News - 01.12.2022

La Tunisie vote, le nouveau livre de kamel Jendoubi, en version arabe

La Tunisie vote le nouveau livre de kamel Jendoubi

La publication de la version arabe du livre témoignage "La Tunisie vote" m’offre l’opportunité de m’interroger sur le processus électoral tunisien et sa récente évolution (ou plutôt involution). Pensé et conçu en 2011 comme une expression majeure de l’émancipation politique du peuple tunisien, le système électoral n’est-il pas devenu aujourd’hui un instrument au service de la domination d’un pouvoir personnel, du retour à un régime autocratique? il faut analyser la toile de fond du processus politique en cours qui conditionne le système électoral afin d’en saisir toutes les conséquences notamment en termes de perspectives démocratiques.

Depuis la Révolution, plusieurs scrutins ont permis à l’alternance au pouvoir de s’exercer pleinement. Ils ont satisfait au moins partiellement la quête de liberté et de citoyenneté des Tunisiens qui ont accepté le résultat des urnes.  Même s’ils n’ont pas contribué à rendre meilleur leur quotidien.  Mais peut-on pour autant affirmer que le bilan de la décennie précédente est catastrophique comme le prétendent les fossoyeurs de la «révolution de la barouita» (révolution de la brouette, enréférence à la charrette de Bouazizi)?

Depuis l’indépendance en 1956, le suffrage universel en Tunisie a été le moyen idoine pour les détenteurs du pouvoir de s’offrir une légitimité et de maintenir les structures politiques, économiques et sociales à leur avantage. La révolution de 2010-2011, en redonnant la parole au peuple, a porté à la tête du pays de nouvelles forces politiques qui ont visé à s’intégrer dans le système existant au lieu d’œuvrer à le changer conformément aux aspirations populaires.

Leur bilan est négatif sur bien des points, en particulier sur le traitement des causes qui ont présidé à la Révolution: l'absence de dignité, de travail, de réformes indispensables et leur traduction concrète dans la vie des Tunisiens. Il n’en reste pas moins que ces derniers ont joui d’une liberté inconnue jusque-là et, qu’en dépit des épisodes violents et de plusieurs assassinats politiques, ils ont su sauvegarder la paix civile et permettre une alternance politique pacifique, du jamais vu jusque-là aussi bien en Tunisie que dans les autres pays arabes. De même, des pas importants ont été réalisés sur le chemin de l’Etat de droit, de la justice, des libertés fondamentales et de la prise en compte – certes partielle – de questions aussi cruciales que celles de l’égalité des hommes et des femmes, de la violence à l’égard de ces dernières ou encore de la pratique de la torture, de la lutte contre l’impunité...

Le parcours complexe et accidenté de la transition démocratique post-révolution qui a marqué les esprits, certes plus à l’extérieur qu’à l’intérieur du pays, a dévié à la suite des élections générales anticipées de 2019 organisées enraison du décès du président Beji Caïd Essebsi. Les élections présidentielles ont mis hors-jeu les candidats des partis politiques alors que les élections législatives aboutissaient à une Assemblée de représentants du peuple (ARP) plus que jamais fractionnée, donc ingouvernable, majoritairement conservatrice, où des alliances contre nature allaient se faire et se défaire au gré des calculs et intérêts partisans ou catégoriels et corporatistes. Donc, loin des préoccupations essentielles et urgentes de la population notamment lors de la crise sanitaire du Covid. Leur patience mise à rude épreuve, nombre de Tunisiens se sont tournés vers Kaïes Saied, considéré comme intègre, droit et proche de ces préoccupations face à un Nabil Karoui sur qui pesaient de lourds soupçons de corruption et de malversations. 

Mais on a sous-estimé l’impact des conditions anormales dans lesquelles les deux candidats finalistes du second tour de la présidentielle ont concouru. Placé en détention, Nabil Karoui dût « mener » sa campagne électorale à partir de sa cellule, une situation rocambolesque contraire aux principes de base d’une élection intègre. Et si Kaïes Saïed qui avait obtenu au premier tour un peu plus de 620 mille voix (18,40 % des votants soit 8,8% des inscrits) remporte l’élection avec 2millions 700 mille au second tour (73%% des votants soit 39% des inscrits), Nabil Karoui, pour sa part, double son score du premier tour (525 mille voix, 7,7% des inscrits) pour atteindre 1million 40 mille au second. Alors que le total des voix obtenu par les deux candidats au premier tour atteint à peine 17% des inscrits, il dépasse légèrement 50% au second tour. Autant dire que la moitié des Tunisiens inscrits ne s’est pas exprimée. A ces abstentionnistes, il convient d’ajouter ceux qui ne se sont pas inscrits volontairement sur les registres électoraux et dont le nombre est estimé entre 2 et 3 millions des citoyens en âge de voter. 

