News - 22.07.2021

Aux origines de la Nahda: L’Expédition d’Égypte (1798-1801)

Aux origines de la Nahda: L’Expédition d’Égypte (1798-1801)

Par Abdelaziz Kacem - C’était il y a deux siècles vingt-trois ans. Le 1er juillet 1798, un nouvel Alexandre  débarque  à Alexandrie. L’Expédition d’Égypte commençait. Foulant le  sol égyptien, un général de vingt-neuf ans, Bonaparte, grandiloquent, comme de coutume, s’adressait à ses soldats : «Vous allez entreprendre une conquête dont les effets sur la civilisation et sur le monde sont incalculables»(1). Il n’avait pas tort.

Après avoir rapidement bousculé la petite garnison qui la défend, il investit la ville et fait sa fameuse proclamation : il est venu libérer les Égyptiens du joug que leur imposent un ramassis d’esclaves, les usurpateurs Mamelouks. Jouant sur la croyance des musulmans au destin, il décrète: «Dieu, Maître de l’Univers et Tout-Puissant, a ordonné que leur empire finît. Peuple de l’Egypte, on vous a dit que je ne suis venu ici que pour détruire votre religion ; cela est mensonge ; ne le croyez pas ; dites à ces diffamateurs que je ne suis venu chez vous que pour arracher vos droits des mains des tyrans et vous les restituer, et que, plus que les Mamelouks, j’adore Dieu et respecte Son Prophète et le Coran». Prêchant l’égalitarisme républicain, il exhorte : «Dites-leur aussi que tous les hommes sont égaux devant Dieu : la sagesse, les vertus et les talents mettent seuls de la différence entre eux».

Sur la même lancée, il s’adresse aux  cadis, cheikhs, imams: «dites au peuple que nous sommes aussi de vrais musulmans. N’est-ce pas nous qui avons détruit les chevaliers de Malte? N’est-ce pas nous qui avons détruit le pape qui disait qu’il fallait faire la guerre aux musulmans ?»

Il termine en exhibant la carotte et le bâton: «Trois fois heureux ceux qui seront avec nous ! Ils prospèreront dans leur fortune et dans leur rang. Heureux ceux qui seront neutres ! Ils auront le temps de nous connaître, et ils se rangeront avec nous. Mais malheur, trois fois malheur à ceux qui s’armeront pour les Mamelouks et qui combattent contre nous ! Il n’y aura pas d’espérance pour eux, ils périront»

Le 22 juillet, après avoir gagné la bataille des Pyramides, Bonaparte entre au Caire. Plus rien ne sera comme avant. Prendre le pays des Pharaons, se mêler de sa culture millénaire, c’était déjà, pour Bonaparte, une conquête hors normes. Mais la France ambitionnait aussi de couper aux Anglais la route des Indes. L’amiral Nelson le savait, qui, le 1er août 1798, soit dix jours après la victoire des Pyramides, détruisit la flotte française en rade à Aboukir, près d’Alexandrie. Imperturbable, Bonaparte s’adressant à ses soldats désemparés: Qu’à cela ne tienne! Nous sommes venus pour rester, restons-y.

Bonaparte concrétise ses bons sentiments envers l’islam en faisant participer ses soldats à la fête du Mouled. Vêtu à l’orientale et enturbanné, il dirige personnellement la cérémonie militaire organisée à cet effet. Ébahi, le Divan le baptise Ali-Bonaparte.

Le banditisme, à l’époque, infestait l’Égypte. Bonaparte se fit un point d’honneur de sécuriser les caravanes de pèlerins, puis celle des commerçants. Une correspondance fournie entre le Chérif de La Mecque, Ghâlib ibn Musâ‘id, et Bonaparte puis avec le ministre Jean-Baptiste Poussielgue, contrôleur des dépenses de l’armée et administrateur général des finances de l’Egypte, montre la parfaite harmonie qui caractérisait la coopération entre les deux pays.

Certes, toute intrusion violente dans la maison de l’autre est une condamnable agression.  Mais celle-ci, le mal étant fait, il faut l’avouer, ne ressemble à aucune autre. Voilà une armée moderne, forte de quelque quarante mille hommes auxquels s’ajoute un corps de savants hors pair, cent soixante-sept spécialistes de diverses disciplines, des mathématiciens, des chimistes, des astronomes, des naturalistes, des ingénieurs civils et des mines, des géographes, tous venus pour connaître et faire connaître le pays de Ramsès II. Pour ce faire, dès le 22 août 1798, Bonaparte promulgue:

«II y aura en Egypte un institut pour les sciences et les arts, lequel sera établi au Caire. Cet établissement aura principalement pour objet:

1°- le progrès et la propagation des lumières en Egypte,

2°- la recherche, l’étude et la publication des faits naturels, industriels et historiques de l’Egypte,

3°- de donner son avis sur les différentes questions pour lesquelles il sera consulté par le Gouvernement...«La présidence de l’institut fut confiée à Gaspard Monge, avec Josep Fourrier pour secrétaire perpétuel. Parmi les membres, l’ingénieur géographe Edme-François Jomard (1777-1862), retenons bien ce nom, jouera un rôle de premier plan dans le développement des relations culturelles franco-égyptiennes. Après la campagne, c’est Jomard qui coordonnera la publication d’un ouvrage colossal inégalé à ce jour: Description de l’Égypte ou Recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Égypte pendant l’expédition de l’Armée française: dix volumes grand format de textes, treize de planches.

