News - 02.05.2020

Dr Sofiane Zribi : Le choc du déconfinement

Sofiane Zribi: Le choc du déconfinement

Par Dr Sofiane Zribi - “Sometimes you will never know the value of a moment, until it becomes a memory” (Dr Seuss)

(Quelquefois, vous ne connaitrez jamais la valeur d’un moment jusqu’à ce qu’il se transforme en souvenir !)

Le chef du gouvernement l’a bien dit dans son discours annonçant le début du confinement que le post confinement rimera avec sacrifices et que l’Après ne pourra pas ressembler à l’Avant. Mais si ces paroles, on le pense dictées par sa connaissance précise de l’état catastrophique des finances du pays, on sait mal ce qu’il imagine comme sacrifices de la part de la population. L’angoisse du lendemain, cette peur floue et sans objet précis, il n’est pas le seul à la vivre. Tout un pays se demande de quoi sera fait demain, alors que l’épidémie, bien qu’elle baisse d’envergure est encore là, et tout autour de nous, des pays continuent, comme nous, la lutte sans relâche contre ce fléau.

De quoi sera fait demain ? Un véritable casse-tête pour ne pas dire un cauchemar pour la Tunisie mais aussi pour l’humanité en ce début du XXIème siècle !

Nous savons qu’il n’est plus possible de continuer comme avant mais nous ne savons pas ou pas encore, construire l’Après.

La Tunisie de l’avant

«Une constitution n’est jamais parfaite et elle ne vaut que ce que valent les hommes qui la mettent en œuvre …» (Habib Bourguiba,15 octobre 1970)

Quand la crise s’est déclarée en Mars 2020, notre pays venait à peine de se doter d’un nouveau gouvernement, basé sur une alliance instable et difficile de plusieurs partis. Après la révolution de 2011, neuf années de mauvaise gouvernance, ont mis le pays à genoux. Des gouvernements plus ou moins populistes ont gaspillés le maigre pécule laissé par le Dictateur Ben Ali. Le pays s’est trouvé obligé de recourir à l’aide du FMI et des autres bailleurs de fonds pour équilibrer chaque année son budget, amenant le niveau de la dette souveraine Tunisienne à un niveau insoutenable.

Pour faire face à la colère des couches les plus défavorisées, des diplômés chômeurs et des milliers de victimes de la dictature, les premiers gouvernements du post 2011 (Ceux de la troïka) ont embauché sans calculer au risque d’étouffer l’administration et de mettre à genoux les sociétés nationales. Ils ont distribué généreusement des compensations sans discernements, ont procédé à des augmentations salariales récurrentes pour acheter la paix sociale, et n’ont pas su gérer les crises qui se succèdent encore à ce jour dans des secteurs stratégiques comme celui des phosphates ou du pétrole.

La faiblesse de l’état, basée sur une gouvernance à trois têtes, voulu par une constitution inadaptée à notre réalité, a eu pour conséquences l’apparition du terrorisme, l’explosion de la contre bande et du commerce parallèle, l’extension de la corruption à tous les rouages. Tout ceci, pendant que la colonne vertébrale du gouvernement, formée à partir des affiliés et des amis du parti islamiste, continue à pousser la Tunisie à sortir de sa neutralité légendaire pour l’embarquer dans des alliances dangereuses avec la Turquie et les autres pays favorables aux frères musulmans.

Au moment où l’épidémie du coronavirus s’est déclarée, la Tunisie a un président, Kaies Saïed, moderne et cultivé qui a maintes fois exprimé son inconfort par rapport au système politique actuel et propose de le transformer, mais qui a en réalité, peu de pouvoirs pour le faire en temps normal.

Un chef de gouvernement, Elyès Fakhfakh, jeune et dynamique, nommé après moult tergiversations et un nombre incalculé de compromis, qui se trouve prisonnier de l’alliance faible des partis qui forment son gouvernement et à la merci du moindre retrait.

Un chef de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), en même temps leader du parti majoritaire islamiste Ennanhdha, qui agit et se comporte avec une indépendance jamais observée auparavant, tant sur le plan national qu’international.

Le citoyen Tunisien, quant à lui, est pris à la gorge par des préoccupations relatives à son quotidien : La cherté de la vie ; le chômage toujours important, la qualité de l’enseignement qui frise le ridicule et entretien des mauvais résultats chez un million d’élèves ; l’effondrement du système de santé public, la délinquance et le niveau grandissant de la criminalité ; l’absence d’horizons meilleurs alors que des milliers de jeunes diplômés, de médecins, d’ingénieurs, d’universitaires, de techniciens prennent chaque année le chemin de l’émigration, laissant une Tunisie d’avantage plus pauvre et encore plus dépendante.