La victoire sans appel de Kaïes Saied, homme inconnu du sérail politique et dépourvu de programme (au peuple de faire le programme selon lui), va se révéler un marché de dupes.  Le nouveau président de la République qui n’a jamais critiqué publiquement la période Ben Ali apparaîtra progressivement comme porteur d’un projet de retour « aux sources d’avant 2011 » à travers ce qu’il appelle « la nouvelle république », un concept emprunté au dictateur égyptien Abdelfattah Sissi. Surfant sur la nostalgie d’un régime et d’un homme forts chez une partie de l’opinion, nourrie [il est vrai] par l’échec des gouvernements successifs et par un travail de sape des nostalgiques de l’ancien régime, il fait de la diabolisation de la décennie 2011 (post-révolution) son leitmotiv: il s’agit de fonder le nouveau système sur l’éradication des abus de la période précédente et d’agiter le risque du retour en arrière qui rebute une grande partie des Tunisiens. Le coup de force "Le 25 juillet 2021" lui permet d’emporter la mise : mettre hors-jeu le parti islamiste Ennahdha et ses alliés, neutraliser les nostalgiques de l’ancien régime menés par Abir Moussi –qui a fait de la confrontation systématique avec les islamistes l’alpha et l’oméga de son action –, tirer parti du soulagement des Tunisiens et, last but no least, créer un état de sidération chez ses adversaires au point d’exclure toute réflexion ou action commune susceptibles de constituer un danger. Un boulevard lui est ainsi ouvert dans lequel il va dérouler les différentes étapes de son projet personnel. 

Les éléments constitutifs de ce projet commencent à percer dans une série de décisions et d’événements intervenus à la faveur de l’état d’exception, décrété à l’occasion du coup de force du 25 juillet 2021, où Kaïes Saied concentre tous les pouvoirs.  C’est donc sous un régime par définition antinomique avec l’état de droit et tout ce qui constitue l’environnement indispensable à des élections intègres, pluralistes et démocratiques, que la feuille de route du président Kaïes Saied se dévoile. Elle consiste à démanteler tout ce que le pays a laborieusement construit depuis 2011 (Parlement démocratiquement élu, Conseil supérieur de la magistrature, Instance électorale indépendante, instance de lutte contre la corruption, etc. …)

Au terme d’une consultation par internet bâclée et opaque et d’un semblant de dialogue national boycotté par la majorité des acteurs politiques et associatifs, le pays connaît une série de mesures décrétées au pas de course qui mobilisent toutes les forces de l’Etat en vue de la tenue du référendum fixé au 25 juillet 2022. Celui-ci entérine une nouvelle constitution rédigée par le seul chef de l’Etat. Ce déluge de textes émanant de Carthage –des « missiles » comme leur auteur se plaît à dire¬– supprime le peu d’indépendance qui restait à l’Instance électorale (dont les membres sont nommés par lui seul), impose une loi électorale sur mesure, modifie le découpage électoral, met les magistrats au pas, réduit les libertés d’expression et d’information sous le prétexte fallacieux de « lutter contre les fausses informations et les rumeurs mensongères »…  Dans un climat où la répression policière entrave de plus en plus les libertés de manifestation et de réunion, où  les tribunaux militaires s’emploient à mater des « fortes têtes » exerçant dans les médias ou actives  dans la société civile,  où le spectacle de dirigeants islamistes convoqués devant les juges d’instruction voire  placés en détention provisoire sert à alimenter le discours du non-retour à l’avant-25 juillet et  où  les arrestations,  la mise en résidence surveillée ou encore l’interdiction de voyager de personnalités (des députés de l’ARP, hommes d’affaires, figures de la société civile, etc.) se multiplient. 

La méthode Kaies Saied

Bref, un climat où la perversion le dispute à l’acharnement contre celles et ceux qui n’ont pas souscrit ou applaudi au changement initié par Kaïes Saied. A commencer par les partis politiques qui risquent d’être laminés par le nouveau code électoral conçu pour les marginaliser. Elle s’exerce aussi contre les associations menacées par un projet de texte liberticide. Et contre les journalistes sommés soit par leur hiérarchie, soit par les autorités elles-mêmes à se conformer au nouvel ordre [des choses].