L’effort fourni par Bonaparte pour revaloriser l’Égypte est énorme. Pour ce qui est de l’islamophilie française, il y a lieu de signaler que nombre d’officiers se sont convertis et mariés avec des Égyptiennes. Le plus illustre d’entre eux est le général Jacques-François de Menou, qui, pour l’amour de la belle Zubaïdah al-Bawab, issue d’une grande famille de Rosette (Rachid), ville située dans le Delta du Nil, se convertit à l’islam, sous le nom de Abdallah Jacques Menou. Le contrat de mariage a été établi en présence et avec la bénédiction des plus hautes autorités religieuses appartenant aux quatre rites.

De ce mariage naît, le 28 Juillet 1800, un fils qui est prénommé Jacques Soliman Mourad Menou. Le Divan l’en félicite chaudement. Le général remercie les «Cheikhs et savants respectables» en leur demandant d’implorer Dieu avec lui» par l’intervention de Son Prophète, seigneur des prophètes, afin qu’il [le lui] conserve le plus longtemps possible et qu’il le rende aimant la justice, respectant la droiture et la vérité, fidèle et dévoué à sa parole, mais qu’il le préserve de l’ambition(2). «Bonaparte avait  sous-estimé la réticence du peuple égyptien à l’idéologie républicaine. Les Mamelouks et les Turcs, bien que militairement écrasés, réussirent à soulever la population, à coup de prédications et de proclamations, contre les Français, «une nation d’infidèles obstinés et de scélérats sans frein…Ils regardent le Coran, l’Ancien Testament et l’Évangile, comme des fables…» La profession de foi collective, les conversions individuelles effectives ont été mal interprétées. Même lorsque Bonaparte parle d’égalité en tant que valeur islamique, on le contredira, car «Dieu avantage en attribution les uns sur les autres». La notion même de République était honnie, parce que non conforme au principe de Califat.

Le Caire se révolte, deux fois, s’attirant une répression féroce. Bonaparte prévint: «Cessez de fonder vos espérances sur Ibrahim et sur Mourad, et mettez votre confiance en Celui qui dispose à Son gré des empires et qui a créé les humains».

Aux yeux des salafistes, mieux vaut être gouvernés par un musulman corrompu que par un «mécréant» intègre. Les Arabes, en général, rechignent à payer l’impôt. C’est d’abord de là que vient leur détestation des Turcs. Or, l’administration française s’est mise à en percevoir.

Bonaparte est venu pour s’installer en Égypte, en «Sultan Kébir», comme il se fit appeler. Mais vite, appelé par un destin autrement plus pressant, ne resta aux bords du Nil qu’un an, un mois et vingt-trois jours. Le 23 août 1799, il quitte l’Égypte en transmettant ses pouvoirs au général Jean-Baptiste Kléber. La situation est instable et la marine anglaise, de connivence avec la Sublime Porte, s’apprête à bouter l’armée d’Orient hors de ses futures colonies. Le 20 mars 1800, à Héliopolis, Kléber remporte contre une armée de trente mille Turcs une dernière victoire. Le 14 juin 1800, un jeune syrien, Suleyman al-Halaby, dans un acte d’une extrême audace, pénètre dans le jardin de la villa de Kléber, se précipite sur le Commandant-en-chef et le transperce de quatre coups de poignard dont un en plein cœur. L’armée est en émoi. Le meurtrier et ses complices sont arrêtés. En fait de complicité, trois jeunes camarades à qui il avait parlé de son dessein ne l’avaient pas dénoncé.

Le général  Jacques Abdallah Menou prend le commandement et organise le procès des coupables. Dans sa lettre du 3 juillet 1800 (publiée dans le Moniteur du 6 septembre), il informe Bonaparte de l’assassinat de Kléber et lui fait part de la sentence prononcée contre les coupables, en ces termes:

«La commission, après avoir mis toute la solennité possible à l’instruction du procès, a cru devoir, dans l’application de la peine, suivre les usages de l’Égypte; elle a condamné l’assassin à être empalé après avoir eu la main droite brûlée; et trois des cheikhs coupables, à être décollés et leurs corps brûlés.»

