News - 27.05.2022

Pour un traitement démocratique de la question climatique: tenir fermement ensemble les questions écologiques, démocratiques et sociales

Pour un traitement démocratique de la question climatique: tenir fermement ensemble les questions écologiques, démocratiques et sociales

Par Pr Samir Allal - La transition écologique et sociale passe par une transformation profonde de nos institutions et de l'appareil productif, mais aussi par des changements de comportement des acteurs privés et publics. Nous ne sommes toujours pas sur la bonne voie, et aucun pays n'a réussi à atteindre les objectifs de réduction des émissions des gaz à effet de serre(GES) fixés par l'accord de Paris sur le climat.

La crise écologique ne se réduit pas au changement climatique, même si celui-ci occupe la plus grande place dans le débat environnemental : elle concerne tout autant la dégradation de la biodiversité, l'épuisement des ressources naturelles et la destruction des écosystèmes dont nous dépendons pour notre survie même. Toutes ces dimensions convergent et risquent de se traduire en crises sociales et politiques bien plus graves que celles qui secouent nos sociétés actuellement.

Le message des scientifiques est clair: cette décennie est cruciale pour limiter au maximum les émissions de gaz à effet de serre (GES) et commencer à adapter nos sociétés aux effets du changement climatique. Dans son sixième rapport, le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) renforce encore ce sentiment d'urgence en exigeant une baisse «rapide, radicale et le plus souvent immédiate» des GES: celles-ci devront avoir atteint leur pic en 2025 au plus tard et diminuer rapidement ensuite si nous voulons encore avoir une chance de limiter la hausse des températures mondiales à 1,5°C ou même à 2°C.

Nos décideurs sont-ils seulement conscients du défi civilisationnel que nous vivons? Essayeront-ils d'accélérer la transition et de dépasser les obstacles sur lesquels ils ont buté jusqu'à présent ? Nous devons tout faire pour essayer de les convaincre, que le coût de l'inaction serait bien plus prohibitif que celui de l'action, que rien n'est plus important aujourd'hui que de mettre en œuvre des réponses efficaces à cette crise. Et tout faire pour mettre en échec les politiques qui iraient à l'encontre de la transition écologique.

Prise de conscience et résistances

Un peu partout dans le monde, on constate la même inquiétude pour l'avenir et le même désir de changement, dont témoignent les mouvements de la jeunesse, les initiatives locales, les actions en justice à l'encontre des décideurs politiques et économiques, et de multiples formes d'expression citoyenne qui révèlent une volonté de contester l'insuffisance des réponses politiques pour lutter contre le changement climatique et d'inventer des modes de vie nouveaux.

Les citoyens ont bien compris que les changements de comportement et l'innovation «parle bas» sont certes indispensables mais ne suffiront pas. Les gestes individuels représentent au mieux un quart des efforts à accomplir pour réduire l'empreinte carbone. Pour transformer nos systèmes productifs, mieux réguler l'économie, réduire les inégalités et favoriser la sobriété, nous avons besoin de réponses politiques et collectives claires, adoptées démocratiquement. C'est pourquoi les résistances face à de tels changements sont immenses et imposent que les alternatives concrètes soient déployées dans le cadre d'une politique de justice sociale.

Le sixième rapport du Giec nous rappelle qu'il n'est pas trop tard pour agir et que des solutions sont à notre portée, même si elles représentent de véritables défis sur les plans économique, technique et social. Cette prise de conscience peine cependant à déboucher sur des mesures concrètes et une vision politique à la hauteur du défi.

Les transformations à opérer dans nos sociétés et notre économie sont profondes et appellent, entre autres, à renoncer collectivement à la consommation de certains biens et services ou à en revoir complètement les usages. Alors même que, dans bien des cas, nos modes de vie actuels sont contraints par les choix collectifs du passé.

Résultat, c'est la politique de l'autruche et des effets d'annonce qui prévaut pour l'instant. Et il faut des circonstances exceptionnelles telles que la pandémie de Covid-19 ou la guerre en Ukraine pour que des mesures jugées jusqu'alors trop difficiles soient soudain évoquées par des institutions internationales ou des responsables politiques, qu'il s'agisse de la réduction drastique de notre dépendance aux énergies fossiles ou d'un recours accru énergies renouvelables et à sobriété.

« Les militants du climat sont parfois dépeints comme de dangereux radicaux. Mais les radicaux vraiment dangereux sont les pays qui augmentent la production de combustibles fossiles. Investir dans de nouvelles infrastructures de combustibles fossiles est une folie morale et économique », déclarait ainsi Antonio Guerres, secrétaire général de l'ONU, le 5 avril 2022.