La perversion est d’abord dans le discours, un discours trompeur qui fait appel au peuple tout en s'accaparant le pouvoir.  Il consiste à désigner un « ennemi » tout en laissant le soin à ses partisans de l’identifier à travers les réseaux sociaux, via diverses méthodes de diffamation et de mensonges, aux fins de mener de violentes campagnes contre des personnes précises.  Il va même jusqu’à fustiger publiquement des hommes d’affaires, jeter à la vindicte populaire par de perfides allusions des personnalités pour un supposé fait de corruption et porter gravement atteinte à l’honneur de magistrates révoquées toujours sans les citer nommément. Ses actes et ses paroles, depuis l’instauration de l’état d‘exception et la publication du décret 117 du 22 septembre 2021 qui l’entérine, ne sont susceptibles d’aucun recours. Ils tombent, implacables, dans le but d’abattre l’« ennemi ». Mais qui est donc cet « ennemi » derrière lequel courent Kaïes Saied et ses partisans ? On découvre progressivement que les personnes, les organisations, les partis ou les associations visés sont ceux qui n’ont pas adhéré au coup de force du 25 juillet 2022 et à ses suites.

On se retrouve confronté à un projet irrationnel ou, plutôt, dont KS connaît seul la rationalité, construit autour d’un idéal personnifié par et autour de lui. La peur du retour à l’avant 25 juillet est utilisée pour fabriquer un électorat (un peuple ?) qui apporte son appui chaque fois qu’il est appelé à le faire. Des collectifs et des personnes se proclamant « antisystème » rivalisent de fidélité à un nouvel « homme du changement ». Hétérogènes, ils rassemblent une constellation d’individus allant des anti-islamistes, de certaines figures de la gauche « radicale » aux nationalistes arabes en passant par les nostalgiques de l’ex-dictateur Ben Ali. Sans oublier les opportunistes de tout poil qui cherchent à se « placer ».  Mais ce « peuple électeur » désiré est mouvant et instable. Il se reconfigure à mesure que l’imposture et le danger apparaissent au grand jour.Pour fédérer cet agrégat improbable, un ennemi incantatoire est indispensable au nouveau système de Kaïes Saied car celui-ci a besoin d’un électorat qui ne réfléchit plus, qui ne fait plus appel à la raison et ne prend plus de recul sur les événements.

La perversion est aussi dans la méthode,brutale au point de paralyser ses adversaires. Le dénigrement des élections antérieures toutes considérées comme truquées vise à alimenter la lassitude chez les électeurs et à leur distiller le sentiment d’inutilité des institutions. Le vote n’aurait servi à rien, pireil aurait été la source de tous les abus (conflits d’intérêts, mensonges, manipulations…). Les Tunisiens seraient-ils à ce point naïfs pour se laisser duper chaque fois ? Kaïes Saied n’en sollicite pas moins le vote utile s’agissant, en l’espèce, dans ce cas de voter contre ce qui est désigné comme mal absolu, c’est-à-dire « la décennie noire » : le bébé, l’eau du bain et la baignoire elle-même.

Si le vote d’adhésion faiblit - ainsi que l’indiquent les sondages - ou si le score est médiocre ou carrément mauvais, il faudra trouver un coupable. D’abord, les supposées actions malveillantes de « l’ennemi » toujours invisible et pernicieux connu par le seul Kaïes Saied. Vient ensuite la culpabilisation : car si « l’ennemi » semble encore puissant ou résistant, la faute en revient aux électeurs qui ne se sont pas mobilisés suffisamment. Telle est la spécificité du vote qu’on peut qualifier de populiste : profiter du vote sanction « antisystème » tout en créant les conditions pour pousser l’« ennemi » à l’abstention ou au refus de la participation.  

Ce discours et ces méthodes par lesquels le nouveau système se met en place ont fait leurs preuves dans d’autres pays (Amérique Latine, Etats-Unis ...). Ils visent à engendrer un état de tension et de division pour créer les conditions de réalisation de l’objectif (obtenir et garder le pouvoir). Kaïes Saied ne se comporte plus en tant que président de tous les Tunisiens –d’ailleurs il ne le dit pas dans ses discours et apparitions. Il est devenu un « chef de meute » qui veut régler leurs comptes aux ennemis et adversaires réels ou fictifs au risque de diviser dangereusement et durablement le pays.

