News - 28.08.2021

Liste du patrimoine mondial: désuet, le charme tunisien n’opère plus depuis… un quart de siècle

Liste du patrimoine mondial: désuet, le charme tunisien n’opère plus depuis… un quart de siècle

Professeur Houcine Jaïdi - Au cours de sa 44e session, tenue du 16 au 31 juillet dernier à Fuzhou (Chine/Réunion en ligne), le Comité du patrimoine mondial (CPM) a, entre autres décisions, inscrit 29 sites culturels et 5 sites naturels sur la Liste du patrimoine mondial. La Tunisie qui a fait,  depuis une quinzaine d’années, le premier pas en vue d’inscrire de nombreux biens culturels, naturels ou mixtes (culturel et naturel) n’a fait aboutir aucun dossier lors des dernières assises du CPM. Cette contre-performance est enregistrée alors que le dernier classement de site tunisien remonte à près d’un quart de siècle. Mais, à y regarder de près, ce long blocage des dossiers tunisiens n’est pas de nature à étonner quand on se représente les innombrables problèmes dont souffrent les dossiers du patrimoine tunisien auprès de l’Unesco.

Petite histoire de la longue attente des Tunisiens

Le dernier site tunisien à être inscrit sur la liste du patrimoine mondial est celui de Dougga, en 1997. Cette inscription a clôturé une série qui avait commencé à la fin des années 1970 et qui a totalisé  7 sites culturels (le site archéologique de Carthage, l’amphithéâtre d’El Jem et la Médina de Tunis en 1979; la cité punique de Kerkouane et sa nécropole en 1985-1986; Kairouan et la Médina de Sousse en 1988, et Dougga/Thugga en 1997) en plus d’un site naturel (Le Lac Ichkeul en 198O). L’inauguration de cette liste était d’autant plus honorable qu’elle a concerné simultanément trois biens et qu’elle a eu lieu seulement une année après l’institution de la Liste du patrimoine mondial en 1978. Au bout de 18 ans, le bilan de la Tunisie était lui aussi globalement honorable.

Suite à l’inscription du site de Dougga, les autorités tunisiennes en charge du patrimoine ont donné l’impression de dormir sur leurs lauriers. Il a fallu attendre onze ans pour les voir de nouveau intéressées par le label de l’Unesco en faisant figurer des biens sur la Liste indicative propre à notre pays. Ce document est, selon la définition officielle de l’Unesco ‘’un inventaire des biens que chaque État partie a l’intention de proposer pour inscription’’, établi selon les ‘’Orientations’’ fixées en vue de mettre en œuvre la Convention du patrimoine mondial.

Ce n’est qu’en 2008 que la Tunisie a inauguré sa Liste indicative en y faisant figurer trois sites naturels (le Chott El Jérid, le Parc naturel d’El Feija et le Parc naturel de Bouhedma) et un site mixte (l’oasis de Gabès). Quatre ans plus tard, ce fut le tour de six biens culturels (Les frontières de l’empire romain: Limes du Sud tunisien; l’île de Djerba, le complexe hydraulique romain de Zaghouan-Carthage, les carrières antiques de marbre numidique de Chimtou, les Mausolées royaux de Numidie, de la Maurétanie et les monuments funéraires pré-islamiques, et la Médina de Sfax). En 2016, deux sites naturels (Le Permien marin de Jebel Tebaga et le Stratotype de la limite Crétacé-tertiaire (limite K-T) furent inscrits. L’année 2017 a été marquée par l’inscription de la Table de Jugurtha à Kalaat Senen en tant que site mixte. De l’année 2020, date l’inscription d’un autre bien culturel, l’habitat troglodytique et le monde des Ksours du Sud tunisien. La Rammadiya d’El Magtaa (El Mekta), le site princeps de la culture capsienne a été inscrit en tant que bien culturel au mois d’avril 2021. Au total il s’agit de neuf sites culturels, cinq sites naturels  et deux sites mixtes dont l’inscription s’est étalée sur treize ans avec quatre biens inscrits en 2008 et douze inscrits de 2012 à 2021 selon un rythme qui s’est ralenti considérablement à partir de 2012.

Jeu à huis clos, fuite en avant et erreurs de casting

Postulons que les dossiers des sites figurant dans la Liste indicative  de la Tunisie ont été préparés par les experts en charge du patrimoine avec un savoir-faire irréprochable. Postulons aussi que notre représentation diplomatique à l’Unesco qui préside la délégation tunisienne aux assises annuelles du CPM a défendu ces dossiers de la meilleure manière possible. Admettons enfin que l’inscription sur la Liste du patrimoine mondial est devenue de plus en plus difficile à obtenir compte tenu des nouvelles exigences du CPM. Mais il n’en reste pas moins que le blocage des dossiers tunisiens qui s’accumulent depuis un quart de siècle pose plus d’une question.

