Hommage à ... - 21.02.2022

Noureddine Sammoud: Les muses en deuil

Noureddine Sammoud: Les muses en deuil

Par Abdelaziz Kacem - Mardi 11 janvier 2022, Noureddine Sammoud, le phare de Kélibia, s’est éteint. Son départ précipité nous a littéralement pris au dépourvu. La veille, lundi 10, il était si vivant. Non, ce n’est pas une lapalissade. Certes, à plus de 89 ans, il n’était plus de la première jeunesse ; certes, il avait fait une mauvaise chute domestique et ses fractures tardaient à se souder, mais son esprit restait étonnamment vivace et son inspiration débordante. La veille, moins de dix ou douze heures avant d’entrer dans le silence éternel, il continua à bombarder ses amis de ses courriels quotidiens. Pour ma part, j’en ai reçu deux : ses stances du jour. De la poésie, toujours de la poésie. Sa dernière composition prenait la forme d’un défi, une gageure : retraduire, recréer les quatrains de Khayyam.

Imbattable en prosodie, aidé par une parfaite maîtrise de l’arabe, il rimait tout avec une facilité déconcertante. Il continuait de taquiner les muses. Et Noureddine était taquin. Ses blagues, ses ironies, ses traits d’esprit, étaient inépuisables. Poète satirique de premier ordre, il savait par l’épigramme, le pamphlet, la dérision dédramatiser une situation. Son humour moqueur nous vengeait de la bêtise, de l’incurie, du sous-développement.

Ah, cet inénarrable voyage de Tunis à Tozeur pour célébrer un énième anniversaire de Chebbi. Le ministère des Affaires culturelles, pour le transport des participants, avait apprêté l’un de ses gros bus, un vétéran des longs trajets, au service des colloques et rencontres. Convoqués à la Kasbah, pour un départ prévu à 7 heures, aèdes et intervenants sont priés de patienter quelques minutes, le temps de chauffer l’engin et les minutes passent, s’accumulent et font des heures : trois. Enfin, le départ est sonné. On quitte la capitale sans encombre. Puis, au niveau d’Hammamet, le vieil autocar eût aimé bifurquer vers la Villa Sébastien; il commence à crachoter. Vint la surchauffe, à Bouficha, on fait escale ; on reprend la route. Le chauffeur, un ancien du volant, rompu aux pannes, discute avec son moteur épuisé. Puis, de raté en surchauffe, c’est au milieu de la nuit que, ivres de fatigue, les hôtes de l’auteur de Iradat al-hayât (La volonté de vivre) débarquent…

C’est dans un poème succulent, un chef-d’œuvre, que Noureddine Sammoud raconte cette farcesque odyssée, l’hilarant calvaire d’une équipée. Et des pièces de cet acabit, il en a composé des dizaines. Pour la virtuosité qu’elles recèlent, la critique acerbe du laisser-aller national et pour l’impuissante résignation des Tunisiens, il faudra réunir ces textes et en faire un recueil capable d’apporter un peu de gaieté au marasme invincible du présent.

Pour ce faire, j’en appelle à la poétesse Maila «ميلاء» Sammoud, digne héritière de son père et, désormais, gardienne de ses précieuses et nombreuses archives.

Rhapsode moqueur, Noureddine n’en est pas moins un grand contemplatif et un délicat esthète. Bien avant la parution, en 1969, de son premier recueil «Rihlatun fî l- ‘abir» (Voyage dans les parfums), ses poèmes emplissaient la presse. Lui, Jaafar Majed et moi-même, nous appartenions au groupe d’al-Fikr, célèbre revue dirigée, trente ans durant, par Mohamed Mzali et Béchir Ben Slama.

Dans un poème intitulé Munâjât (Confidence), Noureddine Sammoud s’adresse à son double, faisant de sa propre difficulté d’être matière à réflexion sur certains aspects de la condition humaine, sur l’homme avec ses sautes d’humeur, son inconstance, ses joies aussi éphémères que ses peines. Pour un sujet aussi amer, le poète a su trouver une expression plutôt douce et sereine:

Tu es fatigué comme un voilier sur mer,
Ballotté par une tempête aveugle.
Et triste, tel une caverne éternelle où le malheur se retire
Et joyeux comme la lumière à la surface de la rivière,
Scintillant au cortège des clartés,
Comme un rayon lumineux, comme un rossignol épris,
Comme les roses dans la séduction de leur charme
Tu es comme l’univers, pâle dès que passe
Sur la terre une vague d’automne
Et comme le chant des oiseaux, se diffusant, gaiment, suave
Et sans fin avec le printemps au verdoyant ombrage