Un instance électorale dénaturée

La publication, le 21 avril 2022, du décret-loi n° 2022- 22 modifiant la loi organique relative à l’ISIE a mis fin au consensus établi au lendemain de la Révolution et des premières élections libres et démocratiques d’octobre 2011 : la nécessité de doter le pays d’une institution pérenne et indépendante chargée d’organiser et de superviser les échéances électorales a reçu un coup fatal. Ce consensus se fondait sur le rejet de l’héritage autocratique de la période Ben Ali et sur un acquis, celui d’une Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE). Cette dernière a subi les foudres présidentielles pour « son absence de neutralité » et ce, comme par hasard, à trois mois d’un référendum sur un projet de constitution d’une « nouvelle République » et d’une nouvelle loi électorale.

Au lieu et place d’un Conseil de l’ISIE composé de 9 personnes élues par l’ARP, le président de la République décide de ramener celui-ci à 7 membres dont la désignation in fine lui re-vient quand bien même, [s’agissant de sauver les apparences], les candidats sont issus des anciennes directions de l’ISIE pour 3 d’entre eux, ou proposés pour trois autres par un Con-seil provisoire de la magistrature lui-même sous influence et pour le septième, désigné par le Centre national d’informatique ayant pour tutelle le gouvernement. Très vite, les craintes que le nouveau président de l’ISIE nommé par K. Saïed n’agisse selon la volonté de ce der-nier se sont confirmées lorsqu’il s’est agi pour lui de désigner le vice-président, le porte-parole ainsi que le directeur de l’organe administratif et financier de l’instance.

Le mode de désignation des membres ainsi que leur mission ont été radicalement modifiés. Alors que la première ISIE, en 2011,eut pour mission d’organiser l’élection d’une consti-tuante ayant pour objectif la démocratisation du pays, celle de 2014 à 2020, devait œuvrer au renforcement de ce processus. L’instance avant d’être une instance juridique, technique, logistique est tout d’abord une instance politique. Or l’ISIE actuelle n’a pas pour but de ren-forcer la démocratie, mais de mettre en place le projet de Kais Saïed .

Par ailleurs, L’ISIE de 2011 n’était pas composée uniquement des seize membres de l’instance centrale mais de 378 membres des instances régionales (IRIE) en Tunisie et de 96 membres à l’étranger. Ces IRIE à l’époque n’étaient pas des sections mais bel et bien des instances régionales indépendantesdélibératives, nuance faite que la loi de décembre 2012 concoctée par Ennahdha avec l’aval de tous les autres partis politiques, instaura des sections composées au maximum de quatre membres. Reflets de la société civile et d’un ensemble de catégories socio-professionnelles,ces IRIE constituaient réellement un véritable filet de protection, gage de légitimité de l’ISIEtoute entière. L’appauvrissement de cette richesse de la société civile relève d’un glissement progressif ;à des membres qui eurent à cœur de mener à bien leur mission, se sont substitués progressivement des personnes qui virent là une fonction assortie d’avantages. Ecartés à leur tour par l’ISIE nommée par Kais Saïed au profit de la désignation des juristes et plus particulièrement des magistrats en particulier.Ce choix n’est pas neutre, sachant que la culture de l’obéissance chez nos fonctionnaires d’une manière générale, et chez les magistrats en particulier.

L’acronyme ISIE ne renvoie plus à la même instance électorale.  Son contenu en est gravement appauvri si on se souvient que l’ISIE de 2011 était réellement indépendante etneutre, ses membres furent élus par un large collège d’acteurs politiques, sociaux et associatifs re-présentés au sein de la Haute instance de protection de la révolution. Celle de 2014 à 2022 était une instance sous influence, ses membres ayant été élus en fonction de la loyauté sup-posée aux partis alors majoritaires à l’ARP. Elle a néanmoins rempli sa fonction, celle de garantir l’alternance. Aujourd’hui, composée par des membres choisi par le seul Chef de l’Etat, dévoués à son projet commel’illustre sa déclaration lors de la prestation de serment du nouveau bureau de cette ISIE, elle a perdu son indépendance. Auteur de la loi électorale comme de la constitution adoptée par referendum le 25 juillet 2022, Kaïes Saied se positionne désormais comme le seul acteur du jeu électoral.

Et la commission de Venise, dont la Tunisie est membre, de constater « ce décret-loi n° 2022- 22 (amendant et complétant la loi organique sur l’ISIE) n’est compatible ni avec la Constitution, ni avec le décret présidentiel n° 2021-117, ni avec les standards internationaux. Elle est d’avis, par conséquent, que le décret-loi n° 2022-22 devrait être abrogé. »

Une loi électorale au service de son concepteur

Le scrutin uninominal majoritaire à deux tours serait le moyen par lequel Kaïes Saies veut recomposer le champ politique en fragilisant voire en écartant les partis politiques en tant que corps intermédiaires structurant de la vie politique. Sa finalité est de transformer de fond en comble le paysage politique et l’architecture du pouvoir.

