News - 02.05.2020

Enseignement supérieur et déconfinement risqué des questions sans réponse

Enseignement supérieur et déconfinement risqué

Après  6 semaines de confinement, le gouvernement vient d’annoncer son programme du déconfinement ciblé qui commence par étape à partir du 4 mai prochain. Le Ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique (MESRS) a présenté lors de la conférence de presse du 29 avril, les détails de la reprise de l’enseignement et du déroulement des examens, des soutenances et des concours afin de clôturer l’année universitaire.

Principales décisions du MESR pour le déconfinement

Selon le Ministre, les cours reprendront début juin. Il faut rappeler que lors de l’arrêt des cours le 12 mars, le MESRS dans sa circulaire 14/20 du 19 mars, avait appelé les étudiants à poursuivre leur apprentissage à distance à travers la plateforme de l’Université Virtuelle de Tunis (ou celle des universités). Toutefois il a assuré que l’enseignement présentiel représente la base de la formation et qu’il y aura obligatoirement, dans le souci d’égalité des chances entre les étudiants,  un complément de cours dispensé dans les Etablissements de l’Enseignement Supérieur (EES) avant le passage des examens. Le mois d’aout sera consacré aux vacances du personnel des EES, les examens aussi bien en session principale qu’en rattrapage ainsi que la soutenance des mémoires et des Projets de Fin d’Etudes  (PFE) se feront avant la fin du mois de juillet.

En année normale, pour le second semestre, juste après les vacances de printemps, les étudiants passent, à partir du 2 janvier, les examens du contrôle continu ainsi qu’au mois d’avril. Les cours s’arrêtent début mai pour laisser la place à une dizaine de jours de révision avant le passage des examens du second semestre. Pour cette année, les cours ayant été arrêtés le 12 mars, il ya ainsi cinq semaines de cours à rattraper (du 30 mars au 02 mai).

Nombreuses  questions restent sans réponse

La reprise des cours décidée par le MESRS laisse poser de nombreuses questions:

Les EES seront-ils prêts à accueillir de nouveau les étudiants d’ici un mois, dans le respect des règles sanitaires élémentaires recommandées ?

Les EES ont-ils les moyens pour s’équiper en thermomètre frontal sans contact, bavettes, gel antibactérien et équipement de désinfection ainsi qu’en personnel de nettoyage et d’entretien ?

Le Ministre peut-il garantir le respect, dans l’enceinte des EES, par les étudiants, le personnel et les visiteurs des règles d’hygiène sanitaire pour empêcher la contagion ?

Monsieur le Ministre peut-il nous garantir qu’il n’y aura pas une seconde vague du Covid-19 au mois de juin, encore plus virulente et plus grave, évoquée par de nombreux spécialistes?

La décision de reprise a-t-elle fait l’objet d’une consultation élargie auprès des enseignants, des représentants syndicaux et des étudiants ?

Peut-on garantir que le transport, l’hébergement et la restauration des étudiants se feront dans le respect des règles et des protocoles sanitaires relatifs à la pandémie Covid-19?

Les salles de classes sont-elles aménagées  pour recevoir les étudiants en cours et pour les examens ?  Il fera certainement chaud durant le mois de juin et la climatisation n’est pas recommandée dans le cas d’une pandémie afin d’éviter la propagation du virus.

Les laboratoires peuvent-ils recevoir les étudiants pour les séances de TP sans risque tout en respectant les régles de distanciation et de port de la bavette?

Le Covid-19, un agent pathogène méconnu et très dangereux

Le virus de la pandémie actuelle Covid-19 est encore mal connu. Il n’a pas encore dévoilé tous ses secrets et les données relatives à son comportement sont parfois contradictoires. Ce qu’on sait c’est qu’il s’agit d’un virus très contagieux et qu’il peut entrainer des complications graves et mortelles surtout pour les personnes dont l’immunité est affaiblie et réduite. Le seul moyen de le combattre serait un vaccin qui malheureusement nécessitera des mois encore pour sa mise au point et sa commercialisation. La seule façon d’y faire face pour le moment ce sont les mesures d’hygiène sanitaire : distanciatiation, port d’une bavette adaptée et propre, lavage fréquent des mains et autres précautions.  Il est vrai que les jeunes étudiants sont moins affectés par le virus que les personnes âgées. Toutefois ils peuvent être des porteurs sains et contaminer tout leur entourage soit au sein de l’université soit en famille ou dans la rue. Par ailleurs, il y a même au sein de la population estudiantine certains qui sont fragiles, à faible immunité ou qui souffrent de maladies chroniques. Ces étudiants peuvent être gravement touchés par le Covid-19.

