News - 03.10.2022

Monji Ben Raies: Lettre ouverte au Chef de l’Etat et au ministre de l’éducation nationale

Monji Ben Raies: Lettre ouverte au Chef de l’Etat et au ministre de l’éducation nationale

Messieurs, les vacances d’été se sont terminées et nous sommes en période de rentrée à tous les niveaux de l’Etat et de la société, à commencer par la rentrée scolaire. 109.000 élèves ont quitté les bancs de l’école publique. Dans ce nombre, 70% intègrent des établissements privés ou la formation professionnelle, mais 30% décrochent définitivement, a ajouté le ministre notant que dans la majorité des cas la rupture intervient soit durant le passage du primaire au collège ou du collège au secondaire. En Tunisie le décrochage scolaire gagne du terrain, venant grandir le nombre de candidats à la clandestinité dans un ailleurs illusoire ou les rangs des extrémistes islamistes djihadistes ou enfin toute la délinquance de rue que connait le pays.

Le pourquoi du décrochage scolaire est évident et je souhaiterai vous le rappeler.

Tous les rouages du système éducatif sont corrompus de quelque façon que ce soit.

L’école est une anticipation du devenir social. Si une partie de la société a l’impression que l’école ne n’assure plus en termes d’intégration sociale, il est normal d’observer une démobilisation.

Toutes les formes de discrimination violent le principe républicain d’égalité en ce qu’elles constituent une inégalité de traitement basée sur une intention de nuire.  Elles sont contraires au principe de laïcité. Celui-ci, au fondement de la République, affirme des valeurs communes au-delà des appartenances particulières. Il exige de réagir face à des comportements contraires aux libertés fondamentales, aux droits des personnes, à l’égalité entre les femmes et les hommes. La discrimination et les passe-droits sont particulièrement inadmissible à l’École, lieu privilégié de l’enracinement de l’idée républicaine et de l’apprentissage d’un « vivre ensemble » fondé sur la raison, la formation au dialogue et à la liberté.  L’institution scolaire, reposant sur les valeurs républicaines, a pour mission de contribuer à la formation de citoyens libres, égaux et fraternels, responsables d’un destin commun partagé. 

Quand les listes des élèves sont constituées et qu’ils sont affectés dans les classes, une forme d’eugénisme est pratiquée par les administrations scolaires. Les enfants des notabilités de la ville sont placés dans des classes particulières qui seront objets de toutes les attentions. On leur affectera les meilleurs enseignants, les enseignements se dérouleront de manières laminaires sans incidents majeurs et toutes les conditions d’une bonne formation seront réunies. Dans ces classes, on y trouve les enfants de familles aisées, qui sont capables financièrement de s’offrir les bons services de l’institution ; il y a aussi les enfants des instituteurs et professeurs qui enseignent au sein de l’établissement ainsi que les enfants de personnalités influentes. Pour ce qui est des autres enfants, ceux que la nature n’a pas favorisé, ceux dont la famille n’a pas l’argent, le bras long ou l’influence nécessaire, les enfants lambda, ils sont distribués dans les autres classes, celles laissées pour compte par l’établissement. Elles souffrent alors de tous les maux du système. Des horaires de cours inadmissibles et contre-pédagogiques, des cours non-affectés d’un enseignant pendant une durée de plusieurs mois et allant jusqu’à l’année scolaire toute entière. Certains enseignants se permettent de s’absenter dès la deuxième séance pour une durée indéterminée, et envoient à l’administration de l’établissement un certificat médical qui est enregistré sans autre forme de procès. D’autres enseignants se contentent de rester assis à leur bureau, après avoir donné à leurs élèves du travail à faire, jusqu’à la fin de la séance, sans un mot et sans que le travail demandé ne soit corrigé en classe.

La rentrée scolaire est un moment angoissant pour toute la famille. Les élèves s’inquiètent surtout à l’idée de découvrir la classe dans laquelle ils vont tomber. Parfois le hasard fait que la classe attribuée à votre enfant ne lui convienne pas. Demander un changement de classe, devient la seule option. Mais certains chefs d’établissements discrétionnairement accordent le changement à certains et le refusent à d’autres sans explication, même si la demande des parents est appuyée par des motifs et des pièces justificatives objectives. C’est une atteinte à l’égalité entre les élèves et à l’égalité des chances.
Les salles de permanence sont fermées parce que les enseignants refusent d’être affectés au contrôle des élèves qui ont des heures creuses. Les élèves se retrouvent à errer dans les rues, lorsqu’ils sont dans l’impossibilité de rentrer chez eux, en attendant que viennent la prochaine heure de cours. Ils sont livrés à tout ce que la rue cache, tabagisme, drogue, violence, …

Les enfants qui souffrent de différences notables ne sont pas pris en charge et protégés par les instances des établissements. Ils sont laissés en pâture à la méchanceté des élèves, ils sont raillés, insultés, agressés verbalement ou par des questions obscènes, ou physiquement sous le regard indifférent des surveillants. Leurs affaires scolaires et/ou leurs vêtements sont détériorés, déchirés ou volés sans que rien ne soit fait, en toute impunité. Parfois les élèves peuvent être rackettés par des élèves plus âgés ou en échec scolaire.

