses de l’Université Laval et Télé-université (UQAM), 2008.
 

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