La loi électorale, modifiée dans un premier temps pour la tenue du référendum du 25 juillet 2022 puis en vue des élections législatives de décembre 2022, interpelle à plus d’un titre. Notons tout d’abord le fait qu’elle a été décidée et imposée par Kaïes Saiedseul, publiée par le décret-loi 55 du 15 septembre 2022 en même temps que le décret convoquant les électeurs aux élections législatives prévues pour le 17 décembre 2022, soit trois mois avant la date des élections législatives et, à ce titre rejetée par un éventail très large d’acteurs politiques. Ce décret-loi modifie substantiellement la loi organique n°16 en date du 26 mai 2014 relative aux élections et aux référendums. Il substitue au mode de scrutin plurinominal proportionnel au plus fort reste, ledit scrutin uninominal majoritaire à deux tours dans 151 circonscriptions (contre 27) à l’intérieur de la Tunisie et 10 (contre 6) à l’étranger. De 217 députés (199 pour l’intérieur et 18 pour l’étranger précédemment), le nombre de sièges est réduit à 161 selon le nouveau découpage électoral dont seul Kaïes Saied a les clefs pour expliquer les écarts importants dans l’attribution du nombredes sièges notamment en fonction du nombre d’habitants, de la superficie de la circonscriptions,de la densité de la population, etc. Ce changement va créer de nouvelles contraintes au niveau de l’organisation des élections qui interrogent sur la capacité d’une instance électorale déjà « caporalisée » à assumer son rôle. 

Un recul pour les femmes

C’est surtout au niveau des conditions d’éligibilité qu’intervient une autre rupture radicale. Aucune mention de la parité entre les hommes et les femmes en contradiction avec la lettre de la Constitution de Kaïes Saied ?), ni verticale, exigée par l’ancien texte pour la composition des listes de candidats et qui a permis à près de 31% de femmes (67 sur 217) en 2014 et 26% en 2019 (57 sur 217) de siéger à l’ARP. Que dire de la parité horizontale et verticale lors des élections municipales de 2018 qui a presque permis d’atteindre la parité dans les conseils municipaux. La parité dans les candidatures est donc supprimée, ce qui constitue un recul considérable et la perte d’un acquis durement obtenu. Certes, le décret-loi n’interdit pas aux femmes d’être candidates. Cependant, le mode de scrutin uninominal majoritaire à deux tours, en l'absence d’une contrainte légale et dans le contexte tunisien ne peut que leur être très défavorable.

Pour être candidat, selon l’art 19 nouveau, tout électeur ou électrice doit être « de nationalité tunisienne, né de père ou de mère tunisien, n’ayant pas une autre nationalité pour les circonscriptions du territoire tunisien ; être âgé de 23 ans au minimum, sans antécédents judiciaires et résider dans la circonscription où il présente sa candidature ... ». L’exigence d’un bulletin n°3 (supprimée dans l’ancienne loi par l’ARP) comme celle de la résidence dans la circonscription constituent un point positif dans la mesure où elles limitent l’accès aux candidats n’ayant pas rempli leur devoir fiscal ou ayant été condamné pour des faits délictuels graves ainsi que le parachutage des candidats. Il y a cependant une violation manifeste du principe d’égalité et une contradiction flagrante avec le texte constitutionnel adopté par référendum : les Tunisiens ayant une autre nationalité ne peuvent pas être candidat en Tunisie, même s’ils y résident, ce qui est le cas de nombre d’entre eux. Doivent-ils partir à l’étranger où ils doivent obligatoirement résider pour pouvoir candidater ? Cette disposition qu’on peut comprendre dans le cas d’élections présidentielles est tout simplement aberrante dans celui d’élections législatives et dénotent du mépris que son rédacteur porte aux Tunisiens binationaux qu’il suspecte de ne pas être de bons patriotes.

Il existe d’autres interdictions qui répondent davantage à des considérations conjoncturelles Comme celle faites aux imams et aux présidents des structures et associations sportives qui doivent attendre un an après la fin de leur mission pour se porter candidats. Si la raison invoquée est de neutraliser leur capacité d’influencer les électeurs, il aurait alors fallu, pour plus de cohérence, intégrer d’autres influenceurs tels que les réseaux sociaux. D’autant que rien n’empêche les premiers de mener compagne pour des candidats de leur choix en mettant à leur service les réseaux sur lesquels ils ont de l’influence ou qu'ils contrôlent.

