News - 13.05.2020

Samia Chaabane: Le chômage forcé des orthophonistes du secteur privé

Samia Chaabane: Le chômage forcé des orthophonistes du secteur privé

Un peu plus de 170* cabinets d’orthophonie, disséminés un peu partout en Tunisie, avec toutefois une concentration de près de la moitié des cabinets dans le Grand Tunis.

Qui sont ces orthophonistes ?

Des paramédicaux, plus proches des psychologues et des travailleurs sociaux, que du corps médical. Des spécialistes des troubles et retards de la voix et de la communication orale et écrite, qu’elles qu’en soient les étiologies : organiques, psychologiques, génétiques, environnementales…

170 petits cabinets employant pas moins du tiers des orthophonistes diplômés en Tunisie depuis la fin des année 70 (la 1ère promotion a été diplômée en 1979 pour être précise).  

Ouvrir un cabinet d’orthophonie, n’est pas une vocation familiale, c’est le plus souvent un non-choix.

Dans un pays à la santé malade depuis les années 90, la priorité du ministère de la santé, en matière de recrutement du personnel paramédical, n’inclut pas vraiment les orthophonistes. (On en a dénombré 117 orthophonistes dans les institutions de santé publique en 2018, avec une concentration de 34% sur le grand Tunis*). La fonction publique n’est pas accessible aux jeunes et moins jeunes diplômés.

Quant aux institutions pour personnes handicapées en tout genre, on ne peut pas dire qu’elles jugent la présence des orthophonistes comme étant indispensable, ni leurs services comme méritant un juste salaire.

C’est donc naturellement que ces professionnels de la santé, en grande majorité de la gente féminine, se sont tournés vers le secteur privé, et qu’ils ont ouvert leurs cabinets. Ouvrir un cabinet d’orthophonie, pour la grande majorité c’est un moyen de subsistance, faute d’emploi avec un salaire fixe.

Un petit fond de roulement, ou un crédit de la BTS, et les voilà travailleurs indépendants, en réalité pas très indépendants. Dépendants d’un cahier des charges élaboré par des avocats qui ignorent la nature du travail ; dépendants du bon vouloir d’un ministère de tutelle qui leur refuse même le droit d’avoir un ordre pour organiser la profession, et dépendants aussi d’une concurrence déloyale des confrères et consœurs des secteurs publics, concurrence sur laquelle les autorités ferment les yeux depuis des décennies. Concurrence encouragée indirectement par la caisse d’assurance maladie qui n’a pas revu ses accords de prise en charge des prestations depuis 1982, ou devrais-je dire, qui les a revus en 2019 à son seul avantage, même pas à celui des patients / affiliés.   

170 cabinets, ou petites entreprises, faisant travailler parfois 1 ou 2 personnes entre secrétaires et/ou assistantes, et dispensant des services à une large frange de la société, des enfants principalement : enfants handicapés, enfants en mal de parole, enfants ayant des difficultés scolaires… Mais aussi des adultes ; enseignants, patients ayant subi une longue intubation et autres adultes à la voix malmenée, adultes ayant perdu la parole suite à un AVC, et j’en passe… 

170 cabinets qui ont fermé leurs portes et cessé leur activité depuis le début de la pandémie du COVID-19 en Tunisie, avant même l’annonce du confinement général. Certains ont été désertés par les patients paniqués, mais la majorité ont fermé leurs cabinets par sens de responsabilité. Je dis bien, par sens de responsabilité ! 

A l’annonce du confinement général, tous les orthophonistes étaient conscients de la nécessité de s’auto confiner. Pourtant, leurs petits cabinets paramédicaux n’étaient pas concernés par la cessation d’activité. Ils pouvaient poursuivre leur activité, selon le ministère de la santé publique !

Poursuivre une activité qui nécessitait un contact direct avec les patients, des gestes en face-à-face, des échanges verbaux et gestuels à quelques centimètres des patients, des rééducations nécessitant des démonstrations de mouvements labiaux, linguaux, gutturaux… des prises en charges impliquant des personnes âgées ayant fait un AVC ou subi une laryngectomie, de très jeunes enfants ayant du mal à trouver leurs mots, des enfants autistes, des enfants trisomiques au cœur fragile et tant d’autres patients souffrant de divers maux !!!