Le retour des étudiants aux bancs de l’université préconisé par le MESRS est fait dans un souci d’équité puisque certains d’entre eux n’ont pas pu accéder à la formation à distance sur les plateformes de l’UVT et des universités. Il est destiné à leur dispenser un complément de cours et de TP afin de compléter la formation à distance et d’achever ainsi les unités d’enseignement figurant aux différents programmes de formation.

A propos de la formation à distance préconisée par le MESRS

Le MESRS, assure que 70 à 80% des étudiants ont suivi l’enseignement à distance durant le confinement tel que le MESRS le recommande dans sa circulaire 14/20. Lors d’une plénière tenue à l’ARP le 15 avril, le ministre a indiqué que le nombre d’étudiants inscrits sur la seule plateforme de l’UVT a atteint 105 mille sur un total 170 mille. Ce dernier chiffre représente le nombre d’étudiants qui reçoivent des cours lors du second semestre de l’année universitaire. L’effectif total des étudiants dans nos universités étant de 233 000, le reste, à part les  170 milles (soit 63 000), représente les doctorants et les étudiants en licences appliquées et masters qui préparent mémoire et PFE au cours du second semestre et ne sont pas concerné par les cours à distance. Par ailleurs le MESRS avait assuré à plusieurs reprises qu’il fera parvenir les documents des cours aux étudiants qui n’ont pas la possibilité d’accéder à Internet et ce en coordination avec les ministères de l’intérieur et la défense nationale. Il serait intéressant de connaitre le nombre d’étudiants qui n’ont pas pu suivre la formation à distance et ont reçu réellement les documents à domicile. 

Le nombre d’étudiants inscrits sur les plateformes d’enseignement à distance n’a rien à voir avec celui des étudiants ayant suivi les cours. Il est possible de s’inscrire sur la plateforme sans suivre les cours par la suite. Il serait intéressant de voir d’une part le nombre et la proportion des cours élaborés par les enseignants des EES et d’autre part  la fréquence des visites de ces cours par les étudiants. Dans un précédent article intitulé « Enseignement universitaire à distance, enseignants et pandémie Covid-19 », nous avons souligné qu’on n’improvise pas un enseignement à distance. La mise en ligne d’une formation réussie nécessite de nombreux préalables. Il s’agit d’enseignants intéressés et formés pour l’élaboration des cours numériques, la motivation et l’équipement des apprenants avec un accès convenable à l’Internet et enfin l’existence d’une plateforme et d’une équipe technique performantes pour répondre aux besoins des divers intervenants. Il faut  également une stratégie bien au point et des moyens financiers conséquents. Ces conditions n’existent nullement dans notre cas. Il faut que le MESRS s’y mette sérieusement parce que la formation à distance représente l’avenir et que nous sommes très en retard à ce niveau. Bref, il serait vivement intéressant d’évaluer cette expérience d’enseignement à distance à grande échelle, pour l’améliorer et la généraliser dans le futur proche.

Peut-on réellement assurer le retour des étudiants au cours du mois de juin?

Le retour à la normale dans nos universités, avec un effectif aussi important des étudiants (233 000), suite à un confinement sanitaire total pour raison de pandémie Covid-19, n’est pas évident ni anodin. Mon collègue Professeur Houcine Jaïdi  a présenté dans son excellent article intitulé « Universités: reprise des cours et organisation des examens à haut risque », les risques sanitaires encourus lors de la présence des étudiants dans les locaux des EES, le déroulement et la correction des copies des examens. Il a également présenté les menaces sur la crédibilité des notes et des diplômes. 

Il serait nécessaire, en cas du maintien de la décision du retour des étudiants, l’adoption et la mise en place d’un protocole sanitaire strict, lourd et rigoureux  pour éviter le retour des infections et de la pandémie. Il faudrait dans ce cas mettre les moyens humains et matériels nécessaires pour le mettre en exécution aussi bien au niveau des EES, des foyers, des restaurants, du transport…

Il est possible qu’en cas de reprise des cours seule une poignée des étudiants y seront. En effet, il faut rappeler que la plupart des étudiants (et étudiantes bien sûr), ne logent pas dans les cités universitaires. Ce sont les étudiants des classes les plus défavorisées, qui résident à au moins 30 km de leur faculté, qui sont hébergés au cours de leur scolarité dans les foyers seulement une année pour les étudiants et deux années pour les étudiantes. La capacité des foyens universitaires est d’environ 50 000 étudiants (données statistiques ONOU 2012-2017) avec essentiellement des chambres pour 2, 3 et même 4 étudiants (soit environ 23 000 chambres) alors que l’effectif total des étudiants pour l’année en cours est de 233 000. La plus grande partie des étudiants réside soit dans les résidences privées (très onéreuses) ou à plusieurs dans des logements privées dans les cités populaires. Ces étudiants issus de familles modestes à défavorisées, après confinement et arrêt de travail, les dépenses éprouvantes du mois de Ramadan  et de l’Aïd, ont connu de graves difficultés financières. Ils auront certainement toutes les difficultés matérielles et financières pour subvenir aux dépenses nécessaires à leur déplacement et leur séjour de courte durée d’un ou deux mois prés de leurs facultés pour suivre les cours de rattrapage.