Le système de parrainage une boite de pandore

L’instauration d’un système de parrainages pose aussi problème.  Chaque candidat, stipule l’art 21 nouveau, doit communiquer un résumé de son programme accompagné d’une liste de 400 électeurs qui parrainent sa candidature, dont la moitié est composée de femmes et d’au moins 25% de jeunes de moins de 35 ans. Il est, en outre précisé qu’un électeur ne peut parrainer qu’un seul candidat. Les signatures des parrains doivent être légalisées soit auprès de l’instance électorale compétente territorialement, soit, devant l’officier de l’Etat civil.

A ce dispositif complexe s’ajoutent les dispositions de révocation ou de retrait du mandat prévues par l’art 39 nouveau qui stipule qu’il est possible de retirer le mandat d’un représentant/élu de sa circonscription dans le cas où il « viole l’obligation de l’honnêteté, ou s’il fait défaut à ses obligations parlementaires d’une manière évidente ou encore ne prend pas suffisamment de soin pour réaliser son programme ». Autant de formules vagues et générales susceptibles de mettre le député sous une pression constante.  Les conditions de révocation consistent en ce que 1/10 d’inscrits d’une circonscription adresse une motion « argumentée » de retrait de mandat à l’instance régionale des élections portant des signatures légalisées. L’ISIE, chargée par la loi de produire le formulaire et de réglementer le dispositif de retrait de mandat, doit vérifier le respect des conditions de cette motion de révocation, statuer sur sa recevabilité, prendre sa décision d’acceptation ou de rejet et en informer l’élu et l’ARP.  Des recours sont possibles devant la justice administrative avec l’assistance d’un avocat.

Le retrait du mandat est possible une fois par mandature et ne peut intervenir avant la première session parlementaire, ni dans les derniers six mois du mandat.

Dans le cas où l’ISIE valide une motion de révocation, elle fixe une date pour le vote de la motion et établit un calendrier électoral à cet effet. Les électeurs de la circonscription seront convoqués par décret à voter pour l’acceptation ou pour le rejet de la motion du mandat de révocation de l’élu. L’ISIE est tenue de proclamer le résultat préliminaire après 48h, décision susceptible de recours. Dans le cas où la majorité des électeurs de la circonscription vote pour la motion de la révocation de l’élu, des élections législatives partielles seront organisées sans que la loi indique si l’élu révoqué aura la possibilité ou non de se représenter. 

Ces mécanismes de parrainage de candidature et de révocation du mandat, apparaissent avoir pour souci d’assurer un contrôle démocratique des électeurs et de permettre la redevabilité des élus.  Ils sont en réalité de véritables usines à gaz qui rendent encore plus difficile de se porter candidat, en particulier pour les partis politiques a fortioriceux connuspour leur opposition, et de plus, fragilisent l’exercice du mandat de député. Ce dernier est pris en tenaille entre les parrains et les électeurs susceptibles de demander le retrait de son mandat.

Toutes ces dispositions contribuent à dessiner un profil du candidat plutôt de sexe masculin, adulte, ayant des attaches locales voire tribales fortes et disposant de moyens financiers propres – car le financement public est supprimé créant ainsi une inégalité entre candidats. Son principal souci sera de servir les intérêts de ceux qui l’ont élu sur la base d’un programme centré sur la circonscription qui correspond souvent à une délégation voire parfois à un grand quartier. Il ne sera plus le représentant du peuple mais celui de sa localité. Il ne sera pas le député qui prend en compte les intérêts de la Nation dans l’exercice de son mandat mais un « lobbyste » (influenceur) soucieux avant tout de satisfaire ceux qui l’ont élu localement. Les affaires nationales seront laissées à Kaïes Saied. Nul doute que dans ces conditions, le pouvoir et l’administration – en particulier les gouverneurs nommés par Kaïes Saied– ont toute latitude pour influencer tant les parrainages de l’élu, son élection que sa révocation. La neutralité de l’administration devient un leurre.  Quant à l’instance électorale, elle sera tout simplement amenée – contrainte et forcée et à rebours de sa mission arbitrale – à jouer un rôle politique en fonction des majorités qui se dégagent localement.

On peut s’interroger dans ces conditions sur les risques que ces dispositions font peser sur le caractère strictement personnel du vote (à l’échelle d’une délégation, les gens se connaissent et ont souvent des liens familiaux voire claniques). Autant le parrainage est concevable dans le cas d’une élection nationale telle que les élections présidentielles – il exprime alors l’unité dans la diversité- ou encore à l’échelle d’élections municipales – il favorise la proximité-, autant il est source de dérives graves dans le cas de l’élection d’un député censé être le représentant de la Nation.