Depuis plusieurs années, autant la présentation des dossiers à faire figurer sur la Liste indicative de notre pays est fortement médiatisée par différentes parties engagées dans ces dossiers, autant l’issue de ces demandes préliminaires est tue. tout porte à croire que le  principe général qui semble guider ceux qui sont en charge de ces dossiers, depuis près d’un quart de siècle, consiste à crier victoire pour une simple déclaration d’intention, comme si elle était une fin en soi, et ne plus se considérer responsable de l’aboutissement de la démarche. Ainsi la quête du label de l’Unesco est gérée comme une question purement politique étayée par un dossier technique et relayée, in fine, par la diplomatie. Sous d’autres cieux, l’affaire est toute autre tant elle mobilise les collectivités territoriales, la société civile, les experts indépendants ainsi que la presse spécialisée et autre. A la base de cette attitude, un crédo tout simple : le patrimoine a ses experts institutionnels, soit, mais il est aussi et surtout un bien national qui, en aspirant à l’universel, doit donner lieu à la mobilisation de  toute la communauté nationale à laquelle est accordé le droit à l’information et  au suivi de la reddition des comptes. Une fois réunies, ces conditions mènent normalement à l’inscription sur la Liste du Patrimoine mondial et assurent des dividendes substantiels matériels et moraux qui dédommagent de tous les efforts et de tous les frais tout en confortant l’estime de soi.

Au lieu d’une remise en cause de la stratégie adoptée jusqu’ici pour la gestion des dossiers des sites inscrits sur notre Liste indicative, nos pouvoirs publics ont préféré continuer à accumuler les candidatures qui n’ont jusqu’ici abouti à rien. Ainsi, les six  dernières années ont été marquées par l’inscription de cinq sites sur notre Liste indicative soit une moyenne de  près d’un site par an alors qu’auparavant onze dossiers étaient au point mort.

En l’absence de toute communication officielle sur le blocage des candidatures tunisiennes, le citoyen intéressé se tourne vers l’information officielle livrée par le CPM dans son rapport annuel. Ce dernier, soumis aux règles de la diplomatie, n’est, hélas, d’aucun secours pour suivre les nombreuses étapes  faisant passer un site de la Liste indicative d’un État partie à la Liste du patrimoine mondial. En creux, il faut comprendre que tout est affaire de pertinence du dossier, puis d’efficacité de la diplomatie qui passe, entre autres, par l’image du pays. Dans le non-dit  des rapports des sessions du CPM, on pourrait penser à plus d’une raison qui expliqueraient le blocage des candidatures tunisiennes depuis 1997.

Vient à l’esprit d’abord le sort réservé par nos pouvoirs publics aux sites classés sur la Liste du patrimoine mondial. Il suffirait, à cet égard, d’évoquer le site de Carthage, illustre par son histoire, ses vestiges archéologiques et les innombrables traces qu’il a laissées depuis l’Antiquité dans la littérature, l’art et les représentations collectives. Classés en 1979 et ayant bénéficié d’une campagne internationale de fouilles patronnée par l’Unesco pendant une vingtaine d’années, il a, depuis, subi les pires avanies, d’abord et surtout par l’absence de volonté politique : absence d’un Plan de protection et de mise en valeur (PPMV) pourtant exigé par la législation tunisienne, déclassement de terrains faisant partie du Parc archéologique Carthage-Sidi Bou Saïd au profit des particuliers, empiètement des constructions anarchiques parfois entreprises par des organismes étatiques sur des vestiges bien identifiés, fermeture des musées, indigence de la mise en valeur, absence de toute médiation moderne, défiguration de l’environnement immédiat par les immondices, le commerce anarchique et la publicité sauvage…

L’Unesco peut-elle avoir des dispositions favorables pour un État qui ne cesse de montrer qu’il est défaillant quant à la sauvegarde et au rayonnement des biens culturels, naturels ou mixtes qui ont obtenu le label du patrimoine mondial, bafouant ainsi des dispositions essentielles de la Convention du patrimoine mondial et son propre Code du patrimoine?  Ceux qui sont en charge du patrimoine tunisien, à un titre ou un autre, gagneraient, lors de la mise à jour de notre Liste indicative, à se rappeler le vieil adage dont l’auteur n’est autre que saint Augustin : ‘’Il ne suffit pas d’avoir bonne conscience; il faut avoir une bonne réputation’’. Il fut un temps où la bonne réputation de notre pays en matière d’action culturelle lui ouvrait toutes les portes.