Relever le défi et trouver la voie d'une transition juste

Nous voulons croire que nous pouvons toujours changer de trajectoire et renforcer le bien-être social sur le chemin, à condition de ne pas éviter les questions les plus fondamentales : qu'est-ce que le progrès à l'âge de la crise écologique? Comment partager les efforts nécessaires? Quelles sont nos véritables richesses?

L'échelon national n’est pas le seul niveau d'action pertinent : la bataille politique pour la transition se joue aussi dans les collectivités locales, qui disposent de nombreuses compétences indispensables à de transformation dans de nombreux domaines, de la biodiversité, à l'école en passant par l'économie, l'entreprise, le modèle social et les principaux secteurs de politiques publiques concernés, comme la ville, les transports, l'agriculture et la production d'énergie. Elle se joue également au niveau international : les 1% des plus riches émettent en effet 15% des gaz à effet de serre ; si on considère les 10% du haut, ce taux monte à 52%. Les 50% les plus pauvres, eux, ne sont responsables que de 7% des émissions (Oxfam septembre 2020).  Les flux de matières sont également mal répartis.

Un premier fil rouge dans notre réflexion est la recherche de réponses systémiques, allant dans le sens d'une planification écologique menée à plusieurs échelles à la fois. Nos politiques publiques restent en effet trop cloisonnées, en se contredisant parfois. Les politiques de transition ont besoin d'une instance ad hoc capable de réunir autour de la table État, régions, partenaires sociaux, universitaires, société civile et partis politiques. Il est plus qu'urgent, aujourd'hui, de mettre en place cette planification écologique de type nouveau, cohérente avec les objectifs de la transition, plus démocratique et davantage ancrée dans nos territoires.

Les transformations concrètes qu'il faut amorcer dans une telle vision ne manquent pas. Nous avons, par exemple, besoin de renforcer les circuits courts et les modes de production durables pour assurer notre indépendance, mais aussi pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre dues au transport. Certains économistes s'y opposent en invoquant l'augmentation des prix, pour les consommateurs, qui découlerait de telles relocalisations.

Mais c'est là où il s'agit de revoir en profondeur notre logiciel économique pour pouvoir donner accès à tous à une alimentation saine, durable et de qualité. Ce mouvement est d'autant plus urgent que nos dépendances s'accroissent dans un contexte géopolitique de plus en plus préoccupant. La réorganisation de nos modes de production pose aussitôt la question de l’emploi et de l’aménagement du territoire. Où sont localisés les nouveaux emplois dont nous avons besoins ? Les territoires vont-ils mobiliser leurs avantages comparatifs ou continuer à alimenter une concurrence mortifère?

Plus généralement, comment organiserons-nous la production (énergétique, alimentaire) dans nos pays et les différents territoires? Saurons-nous la répartir intelligemment et faire jouer les complémentarités, préférer la coopération à la concurrence? Rénoverons-nous les logements existants ou reconstruirons-nous des centres d'habitation et d'activité susceptibles d'assurer à la population une autosuffisance alimentaire et industrielle?

Parviendrons-nous à réindustrialiser nos pays sans relancer les émissions de GES territoriales ? Quelles organisations du travail seront compatibles avec ces nouvelles exigences? Irons-nous vers une diminution de la taille des entreprises et un fonctionnement plus démocratique? Pourrons-nous réduire le poids des multinationales? Parviendrons-nous à réorienter l'activité des banques et des marchés financiers? Mais encore, quelle sera la place du numérique dans cette réorganisation de la production ?

Toutes ces questions dépendent les unes des autres et appellent des réponses systémiques, alors que notre modèle de gouvernance tend au contraire à les séparer.

Rôle clé de la sobriété et des économies d’énergie 

Un deuxième fil rouge de notre réflexion, concerne la place centrale de la sobriété dans tous les domaines, des infrastructures aux modes de consommation. Ce rôle clé de la sobriété est souvent rappelé dans les scénarios de transition énergétique, mais il en va de même de notre organisation économique et sociale. Où orienter les investissements prioritaires et comment les financer? Avec quelles normes de production? Comment réduire le poids de la publicité dans nos modes de consommation ?

Agir pour la sobriété ne revient pas à faire culpabiliser les individus, mais à renforcer la réglementation pour réguler les pratiques économiques qui alimentent la course à la surconsommation et au gaspillage. Malgré tous les efforts réalisés jusqu'ici, notre modèle économique et les modes de consommation des classes aisées font toujours preuve d'une créativité sans borne quand il s'agit de dilapider les économies d'énergie et de matières rendues possibles par le progrès technologique.

Tous les jours, les consommateurs entendent de nouvelles promesses selon lesquelles il serait possible de continuer comme avant tout en préservant la planète, sans tenir compte du cycle de vie complet des produits ou de la façon dont l'énergie qui les alimente est produite.