Stages, PFE et mémoires de fin d’études

A coté des étudiants appelés à recevoir un complément de cours, 46 000 étudiants préparent leur mémoire et PFE. Ces étudiants ont dû interrompre leurs travaux et quitter leurs lieux de stage dés l’annonce du confinement sanitaire soit le 20 mars. Ils viennent juste de démarrer et commencer à prendre contact avec leurs encadreurs. Stages et PFE sont sensés initier et faciliter l’insertion des futurs diplômés dans le milieu professionnel. Ayant rompu avec leurs encadreurs professionnels et leur lieu de stage, il est demandé à ces étudiants d’achever chez eux leur mémoire afin de le soutenir au courant du mois de juin.  Il leur est ainsi proposé soit de mener une petite étude bibliographique se rapportant au thème retenu soit de faire une étude de cas théorique ou un business plan. Cette décision risque de priver les étudiants d’une occasion exceptionnelle de prendre connaitre le monde du travail et ses diverses contraintes, de réaliser un exercice pratique et réel en dehors de l’enceinte de l’université. Elle prive également l’entreprise de connaitre un éventuel futur cadre à recruter dont elle pourrait apprécier de prés les compétences scientifiques, techniques  et humaines.

Le déconfinement autrement

Le Ministère de l’Education a été plus raisonnable dans sa démarche de déconfinement. Il considère (après de larges consultations et accord du syndicat) que, pour les élèves autres que ceux qui vont passer les épreuves  du baccalauréat, l’année scolaire est terminé. Le passage de classes se fera sur la base de la moyenne des notes obtenues au cours du premier et second trimestre. Pour ces élèves, la prochaine rentrée se fera plus tôt que d’habitude, le premier septembre, de façon à ce qu’ils puissent avoir un complément de cours et terminer le programme qui leur est réservé l’année précédente. Seuls les élèves du baccalauréat (133 000 sur un total de plus de 2 millions d’élèves environ) retourneront aux lycées le 27 mai,  pour un complément du cours du troisième trimestre. Toutes les précautions sanitaires (distanciations, bavettes, gel antibactérien…) seront prises pour éviter toute transmission du Covid-19 et préserver la santé des élèves et de tout le personnel.

En France, les universités ont suspendu les cours depuis le 11 mars et ne reprendront  physiquement qu’au mois de septembre. D’ici là, les établissements universitaires s’appliquent  à assurer dans de bonnes conditions sanitaires le retour progressif des personnels et la continuité pédagogique (surtout examens et concours, tous les cours ayant été assurés à distance) pour les étudiants qui ne reviendront sur site qu’au mois de septembre.

En guise de conclusion

Nos universités ont été secouées à plusieurs reprises par des crises plus ou moins graves avec des arrêts des cours plus ou moins longs. Elles s’en ont sortie sans trop de dégâts. Toutefois ces crises se limitaient généralement à quelques EES ou une ou deux universités au plus. La crise actuelle est une crise nationale qui touche tout l’enseignement supérieur, elle est surtout une crise sanitaire qui touche directement à la chose la plus précieuse : la santé et le bien être des personnes.

Dans son combat contre la pandémie Covid-19, la Tunisie, moyennant d’importants sacrifices,  a privilégié la santé de sa population aux dépens de l’aspect économique. Un retour précipité des  étudiants à l’université risque d’avoir des conséquences graves. Ces conséquences touchent en premier à la santé des tunisiens. Ils touchent également à la valeur de nos nouveaux diplômés dont le recrutement risque d’être plus problématique, dans un contexte économique national et mondial très difficile.

Faute de compter sur les politiques, les tunisiens n’ont qu’à implorer Dieu pour qu’il les protège de cet abominable Coronavirus. Ils peuvent compter également, comme toujours en de telles périodes difficiles, sur leurs honorables saints : Sidi Mehrez, Sidi Bel Hassen Chedly, Sidi Ali Hatteb et tous les autres. 

Professeur Ridha Bergaoui

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Professeur Houcine Jaïdi  « Universités: reprise des cours et organisation des examens à haut risque » 

 

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