Certains dossiers qui figurent sur la Liste indicative de la Tunisie posent des problèmes sérieux qui les plombent de manière durable pour ne pas dire définitive. La candidature de l’Oasis de Gabès est justifiée par l’originalité du bien qui réside d’abord dans sa typologie : une oasis  maritime dont très peu d’exemple existent encore de par le monde et dont la luxuriance a été vantée depuis l’Antiquité. Mais à la date où ce site a été inclus dans la Liste indicative de la Tunisie (2008) l’oasis et ses habitants souffraient déjà cruellement des effets désastreux des installations du Groupe chimique Tunisien (GCT) qui ont été inaugurées dans les années 1970. En puisant l’eau qui irriguait l’oasis et en l’asphyxiant (ainsi que ses habitants) par les gaz et les particules toxiques, l’industrie étatique a signé l’arrêt de mort de l’oasis et a exposé toute l’agglomération de Gabès aux plus grands dangers. Une urbanisation anarchique de l’oasis est venue alourdir ce bilan désastreux.

Il faut se rendre à l’évidence et admettre que l’oasis de Gabès n’est plus du tout le paradis terrestre sublimé par Pline l’Ancien et Al Idrissi et qui était encore évocateur de cette image jusqu’au tout début des années 1970. Depuis, ses ressources en eau, sa faune, sa flore et la poésie qu’il dégageait sont parties … en fumée. Il est devenu, avec la ville de Gabès et l’immense plage qui longe son littoral un des exemples des plus représentatifs de la pollution à très grande échelle non seulement en Tunisie mais dans toute la Méditerranée. N’a-t-on pas assisté, ces dernières années, à une mobilisation internationale contre la pollution de Gabès et ses environs? Notre ministère de l’environnement et du Développement durable, qui a soumis le dossier de l’oasis de Gabès à l’Unesco, est-il réellement informé de la situation environnementale de la région ? Notre ministère des Affaires culturelles, associé au dossier de l’oasis, qui est un bien de nature mixte, a-t-il veillé à la sauvegarde et à la mise en valeur du patrimoine culturel matériel et immatériel que représente ce bien proposé à l’Unesco?  

Alors que l’État tunisien néglige superbement le désastre écologique de Gabès (comme celui du reste du pays) peut-il être pris au sérieux, à l’Unesco, quand il continue à faire figurer, dans sa Liste indicative, un bien qui est continuellement agressé et dépouillé des composantes qui auraient pu lui conférer ‘’une valeur universelle exceptionnelle’’ ?

Changer de logiciel pour gagner en crédibilité auprès de l’Unesco

Dans la liste des biens inscrits au patrimoine mondial en juillet dernier, il y a pour les décideurs en charge du patrimoine tunisien, une bonne matière à méditer afin de mieux gérer notre Liste indicative et en faire évoluer les composantes vers l’inscription sur la Liste du Patrimoine mondial.

Le premier enseignement qui se dégage de la liste des biens nouvellement inscrits est celui de la rigueur garante de la pertinence des demandes. Pour la Tunisie, la rigueur doit d’abord s’appliquer à la gestion des biens déjà inscrits sur la Liste du patrimoine mondial. Il est à parier que la Tunisie aura le plus grand mal à faire inscrire de nouveaux biens sur la Liste du patrimoine mondial si son image de marque, auprès de l’Unesco, n’est pas améliorée. A elle seule, cette tâche  est colossale tant le laisser-aller a été  grand depuis près d’un quart de siècle.

Ne plus présenter de dossiers à inscrire sur la Liste indicative avant d’avoir fait progresser de manière significative les dossiers déjà existants serait une attitude qui relèverait du simple bon sens. Il y va de la bonne utilisation des ressources humaines somme toute réduites. Le bien-fondé des déclarations d’intention ne peut pas justifier leur multiplication de manière inconsidérée alors que des dossiers, dont les premiers datent d’une quinzaine d’années, font du sur place. Dans l’attitude des décideurs tunisiens il y a beaucoup d’amour-propre mal placé. A la fin de ce mois d’août 2021, les listes indicatives de 179 États parties totalisent 1720 sites, soit en moyenne près de 10 sites par pays. Avec sa Liste indicative comprenant 16 sites, la Tunisie se situe à près de 50% de plus  que la moyenne. La Tunisie a-t-elle honnêtement les moyens de mener à bien les dossiers qu’elle ne cesse d’accumuler sur sa Liste indicative? Les moyens, rappelons-le, consistent à répondre à des critères précis et à obtenir une évaluation positive de la part des organisations  consultatives de l’Unesco, en passant par l’assistance technique et financière des organismes spécialisés. Ce parcours est loin d’être anodin. Beaucoup d’États choisissent de rester au stade de la ‘’Liste indicative’’  et de ne pas passer à la ‘’proposition d’inscription’’ qui ouvre la voie à l’évaluation rigoureuse du dossier.