La Crise 危机 (Wéijī)

En chinois, le mot crise est formé de deux caractères. L'un représente le danger. L'autre l'opportunité.

Le gouvernement a dû rapidement décider des mesures à prendre pour faire face à l’épidémie qui s’annonce. Conscient de la fragilité du système de santé public et son incapacité à faire face à une déferlante de malades, il a choisi à l’instar d’autres pays ; alors que nos chiffres de la pandémie n’étaient pas alarmants ; l’option du confinement.

Très vite il s’est rendu compte que cette option n’était pas viable sans un soutient financier aux catégories sociales les plus vulnérables et rapidement des aides sociales ont été distribuée. Malgré cela le succès du confinement fut relatif. Par manque de communication rationnelle, la non-implication large de la société civile, la manière verticale dont ont été prises les décisions ; le confinement est peu ou pas respecté alors que l’ardoise financière de son coût pour l’économie comme pour le citoyen devient insupportable.

Un déconfinement prudent, progressif et par étapes, est annoncé à partir du 4 Mai. Mais déjà les critiques fusent de toutes parts sur l’impraticabilité des mesures annoncées.

Durant cette crise, où la communication la plus angoissante et la plus pesante a pris possession des médias, les failles comme les forces de la société Tunisienne ont été mises à nu.

On a vu, lors des premiers jours du confinement un engouement citoyen pour financer le système de santé au travers du compte 1818, une forme de solidarité avec le personnel de santé avec des dons massifs de matériel, et chose encore inouï, le développement sur le sol Tunisien de solutions industrielles effectives par les écoles d’ingénieurs : Un sas de désinfection par ci, une machine de respiration artificielle pat là ainsi que la modélisation et l’impression 3D de visières. La police a même utilisé un robot tunisien contrôleur de confinement dans les rues de la capitale. Bref, une certaine Tunisie, surfait sur les vagues de la solidarité, de l’intelligence et de la modernité. Le tableau pourrait paraître idyllique si une autre Tunisie, inconsciente ou mal préparée, ne manifestait pas la nuit dans les quartiers populaires, refusant le confinement. On assiste à des scènes ubuesques de prières en rangs serrés sur les toits des maisons ainsi qu’à des images de marchés, souks et administrations bondées où les gens s’entassaient les uns sur les autres au mépris de leur propre sécurité.

Le malheur s’est cependant abattu sur ceux qui ont souffert du Covid-19. Stigmatisés, refusés par les hôpitaux régionaux, trimballés d’un lieu à l’autre sur le territoire de la république, ils ne doivent leur salut, heureusement, qu’aux quelques services hospitaliers militants, comme celui de réanimation de l’hôpital Farhat Hached de Sousse ou celui de l’hôpital Abderrahmane Mami à l’Ariana. Ces réanimateurs et ces médecins, ont montré un aspect plus rassurant de la médecine publique en Tunisie et c’est tant mieux.

Néanmoins, beaucoup de personnes continuent à refuser d’appeler le 190 devant une grippe, une toux persistante ou une fièvre. Ils refusent même d’aller voir un médecin libéral et s’adonnent à l’automédication par peur de la stigmatisation et du mauvais traitement qu’ils pensent injustement devoir recevoir. Quant aux malades Non-Covid 19, les services hospitaliers pourtant vides et désertés ne les acceptent qu’au compte-goutte et des décès ont été enregistré par manque de recours aux soins.

A la fin du mois d’avril, il apparait que, si on se réfère aux chiffres publiés, la politique du gouvernement aurait été un succès sur le plan de l’épidémie et il peut s’en féliciter pour le moment (Mais peut-on lui imputer le mérite ? Plusieurs études semblent dire que le virus est moins virulent là où la vaccination BCG est obligatoire, là où le tabagisme est important, là où n’existent pas des centres pour personnes âgées et là où la latitude permet un bon ensoleillement. Par ailleurs l’insuffisance des tests de dépistage effectués rendent ces chiffres plus théoriques que réels).

Le citoyen s’est par ailleurs habitué à un farniente alarmant et à la douceur des congés prolongés payés pour les fonctionnaires.

Seuls ont souffert de ce confinement, les personnes âgées vivants seules, isolées et angoissées pour sortir chercher leurs commissions, mais aussi les commerçants qui ont fermé boutique et les professions libérales qui se sont retrouvées sans revenus.