مُنْهكٌ أنتَ كالشراعِ على اليمِّ تَرامتْهُ زعْزعٌ عمياءُ
وكئيبٌ كأنما أنتَ كَهْفٌ أبديٌّ يأوي إليكَ الشقاءُ
وطروبٌ كالنور في صفحة النهرِ تَلالا في موكبِ الأضواءِ
كالشعاع السَّنِيِّ كالبلبل الهيْمان كالوردِ في فتون الرُّواءِ
أنتَ كالكوْن شاحبٌ فوْرَ ما تسري على الأرضِ موجةٌ من خريفِ
وكلحْنِ الطيور يمرح عذبًا سرمديًّا مع الربيع الوريفِ

Le style, dans ce poème, est peut-être trop chargé de comparaisons. Mais ces figures de style sont ici le moyen le plus simple pour mettre en relief les différents rapports qui existent entre l’homme et la nature. Ainsi l’être humain n’est pas fatalement triste, il a aussi ses moments d’allégresse et de plaisir. Une autre qualité se manifeste soudain dans ce poème, c’est la vision ouverte sur de larges horizons, une dimension qui permet à l’esprit de gambader à grandes enjambées. Telle est là une caractéristique du poète authentique. De ce dernier, Sammoud nous donne un portrait saisissant, celui d’un témoin toujours présent, dépositaire unique des valeurs humaines. Il traîne derrière lui le lourd héritage des siècles. Obsédé, jusqu’à l’auto-accusation, par les crimes de l’Humanité, pénétré, jusqu’à l’incarnation, de mysticisme, de vie et de mort.

Tel est le poète-prophète dépeint par Noureddine Sammoud dans un style étrangement érotique et mystique à la fois:

Sur sa bouche un désir du baiser d’Adam
Appliqué sur les jolies lèvres d’Ève.
Et sur sa poitrine les coups de lance de Caïn
Assénés à Abel, à flot saignant ;
À ses oreilles retentissent les coups de marteau
Ensanglantant les mains de Jésus ;
 À ses oreilles les pas de la chamelle de Muhammad
Parcourant pieusement le désert.
Dans son cœur l’Être respire
Et le Néant dévoile ses secrets.
Sur le chemin de l’immortalité,
Il prit la voie de la romance.
Telle l’abeille attirée par la fragrance.

في ثغره شوقٌ لقبلةِ آدمَ في ثغرِ حواءَ الجميل
وبصدره طعناتُ قابيلٍ لهابيلٍ تَدَفَّقُ كالسيول
في سمعه تدوي المطارقُ وهي تكسو بالدِّما كفَّيْ يَسوعْ
في سمعه خطوٌ لناقةِ أحمدٍ تطوي الفيافي في خشوعْ
في قلبه يحيا الوجود / وتلوح أسرار العدمْ
عرف الطريق إلى الخلود / فسرى على درب النغمْ
كالنحل يجذبه العبير  

Malgré la gravité du thème, le poète a su nous donner, dans un style d’une musicalité de bon aloi, l’image tendre et terrible de son double. Il en appelle enfin aux Siyât al-nour (Les fouets de lumière) pour tirer les ignorants de leur obscurantisme, pour chasser les opacités, pour éliminer les parasites, pour éveiller les inconscients, pour inquiéter les insouciants:

Déchire, ô soleil, le manteau des ténèbres !
Dessèche ces mousses parasitaires !
Sème la terre d’étoiles !
Brûle les vers de cette pourriture !
Assèche les étangs !
Fais en sorte que la lumière pénètre
Dans les yeux des inconscients
Depuis des milliers de siècles !

مزِّقي يا شمسُ جلبابَ الظلام
جفِّفي هذي الطَّحالِبْ
وازرعي الأرضَ كواكبْ
أحرِقي ديدانَ هذا العفَنِ
جفِّفي المستنقعاتْ
واجعلي الأضواءَ ترْكُضْ
في عيونِ الغافلينْ
منذ آلافِ القرونْ

Le poète s’érige ici moins en prédicateur qu’en esthète pourchassant la hideur sous toutes ses formes. Ses rimes et ses exhortations apportaient une corde nouvelle à la lyre incomplète de la poésie tunisienne. Défendre la beauté, c’est peut-être l’objectif suprême des arts de la parole.

Devant moi, une photo pérennise quelques instants privilégiés. Il y a un demi-siècle, au micro de la Chaîne nationale, pour un débat littéraire de haut niveau, j’avais réuni autour de Nizar Qabbani, cinq poètes de chez nous : Noureddine Sammoud, Zoubeida Béchir, Jaafar Majed, Abdelmajid Ben Jeddou et moi-même. 5 sur 6 ont quitté la scène. Soudain, je me sentis l’otage d’une indicible solitude.

Abdelaziz Kacem

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