A l’annonce du confinement sanitaire général les orthophonistes n’ont pas calculé. Mais ces orthophonistes savaient calculer les dangers : Leurs activités ils ne pouvaient reprendre, comme on les y autorisait. Ils et elles ont assumé leur responsabilité, vis-à-vis du pays, des patients. Mais… ils n’ont pas coupé leurs téléphones, soutien et conseils ils ont continué à dispenser aux parents de leurs jeunes et moins jeunes patients privés de rééducation… et ce, sans calculer. Les jeunes patients souffrant d’autisme, de retard de développement, de difficultés scolaires, etc….  Les patients plus âgés souffrant d’aphasie ou de troubles mnésiques et autres ne progressent pas… et pire sont entrain de régresser.

Mais qu’en est-il de la responsabilité du gouvernement ?

Les cabinets d’orthophonie ne sont pas affiliés à la CNSS en catégorie 1 et ne pouvaient prétendre aux 200 dinars d’aide aux patentés. Aides qu’ils n’ont par ailleurs pas demandées.

Les petites entreprises des orthophonistes pourraient profiter des mesures prises par le ministère des finances au profit des sociétés et entreprises. Mais ne nous leurrons pas, ces mesures qu’on nomme compensations, ne sont en fait que des facilitations de payement : les reports des échéances des charges fiscales et les crédits ne sont pas des compensations… reculer les échéances… reculer pour mieux sauter ? sauter dans la faillite !  

Aujourd’hui le dé-confinement a commencé, les orthophonistes se sont préparés à la reprise, guide à l’appui pour savoir avec qui ils pouvaient reprendre les rééducations sans risques, ils ont investi dans les différents moyens de protection, tout est là : Gel hydro-alcoolique, sprays antibactériens, masques chirurgicaux et plus parfois…  La plupart des orthophonistes ont rouvert leurs cabinets... Mais… pour soigner qui ?

Les séniors de plus de 65 ans n’ont pas le droit de sortir,

Les enfants de moins de 15 ans n’ont pas le droit de sortir,

Les personnes handicapées n’ont pas le droit de sortir,

Et la grande majorité de ceux qui ont le droit de sortir, qui ne représente guère plus de 10 % de la patientèle des orthophonistes, ne peut être rééduquée avec les masques de protection. 

Les cabinets d’orthophonie sont bien des victimes. Victimes de la pandémie mondiale, mais aussi victimes du choix du gouvernement, victimes du système.

Même si les orthophonistes avaient le droit de travailler durant le mois d’avril en temps de confinement selon Mr le Ministre de la santé, ils ne pouvaient pas travailler, pour toutes les raisons sus citées.  

Les orthophonistes ont le droit de poursuivre leurs activités en période de dé-confinement progressif, ils ont rouvert leurs cabinets en mai, mais ils n’ont pas de travail. Leurs patients sont toujours confinés.

En conclusion ; Les orthophonistes ne pourraient réellement reprendre le travail, qu’une fois la pandémie passée, le dé-confinement total déclaré, et les familles rassurées.

Généralement l’activité des cabinets d’orthophonie est intimement liée à l’année scolaire, L’été l’activité y est très réduite et la reprise ne se fait qu’après la rentrée des classes. Qu’en sera-t-il cette année, sachant que les écoles sont déjà en vacances ?

Ces cabinets d’orthophonie ne sont pas les seules victimes, d’autres paramédicaux du secteur privé, sont confrontés aux mêmes difficultés :  les orthoptistes, les ergothérapeutes, les psychomotriciens...

Samia Chaabane
Orthophoniste de libre pratique
Présidente de la Chambre Syndicale Nationale des Orthophonistes

* Les chiffres proviennent de recensements effectués par la Chambre Syndicale Nationale des Orthophonistes (CSNO), le ministère de la santé n’ayant jamais fourni aucune indication là-dessus.

 

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