En fait c’est l’économie tunisienne, saignée à blanc, qui a le plus souffert et continue à souffrir encore aujourd’hui devant l’impératif de la préservation de la vie humaine.

Le choc du déconfinement

Que la force me soit donnée de supporter ce qui ne peut être changé et le courage de changer ce qui peut l'être mais aussi la sagesse de distinguer l'un de l'autre (Marc Aurèle)

Pour le citoyen, plongé dans la torpeur du confinement, le retour à la productivité s’apparentera à une fin de vacances mais aussi à un dur retour aux réalités du pays. Ceci représente un stress d’autant plus important que l’épidémie n’est pas finie. Sortir en mettant un masque, prendre les moyens de transports, passer des heures de travail à côté de collègues dans une promiscuité dangereuse, ne semble pas évident. Dans tous les cas, il faut s’attendre à des vraies peurs, des attaques de panique et beaucoup d’atermoiements. Qui va travailler et qui va rester à la maison ? De quel droit un tel décide ? Le nombre de conflits en gestation parait d’avance important en l’absence de régulations claire.

Par ailleurs, beaucoup de familles ont pris l’habitude de confier leurs enfants à l’école à des jardins d’enfants ou des garderies, actuellement toutes fermées. Ils auront beaucoup de problèmes à les laisser seuls à la maison, d’autant plus que la solution des grands parents n’est pas possible pour la plus part.

Se pose aussi la question des transports. Déjà en temps normal ils sont insuffisants, que dire quand maintenant un bus ou une rame de Métro ne pourra embarquer qu’un nombre limité de passagers et après contrôle des laissez-passer. Si la police va s’amuser à contrôler les passagers des voitures, d’immenses embouteillages sont à prévoir et les fonctionnaires arrivant en voiture particulière ne pourront pas être ponctuels.
En plus, L’administration Tunisienne va redémarrer seulement à 50% de ses capacités. Sachant que son rendement est d’habitude assez médiocre en temps normal, dans ces conditions il risque de l’être d’avantage.

Les artisans et les professions libérales sont aussi autorisés sous certaines conditions à reprendre le travail, mais là aussi les procédures d’autorisation et d’ouverture paraissent complexes comme le sont par ailleurs les contrôles auxquels ils doivent se soumettre. Eux aussi, souffrent des mêmes contraintes que les fonctionnaires en matière de gardes d’enfants et de transport. Des papiers à chercher sur internet ou au poste de police seront nécessaires, mais la mesure est incompréhensible pour une grande majorité, sans compter qu’il faudra un ordinateur et une imprimante pour obtenir le précieux sésame.
Deux populations vont activement se fréquenter, la moitié qui travaille et celle qui en théorie devrait rester confinée. Mais l’ouverture d’une partie des commerces, et le mois de Ramadhan, ne pourra qu’inciter à la sortie et l’échange de visites, au grand dam des épidémiologistes et des infectiologues qui savent que l’épidémie peut à chaque moment redémarrer et de manière catastrophique.

Pour le gouvernement, les soucis ne sont pas finis. Il faut qu’en même temps que le déconfinement, préparer les salaires du mois de Mai. Dans un pays immobilisé, et sans activité économique d’envergure, l'état ne récolte ni TVA, ni retenues à la source. Il pourrait compter sur les déclarations habituelles de Mai, tiers payant et Déclaration unique des revenus, mais les trésoreries après un mois et demi de disette sont à sec et beaucoup d'entreprises auront du mal à s’acquitter de leur devoir fiscal.

Sur le moyen terme, toute l’économie Tunisienne va souffrir :

La saison touristique semble d’ores et déjà bien compromise, hôteliers, agences de voyages et tours opérateurs seront amenés à réduire leurs charges en licenciant ou en mettant leurs agents en chômage partiel.

Les entreprises exportatrices qui voient les marchés Européens se rétrécir et la demande diminuer, verront fondre leurs carnets de commandes et seront amenées soient à fermer soit à massivement licencier.

Le chômage, chez nous comme dans plein d’autres pays bien plus développés que nous, va s'étendre pour cause de l’arrêt des recrutements ou de licenciements entrainera une baisse générale de la consommation et une contraction de l'économie, or le gouvernement a besoin de liquidités pour payer les salaires et le fonctionnement de l’état.