Les problèmes sont aggravés par l'évolution néolibérale de la conception de l'action étatique : l'idée d'objectifs contraignants imposés aux producteurs se voit souvent écartée alors que les politiques « incitatives » et autres actions volontaires produisent peu de résultats. Les règles budgétaires sont appliquées de façon dogmatique, sans distinguer les investissements nécessaires à l'avenir du pays. La capacité même de piloter ou de réorienter des politiques de transition complexes s'en trouve remise en cause, comme on le voit dans les secteurs du transport ou de l’électricité.

Réussir la transition implique une gouvernance plus démocratique, mais aussi un dialogue social réinventé, une politique fiscale plus juste, une école plus coopérative, etc. C'est à ce prix que notre démocratie pourra surmonter les blocages qui existent à tous les niveaux, non seulement sous la forme des lobbys mais, plus fondamentalement, dans la société elle-même, où la demande de changement est bien réelle mais se mêle aux angoisses exploitées habilement par les populismes de tout bord.

La planification écologique peut contribuer à organiser ce processus démocratique de la transition en s'appuyant sur les expériences passées et récentes dans certains pays. En premier lieu, elle peut être le moyen de traduire concrètement la réflexion sur les modes de vie menée par des initiatives telles que les Conventions citoyennes sur le climat (CCC). Celles-ci ont montré qu'il est possible d'avoir un débat démocratique sur la satisfaction de besoins essentiels (se loger, se nourrir, se déplacer, etc.) tout en raisonnant sur la transformation des systèmes économiques en partant de limites écologiques et de scénarios de transition.

À ce sujet, tout projet de réforme constitutionnelle transformant le Conseil économique, social et environnemental en « chambre du futur » permettrait à des membres de la société civile d'exprimer leurs propositions pour les soumettre au vote, dans le cadre de lois de programmation visant à adosser des moyens adéquats à des objectifs de long terme. « Moyens » signifie ici non seulement le budget public, mais aussi des objectifs d'affectation des fonds privés, via des mécanismes d'encadrement des décisions des entreprises et du secteur.

Un tel changement de gouvernance et de comportement de l'ensemble des acteurs de la société, nécessaire à la réussite de la transition, ne peut être obtenu que si celle-ci s'inscrit dans un processus démocratique, fondé sur les deux grands principes énoncés par l'ONU (protocole de Kyoto de 1997) : le principe de participation et d'information, et celui de solidarité et de justice.

Finalement, il y va de nos valeurs plus que de solutions techniques, comme le remarquait déjà en 1977l'économiste Herman Daly au sujet du concept de développement durable: «Si le paradigme sous-jacent et les valeurs qui le sous-tendent ne changent pas, aucune habileté technique ni intelligence manipulatrice ne pourra résoudre nos problèmes».

Vraies difficultés et fausses excuses : inventer une nouvelle cohérence

Naturellement, la crise climatique est un défi inédit, et la faiblesse des réponses s'explique aussi par des raisons plus profondes, à commencer par l'impensé des limites matérielles de notre civilisation industrielle et de nos libertés. La notion de limites planétaires heurte de plein fouet nos dogmes fondateurs: la croissance infinie, le pouvoir d'achat comme alpha et oméga du bien-vivre, etc. La crise du Covid et la guerre en Ukraine ont montré à leur façon les difficultés de passer outre ces dogmes par l'imagination et dans un esprit de consensus.

A ces obstacles bien réels se mêle cependant une série d'excuses visant à préserver des intérêts bien compris et souvent analysés par les chercheurs. Le prétendu problème d’« acceptabilité» des réformes masque surtout une prise en compte très insuffisante des inégalités face aux impacts du changement climatique et aux efforts à fournir. L'expérience montre que les enjeux environnementaux seront mieux pris en compte par l'action concertée, dans un cadre de redevabilité et de transparence.

Sept ans après la signature de l'accord de Paris, il est étonnant que l'on en soit encore à s'interroger sur les composantes de la politique climatique, alors que la mise en ordre de bataille de toutes nos ressources humaines et financières devrait déjà être achevée, sachant que la décennie 2020 est la dernière qui nous permettra de maîtriser les impacts du changement climatique. Notre pays, le monde réagit tardivement, mais il est encore temps d'agir.

La transition écologique est une tâche complexe, et il serait naïf de penser qu'il est possible de faire disparaître toutes les contradictions en trouvant systématiquement des mesures « gagnant-gagnant ». Il est néanmoins urgent de changer les priorités et de donner plus de poids aux objectifs de la transition écologique, tout en ayant bien conscience qu'ils peuvent se révéler contradictoires.

Cela nécessite une connaissance fine de l'ensemble des enjeux, à rebours de la réflexion en silos qui continue de dominer. L'urgence est aussi à la formation des décideurs privés et (surtout) publics, et à la remise en cause de l'idée que tout est conciliable ou compensable.

Pr Samir Allal
Université de Versailles/Paris-Saclay
 

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