Monsieur le Président, monsieur le ministre, comment pouvez-vous ignorer des situations aussi flagrantes et pratiquer la politique de l’autruche en affirmant, devant les media, que tout est bien dans le meilleur des mondes ?

A un autre niveau, il faut dire que la société tunisienne est devenue élitiste. Le droit à l’éducation et à l’instruction gratuite et obligatoire, le principe de l’égalité des chances pour tous, l’égal accès au service public de l’éducation, le droit à la sécurité, qui sont autant de droits de l’homme reconnus comme fondamentaux au niveau le plus élevé de la hiérarchie des normes, autant qu’au niveau du droit international, sont chaque jour bafoués, ignorés, écartés, violés par un système éducatif élitiste, ploutocratique, inégalitaire et corrompu à tous les niveaux de la hiérarchie.
A la rentrée scolaire, il faut acheter les fournitures scolaires. C’est une nécessité et jusque-là il n’y a rien à redire. Le prix des fournitures de rentrée scolaire a augmenté. Ce sont surtout les articles de papeterie qui ont augmenté, alourdissant le budget des parents. La hausse s'explique notamment par la flambée des prix des fournitures scolaires. Une rentrée scolaire couterait approximativement aux parents 800 dinars. Chaque année, certaines familles se retrouvent en situation de surendettement auprès des banques, pour avoir eu recours à des crédits de consommation pour subvenir aux besoins scolaires de leurs enfants. Près de 120 000 élevés sont contraints d’abandonner l’école pour des raisons financières.

Là où le bât blesse, c’est que même le circuit de distribution des fournitures scolaires est corrompu et il s’y livre un trafic des plus éhonté qui n’est ni plus ni moins qu’une extorsion et un racket à l’encontre des parents. En effet, les fournitures scolaires sont de qualités et de prix différents selon leur provenance ou qu’elles soient compensées ou pas. Les cahiers compensés par exemple sont moins cher que les cahiers dits de qualité supérieure, dont le prix n’est pas compensé et qui peut atteindre le double ou le triple du prix de l’autre catégorie. Normalement c’est aux parents de choisir ce qu’ils veulent acheter et ils décident généralement en fonction de leur budget. Au jour d’aujourd’hui, les parents sont privés de cette liberté de choix. En effet, les libraires se livrent à un trafic des fournitures compensées qu’ils dissimulent dans une partie de leur officine et qu’ils réservent généralement à leurs amis et connaissances et relations et qu’ils distribuent sous la table. Pour le commun des mortels, il doit payer le prix fort, forcé d’acheter les fournitures non-compensées qui, seules, leurs sont proposées. Parfois, les libraires ne consentent à leur vendre des produits compensés que s’ils acceptent d’acheter une partie de leurs besoins en fournitures non-compensées. C’est un abus de position dominante et du racket.

Monsieur le Président, Monsieur le Ministre, je n’épiloguerais pas sur les fautes qui parsèment les manuels scolaires. Il y a eu suffisamment de mentions du phénomène dans les media, notamment sociaux. Mais quel statut notre société donne-t-elle à l’élève ? Je m’arrêterais sur le fait que les programmes scolaires sont à revoir et le contenu des manuels à reconcevoir, tant il est vrai que ceux-ci sont ennuyeux et rébarbatifs et sans attraits. Les programmes imposent aux élèves un savoir, sans jamais s’interroger sur ce qu’ils peuvent ou veulent apprendre. Ces programmes sont tous élaborés par des personnes d’un certain âge qui se prétendent spécialistes chacune dans un domaine et qui sont enfermées dans leur discipline et leur milieu social généralement élevé, qui se représentent tous les enfants sur un même modèle, et qui définissent des normes adaptées seulement à ce modèle, ou même à une élite, et excluent tous les autres, différents. Ils font preuve d’un aveuglement sur la vie réelle des enfants, des adolescents et sur leurs enseignants, en leur imposant le maniement de consignes incompréhensibles, dépassées et veillottes.

Signalons aussi le fait que les méthodes d’enseignement sont dépassées, centrées qu’elles sont sur la transmission de contenus et de connaissances, en occultant le fait qu’un enfant n’apprend que s’il en a le désir et qu’il est intéressé.

Les institutions d’éducation devraient également mettre l’accent sur leur développement technologique et introduire dans l’apprentissage des enfants des activités parascolaires, ce qui est un secteur de la formation passé à la trappe, tout comme les activités sportives et d’éveil. Les enseignants d’éducation physique sont, en général, rémunérés à ne rien faire.
Qu’est-ce qui pourrait amener les parents, et singulièrement les enseignants à ouvrir les yeux sur cette problématique et à récuser cette dictature d’une caste qui se targue d’être républicaine, pour entamer la révolution culturelle qui pourrait faire que l’école devienne démocratique ?

Ce ne sont là que quelques-uns des problèmes dont souffre le peuple et que l’on pourrait soulever, concernant la rentrée scolaire, qui laisse sur le pavé plus de 120 000 enfants sans formation chaque année.

Monji Ben Raies
Enseignant Universitaire
Juriste Publiciste Internationaliste et Politiste
Chercheur en Droit public et Sciences Politiques
Faculté de droit et des sciences politiques de Tunis
Université de Tunis El Manar

 

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