On peut confectionner des urnes, des bulletins et des isoloirs pour s’assurer techniquement du caractère secret et personnel du vote. Mais sera-t-il réellement libre ? On a vu, lors de la consultation électronique de janvier à mars 2022 ou lors du référendum de juillet, à quel point l’administration a été impliquée par l’exécutif pour peser de tout son poids et sans que l’instance électorale ne veuille ou ne puisse intervenir énergiquement.

Il n’est pas surprenant dans ce cas que les résultats soient contestés, d’autant que les autorités s'emploient à décourager les observateurs aussi bien nationaux qu’internationaux. Et que la transparence ne sera pas au rendez-vous puisque les résultats seront donnés sous forme agrégée au niveau d’une circonscription et non bureau de vote par bureau de vote. Un tel état de choses est susceptible d’aboutir à des confusions voire à des manipulations comme cela été le cas lors de la proclamation des résultats du référendum.

Vers un paysage politique chambardé

L'objectif de Kaïes Saied est d'en finir avec unescène politique constituéed’acteurs de dimension nationale tels que les partis politiques, les acteurs associatifs sociaux et culturels, de recomposer celle-ci par la « base » - l’échelon local ou régional-, comme l’atteste le nouveau découpage électoral instauré par le décret-loi du 15 septembre 2022. Au risque de réveiller le clanisme et le tribalisme.

Cette nouvelle configuration conduira-elle à modifier les structures globales dominées par quelques grandes familles contre lesquelles Kaïes Saied peste périodiquement ?  Ou va-t-elle déplacer une partie de leur pouvoir au niveau local au risque de ressusciter les chefferies locales et de renforcer les réseaux de contrebande à l’œuvre dans de nombreuses régions où ils nourrissent une économie informelle florissante ? 

Les partisans du projet de KS s’agitent avec la ferme intention de tirer profit de cette situation. Les partis qui le soutiennent sont peu nombreux et ne disposent pas d’un poids politique et électoral significatif (le parti nationaliste Echaab, certaines fractions de l’extrême gauche, de tout nouveaux partis-croupions). D’autres organisés autour de pages Facebook animées par des influenceurs, ne sont visiblement pas structurés et ont plutôt tendance à se chamailler comme l’atteste « la guerre des parrainages ». Les tentatives de mettre de l’ordre dans leurs rangs ne sont guère concluantes pour l’heure et le temps manquera sans doute pour qu’ils arrivent à se mettre en ordre de bataille.

Le dilemme participation ou non- participation

Qu’en est-il des franges de la classe moyenne et des couches populaires qui ont constitué le gros de l’électorat Kaïes Saied en 2019 et, partiellement, en 2022 ? Continuent-elles à voir dans ce chambardement un libre exercice de la démocratie ou se rendent-elles progressivement compte qu’il risque de mener à un système pire que celui qu’ils pensent avoir rejeté par leur vote ?  

Les forces qui prônent le boycott nombreuses et bruyantes- soit la quasi-totalité des partis politiques- fondent leurs arguments sur la genèse même du processus politique sans dialogue et sans concertation imposé par Kaïes Saied. Elles s’éloignent ainsi du champ de bataille voulu par lui en arguant du fait que les règles du jeu sont inéquitables et que l’arbitre est partial voire acquis à l’homme fort du moment.
En se comportant ainsi, ne risquent-elles pas de s’éloigner durablement des instances de délibération même si ces dernières voient leur pouvoir limité et fragilisé ? Car, même dépourvues de légitimité suffisante compte tenu de l’éventualité d’une forte abstention, les élections vont conférer à Kaïes Saies la légalité qu’il cherche à donner son projet.

Ne fallait-il pas d’abord engager une réflexion en vue sinon d’obtenir une victoire électorale (objectif hors de leur portée étant donné les divisions) du moins d’affirmer une présence conséquente et œuvrer à instaurer un débat national dans lequel elles délivrent leurs messages et exposent leurs solutions ?  En outre, n’auraient-elles pas dû réfléchir ensemble à la meilleure manière d’enrayer l’avancée du dispositif de Kaïes Saied ? L’agitation récurrente de ces pôles dispersés constitue-t-elle une riposte suffisante ? On peut en douter. Peut-on se contenter de miser sur le pourrissement de la situation économique et sociale ? Outre l’impression d’une démission à laquelle cette posture renvoie, personne ne peut prédire les conséquences fatales d’un tel pourrissement sur le processus démocratique.  Enfin, à supposer que KS appelle à un dialogue - un cas de figure improbable mais à ne pas écarter, après tout, toutes ces forces le réclament - ne faudrait-il pas anticiper l’implosion qu’une telle initiative risque de provoquer dans les rangs des différentes fractions de l’opposition ?