Ne cherchons pas trop loin et comparons ce qui est comparable en considérant le cas de deux pays arabes, la Jordanie et l’Arabie Saoudite qui ont réussi à faire classer des sites à l’occasion de la dernière session du Comité du patrimoine mondial.

Le Royaume hachémite a pu faire inscrire la ville d’As-Salt. Cette inscription témoigne de la vigueur de l’élan pris par la Jordanie il y a près de 35 ans et qui lui a permis de faire accepter quatre dossiers pendant la longue éclipse de la Tunisie : UM er-Rasas (Kastrom Mefa’a) en 2004, la Zone privilégiée de Wadi Rum (2011), Le Site du Baptême «Béthanie au-delà du Jourdan» (2015), «As-Salt-Lieu de tolérance et d’hospitalité urbaine» (2021). Ce bon rythme d’un État aux ressources tout à fait comparables à celles de la Tunisie vient rappeler les multiples succès de la politique du royaume en matière de patrimoine comme en témoigne son tourisme culturel prospère depuis des lustres.

Au mois de juillet dernier, le Royaume d’Arabie Saoudite a ajouté l’Aire culturelle de Hima Najran à cinq autres sites dont l’inscription a été inaugurée il y a une quinzaine d’année, date à laquelle la Tunisie était, depuis longtemps, hors course à l’Unesco:  site archéologique de Al Hijr (Madain Salih) (2008), District d’at-Turaif à ad-Dir’iyah ((2010), Ville historique de Djeddah, la porte de la Mecque (2014), Art rupestre de la région de Hail en Arabie Saoudite (2015), Oasis d’Al-Ahsa, un paysage culturel en évolution (2018). Force est d’admettre que ce pays qui a bénéficié, il y a quelques décennies, de l’expertise d’un bon nombre d’archéologues tunisiens, fait preuve d’une régularité remarquable en matière de classement sur la Liste du Patrimoine mondial. Cela est dû avant tout à la réussite de sa  politique cohérente en matière de patrimoine.

Pourquoi des villes, des oasis et des sites archéologiques jordaniens et saoudiens ont été classés en bon nombre au cours de la dernière quinzaine d’années alors que des dossiers tunisiens de la même catégorie sont au point mort, au niveau de notre longue ‘’Liste indicative’’?

Essoufflés et sans cap, les institutions en charge du patrimoine tunisien pourraient changer d’optique en s’associant, dans leur démarche auprès de l’Unesco à des pays appartenant à la même aire culturelle et avec lesquels elle a en partage un patrimoine comparable et souvent complémentaire.

En juillet dernier, deux sites relatifs à la frontière romaine ont été inscrits sur la Liste du patrimoine mondial. Les ‘’Frontières de l’empire romain – le Limes du Danube’’ ont  été classés au nom de l’Allemagne, l’Autriche et la Slovaquie; ‘’Le limes de Germanie inférieure’’ a été classé au nom de l’Allemagne et des Pays-Bas. Pour la Tunisie, le dossier de  la ‘’Frontière de l’empire romain: Limes du Sud tunisien’’ qui figure sur sa Liste indicative depuis 2012, a manifestement du mal à convaincre. Ses faiblesses pourraient être intrinsèques. Un accord avec l’Algérie, le Maroc et la Libye conduirait à présenter un dossier étoffé et pertinent qui concernerait  toute la ligne du limes  bordant l’ensemble des provinces romaines d’Afrique. Inscrit au patrimoine mondial, le bien aurait l’immense mérite de faire le bonheur de tous ceux qui croient encore à l’Union du Maghreb arabe. La formule maghrébine n’a-t-elle pas bien réussi, en décembre 2020, quand le couscous a été inscrit sur la Liste représentative du matrimoine culturel immatériel de l’humanité ? D’aucuns diraient que les dirigeants du Maghreb arabe ont eu, de tout temps et particulièrement en cet été chaud à tout point de vue,  d’autres dossiers brûlants à traiter. Mais si l’UMA n’existe ni sur le plan politique, ni dans la sphère économique, ni au niveau de la culture, où résiderait-elle mystérieusement ?

Comme la réalité de notre patrimoine est bien triste, rêvons de l’excellente nouvelle qu’aurait été, au mois de juillet dernier, l’inscription au patrimoine mondial de l’île de Djerba qui figure sur la Liste indicative de la Tunisie depuis le 17 février 2012 et qui s’apprête à recevoir le 18e sommet de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) au mois de novembre prochain. La réalisation de ce rêve n’aurait pas manqué de combler de bonheur l’équipe de notre ambassade à l’UNESCO qui se trouve être aussi, depuis le début de cette année, notre représentation à … l’OIF.

Professeur Houcine Jaïdi



 

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