Les pays amis ou partenaires se démènent eux-mêmes dans la crise ouverte par la pandémie ou ses conséquences

Le gouvernement ne peut pas s'attaquer à ceux qui détiennent réellement les liquidités, banques et grandes entreprises sans provoquer d’avantage des licenciements, il va se rabattre sur son seul moyen d'action habituel: relever les taxes et les impôts. Ceci entrainera de fait une renonciation encore plus forte au travail et à la productivité, diminuera encore la consommation, réduira encore les recettes et de fil en aiguille on entre en récession durable, dure et extrêmement dangereuse (Cf le Liban)

Il appartient bien évidemment aux économistes de prévoir et d’analyser avec plus de perspicacités et de moyens mathématiques ce qui nous attend mais d’ores et déjà des solutions pointent à l’horizon, et il ne s’agir plus de réfléchir en termes de capitalisme ou de socialisme mais de survie du pays en général:

Renforcer la solidarité social : en faisant en sorte qu’en Tunisie, on affronte collectivement cette crise en faisant donner par ceux qui ont le plus à ceux qui en ont le moins. Un système type revenu minimum d’insertion, permettra d’offrir aux plus démunis le minimum vital pour manger et se soigner. Ceci doit passer non par une simple taxation des salaires, mais par un impôt national sur les grandes fortunes et les grandes propriétés ainsi que par une TVA sociale sur tous les produits importés.

Diminuer les charges sociales des entreprises qui choisissent de garder leurs employés

Encourager la consommation des produits locaux en y affectant une TVA réduite

Recourir une fois pour toute à l’utilisation des moyens de paiements électroniques chez tous les acteurs économiques à commencer par les  petits commerçant.

Réduire la quantité de cash circulante pour étouffer progressivement les marchés parallèles et les flux monétaires suspects

La monnaie hélicoptère : L’idée revient à l’économiste Américain Milton Friedman (1969) aussi appelée «Quantitative Eeasing» elle consiste au fait que plutôt que de taxer encore et encore, au risque d’étouffer l’économie, l'état doit au contraire distribuer d'avantage d'argent aux citoyens. En encourageant la consommation par l'injection monétaire directement au consommateur (monnaie jetée par hélicoptère !) il encourage la consommation (en insistant sur la consommation de produits locaux) il fait travailler les entreprises, qui à leur tour vont plutôt recruter que de licencier. Il encourage de même la création d'entreprises et fera rentrer le pays dans un cercle économique vertueux malgré les difficultés de notre contexte économique

Profiter de la crise pour changer de modèle économique, Au cours de la crise, nous avons vu que la jeunesse Tunisienne ne manque ni d’imagination ni d’audace pour relever les défis scientifiques ou industriels. La Tunisie doit progressivement cesser cette dépendance maléfique à l‘étranger et s’orienter vers le développement de ses propres ressources. Des opportunités existent, en matière d’énergies renouvelables, de technologies de l’information, de modification de la manière d’enseigner et d’éduquer. Evoluer vers une société de savoir et de connaissance, n’est pas un luxe mais un impératif existentiel.

S’attaquer à la corruption, l’évasion fiscale et l’économie sous terraine : Ceci reste un vœu pieux, nombre de gouvernements précédents ont manifesté une telle volonté et ont lamentablement échoué. Dans un pays où on pratique le tourisme parlementaire, ou le lobbying sous toutes ses formes est une réalité, le gouvernement est tenu à la gorge par l’ARP. Dans le climat délétère actuel, il ne faut s’attendre à aucune entreprise courageuse de la part du chef du gouvernement ayant un impact clair sur l’économie. Tout au plus des annonces d’intention sans aucune conséquence palpable. Ce qui nous amène à la dernière proposition, la seule à mon sens qui pourrait nous sortir du marasme :

Entamer une large consultation nationale pour modifier la constitution et notre mode de scrutin afin d’amener à la tête de l’état ceux qui méritent et qui sont capables d’être aux commandes, pour en finir avec le régime paralysant du triumvirat et orienter la Tunisie vers la voie du développement et du renouvellement.

La force et le courage d’une femme ou d’un homme politique ne se mesurent pas seulement à sa force de caractère ou à sa fidélité à ses valeurs, mais à sa capacité de se renouveler dans sa pensée, d’être suffisamment curieux pour tester de nouvelles solutions et extrêmement intelligent pour en imaginer d’autres.

Cette crise, si elle nous bloque et nous paralyse sur nos habitudes, sera réellement mortifère et génocide. Si au contraire, elle ouvre les voies vers la création d’un monde plus juste et plus respectueux de l’homme et de son environnement, elle serait une chance inouïe offerte à nous et à l’humanité.

Dr Sofiane Zribi

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