Enfin, il y a ceux qui sont écartelés entre le refus du projet et du processus à l’œuvre et la nécessité de garder le contact avec la population. Le vote citoyen – une conquête récente rappelons-le - ne constitue-t-il pas laseule possibilité de faire participer le peuple à la vie politique du pays et au choix de ses élus ? Ne pas voter, c’est refuser de tomber dans le piège qui donne l’illusion de la participation.Mais s’interdire de s’y engager, n’est-ce pas s’exclure d’une bataille à l’issue prévisible jusqu’à un certain point ? Que les élections soient utilisées pour accorder une légitimité à la domination d’un pouvoir personnel ne devrait-il pas conduire à considérer le choix d’y participer comme nécessaire mais non suffisant ? Ne faudrait-il pas aussi envisager des stratégies de contournement pour porter un message de mise en garde et émettre des propositions ?

Autant de questions qui dénotent d’un réel désarroi tant le sentiment d’être piégé est prégnant et forte la crainte de contribuer à faire du suffrage universel, non un moyen d’émancipation mais un mécanisme de soumission.

«La porte et la clé de la maison»

Kaïes Said a profité des heurs et des malheurs de la période post-révolution pour se hisser au sommet de l’Etat. Une fois élu, il a fait selon l’adage « le dernier arrivé, ferme la porte derrière lui ». Premières modifications de la loi électorale (la porte) pour préparer le référendum. Puis changement de serrure (Instance électorale) pour s’accaparer l’entrée du jeu politique. Enfin, adoption d’une constitution sur mesure (la maison) pour asseoir son pouvoir en lui donnant un semblant de légitimité.

On assiste donc à un processus d’accession au pouvoir, une success story écrite d’avance pour asseoir le pouvoir d’un seul. La compassion que ce dernier affiche lors de ses sorties théâtralisées à l’égard d’une population qui endure nombre d'épreuves, sert à façonner l’image d'un « souverain dur mais juste », désintéressé,dévoué à la cause du peuple et soucieux de le protéger contre les intrigants et les comploteurs.

On revient alors à l’interrogation de départ, existe-il une menace réelle d’un retour programmé à un régime autocratique et anti-démocratique qui signifiera un coup d’arrêt définitif à la transition démocratique (certains parlent de contre révolution) ?

Ou s’agit-il d’une régression passagère, un accident de parcours auquel succédera, tôt ou tard, une relance du processus démocratique ?

Répondre à ces interrogations c’est répondre à la lancinante question de participer ou non aux échéances électorales – et pas seulement celles prévues au mois de décembre 2022- que l’instauration de ce nouveau système annonce.

Les élections se trouvent ainsi au centre des préoccupations de tous. Elles posent crûment à tous les acteurs – politiques, institutionnels, et à chaque citoyen la question de leur sens, de leur portée et de leur impact. Personne ne peut s’y soustraire quel que soit le prétexte invoqué, étant bien entendu qu’elles sont considérées comme un moyen démocratique du règlement pacifique des conflits. Surtout pas l’instance électorale censée être l’arbitre impartial du jeu électoral. Le discours qui l’assigne à n’être qu’une instance technique, juridique et logistique cache mal, dans le contexte actuel, sa « servitude volontaire » et son alignement.

Pour résumer, on est bien face à un dispositif de verrouillage de la vie politique tunisienne. Sa redoutable efficacité tient, pour l’heure, à sa cohérence : en amont une instance des élections détournée de sa fonction arbitrale, des textes électoraux concoctées et triturés par le fait du prince, des acteurs politiques neutralisés et écartés de l’arène ; et en aval un no’ man’s land démocratique ou la souveraineté est accaparé par un homme seul qui pérore ad nauseam au nom du peuple. Un dispositif de bout en bout attentatoire à la vie démocratique et à rebours de la transition du même nom.  

L’ISIE actuelle qui, à l’image de la « serrure », censée ouvrir démocratiquement la porte du pouvoir aux compétiteurs, est aujourd’hui soumise au résident de Carthage. Celle dont le présent ouvrage rappelle l’histoire et la genèse en 2011 était libre et l’est restée, peu ou prou, jusqu’en 2019.
 

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