Nous avons une description insoutenable de son supplice. Mais cette exécution était conforme aux pratiques judiciaires ottomanes de l’époque. La justice française aurait pu procéder autrement. Le crâne du supplicié et le stylet dont il se servit sont aujourd’hui exposés au Musée de l’Homme à Paris. Aux yeux des islamistes, l’assassin de Kléber est un parfait jihadiste; ils réclament la restitution de ses restes. Pour Abd al-Rahmân al-Jabartî, l’historien et témoin oculaire de l’Expédition, Suleyman al-Halaby, manipulé et payé par des agents Mamlouks, n’était qu’un violent écervelé.

La magistrature de Menou va s’avérer de courte durée. Bientôt la pression anglaise l’obligera à capituler en obtenant, toutefois, le rapatriement du restant de l’armée d’Orient sur les bateaux mêmes de la Perfide Albion. Ainsi va l’histoire, le général Menou a été le premier à prendre terre en  Égypte et le dernier à la quitter avec sa femme, son fils et le cercueil plombé de Kléber. En France, anobli par l’empereur, il assumera encore quelques hautes fonctions. Il meurt en 1810, à cinquante-neuf ans. Son nom est gravé à la vingt-quatrième colonne, sous l’Arc de Triomphe. La comtesse Zubaïdah de Menou, elle, décède en 1816, à l’âge de Quarante-et-un ans. Leur fils, comte Jacques Soliman Mourad de Menou, n’a pu donner la mesure de ses aptitudes. Il meurt, lieutenant des carabiniers, en 1827. Il avait à peine vingt-sept ans.

Devenu Napoléon 1er, Bonaparte n’oubliera pas pour autant sa palpitante aventure égyptienne. En 1815, au commencement de la période des Cent Jours, l’Empereur, pour regagner Paris, passait par Grenoble. Champollion qui y habitait vint à sa rencontre : «Sire, j’apprends le copte. L’Egypte, quel pays passionnant!»  L’Empereur lui répondit: «J’y ai passé les meilleurs moments de ma carrière»(3). Il en reparlera encore à Sainte-Hélène.

Ces «moments» ont donné, en outre, une impulsion exceptionnelle à l’orientalisme moderne. De l’égyptologie à l’égyptomanie, les anciens de l’expédition ont gardé une bien réelle nostalgie. Edme-François Jomard n’en guérira jamais. Sa vie durant, tous les derniers lundis du mois de mars, il présidait le Banquet d’Égypte, qui réunissait ses compagnons scientifiques «en un modeste festin, dit-il, pour célébrer le souvenir de cet événement mémorable, événement qui avait signalé la fin du XVIIIe siècle et le commencement du suivant». Mais le nombre des camarades s’amenuisant inexorablement, Jomard rédigea bien des notices nécrologiques.

Présidant le Banquet du lundi 31 mars 1862, une fois de plus, il rend hommage à l’œuvre scientifique et humaniste française en Égypte, aux hommes exceptionnels, ses compagnons et collègues, qui l’ont accomplie, mais aussi aux potentialités des gens du pays, chez qui, il dit avoir «pu entrevoir deux qualités essentielles, d’abord leur adresse, leur habileté à imiter les produits et les ouvrages d’art; en second lieu, leur intelligence, leur aptitude pour les sciences. On sait, que l’astronomie a fleuri au Caire sous les califes, comme jadis à Alexandrie, aux temps d’Eratosthène et de Ptolémée, et comme chez les Arabes d’Espagne; il en est de même des mathématiques et de la médecine; il en est de même encore des sciences historiques». Reprenant les justifications de l’expédition telles que le général Bonaparte avait proclamées dès son entrée au Caire, à savoir «La France est venue délivrer l’Egypte du joug des Mamelouks, mais aussi d’un autre fléau, l’ignorance. Il s’agissait, précise-t-il de «reporter» au pays «la lumière et la civilisation que l’Europe avait reçues jadis de l’Orient». Mais cette œuvre, regrette-t-il, «avait fatalement été interrompue par les chances de la guerre et de la politique», sous-entendu par une coalition anglo-turque. «D’ailleurs, se console-t-il, des germes précieux avaient été déposés sur les rives du Nil.»(4)

Tels sont les faits. Notre prochain article sera consacré aux effets.

Abdelaziz Kacem

(1) Cité par Anouar Louca, L’autre Égypte de Bonaparte à Taha Hussein, Institut d’archéologie orientale, Cahier des annales islamologiques, 2006, p. 1

(2) Ali Bahgat, Acte de mariage du général Abdallah Menou avec la dame Zubaïdah, dans Bulletin de l‘Institut égyptien Troisième Série N°9 1898 pp. 233-234

(3) Nicolas Saudrey, art. L’Expédition d’Egypte : une folie ou un investissement ?, dans Bulletin de la SABIX 20/1999 p. 43-52

(4) Banquet de l’Expédition d’Égypte,  31 mars 1862, Allocution du Président, Imprimerie de Napoléon Chaix, Paris, pp. 1-12)

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1 Commentaire
Les Commentaires
Zied - 24-07-2021 20:51

Bravo si Abdelaziz Kacem,un bel article♡♡♡

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