News - 03.10.2019

Habib Dahdouh: Drôles d’élections présidentielles: Un plat typiquement Tunisien

Habib  Dahdouh: Drôles d’élections présidentielles : Un plat typiquement Tunisien

Nous sommes aujourd’hui à l’aube de deux échéances électorales très importantes, la première concerne le deuxième tour des élections présidentielles très floues et très incertaines, qui pourraient constituer un saut vers l’inconnu ou plutôt un saut dans le vide. La seconde est relative aux élections législatives ô combien décisives!

Pour les élections présidentielles qui nous intéressent ici, les résultats du 1er tour soulèvent de légitimes questions concernant les deux qualifiés au deuxième tour. Nous espérons qu’à ce stade les électeurs vont voter non plus pour sanctionner des hommes ou des femmes politiques qu’ils considèrent comme corrompus, décevants et peu soucieux des intérêts de la population et de l’intérêt du pays mais pour des programmes politiques, pour des visions pour l’avenir et pour le modèle de société dans lequel nous voudrions vivre et que nous voudrions léguer à nos enfants et petits-enfants.

Personnellement, je voterai non contre un candidat et en faveur d’un autre mais contre le modèle de société, contre les idées et les convictions politiques que nous proposent un candidat et qui risquent de remettre en cause les acquis de la Tunisie.

Je dis bien des idées et des convictions car ce qui nous est présenté par les candidats constitue, hélas, un ensemble de belles paroles qui n’indiquent ni vision de ce que devrait être ou pourrait être la Tunisie de demain et n’offrent que peu d’espoir à une population qui a déjà beaucoup souffert. Des pistes à peine ébauchées sont présentées comme des programmes laissant dans le flou les engagements réels et les ambitions de ceux qui les présentent. Comment peut-on se présenter à une élection présidentielle sans une vision claire de la société que l’on propose, sans un programme détaillé et chiffré des réformes ou contre réformes que l’on a l’ambition de mettre en œuvre ou de soutenir?

En effet , d’un côté, un candidat nous donne sa vision philosophique et théorique de la future Tunisie, et de l’autre côté  un candidat mis, avant même le début du 1er tour, derrière les barreaux, ne peut nous exposer personnellement son programme ni participer aux débats publics qui se sont déroulés entre tous les candidats. C’est une situation inédite mais peu flatteuse en termes de maturité politique. Elle ne peut aboutir qu’à de mauvais résultats dont la population en dernier ressort sera la première victime.

La légitimité et la validité même de ce premier tour où le principe de l’égalité entre tous les candidats a été rompu se pose. La qualification du candidat diabolisé et privé de sa liberté, au second tour ne peut valider cette violation de l’égalité. Certains sont en droit de dire que leur candidat emprisonné a perdu une chance d’être élu dès le premier tour car beaucoup de ses partisans ont été découragés par son emprisonnement et se sont abstenus.

L’élection présidentielle, contrairement aux élections législatives, est une élection d’adhésion d’un peuple à un candidat, à son charisme et à son programme. L’apparition physique du candidat dans les réunions publiques ou sur les plateaux de TV et radios est primordiale. Empêcher un candidat d’avoir librement et non de derrière les barreaux un contact direct avec le peuple est une grave atteinte au principe de l’égalité des chances et jette un discrédit sur toutes les élections (1er et second tour)

Il est de l’intérêt de KS qui n’est point responsable de cette situation que le second candidat qualifié au deuxième tour soit libéré afin que les élections, au moins le deuxième tour, se dérouleront normalement. Permettre à un candidat de s’adresser à ses partisans de derrière les barreaux ne peut nullement constituer un rétablissement de l’égalité des chances, car l’effet psychologique négatif sur les électeurs est néfaste pour ce dernier.

Honnêtement je vois mal la communauté internationale avec toutes ses composantes   accepter les résultats d’une élection biaisée dès le départ. Une bonne partie de la population tunisienne est également en droit de contester les résultats de ces drôles d’élections. Sommes-nous en train de d’ouvrir la boîte de pandore?

La Tunisie, pour faire face aux défis qui l’attendent, doit rassembler ses citoyens et citoyennes et le Président qui sera élu doit porter la voix du plus grand nombre possible d’entre-deux. Il doit être la voix du consensus le plus large et ce consensus ne saurait exister si les élections ne se déroulent pas de manière normale.

Le Président doit être élu sur la base d’une vision claire de l’avenir du pays et sur la base d’un programme concret et réaliste destiné à mettre en œuvre cette vision. Même si les prérogatives du Président sont limitées par la Constitution les candidats doivent soumettre au suffrage des électeurs et des électrices, le programme sur lequel leur action ou son inaction sera ensuite appréciée et sanctionnée par ces mêmes électeurs. Le débat sur la société tunisienne d’aujourd’hui et de demain et sur les programmes des candidats est crucial pour déterminer non seulement si le candidat est apte à exercer la fonction présidentielle mais surtout dans quelle mesure il sera à même à poser les bases permettant aux Tunisiens et Tunisiennes de vivre mieux dans un pays apaisé, en définitive s’il répond aux aspirations de l’immense majorité de la population. Belles phrases et   bonne mine facilitent certes la communication mais elles ne doivent pas prévaloir sur le fond du débat sinon elles ne sont que manipulations de l’opinion publique et ces manipulations ne résisteront pas à l’exercice du pouvoir, elles conduiront le pays droit dans le mur. Dans les circonstances difficiles que traverse la Tunisie, il n’y a pas de place pour l’amateurisme ou l’aventurisme. Ni le pays, ni la population ne peuvent s’offrir le luxe de faire des expériences dont le résultat pourrait aboutir à plus de chaos et à diviser la société.Le futur président doit avoir une vision socio-économique claire déduite d’une grande expérience du terrain.

La fonction de Président de la République, abstraction faites de ses prérogatives limitées par la Constitution, reste une fonction importante notamment sur le plan international. Dans un monde en complète mutation, la mondialisation a créé une nouvelle réalité sur le terrain où les relations entre les pays ne sont plus basées principalement sur des idéologies, mais sur des intérêts économiques et stratégiques qui sont très souvent contradictoires. La Tunisie, petit pays dépourvu de ressources naturelles suffisantes et pourtant très convoité, est censée composer avec tous ses partenaires sans démagogie afin de créer des relations amicales et de respect mutuel au tour et au-delà de la Méditerranée. 

Il n’y a pas de place pour les populistes dans la Tunisie actuelle. L’exemple de certains pays doit nous interpeler. Les populistes démagogues arrivés au pouvoir dans certains pays n’ont pas conduit de façon durable leurs pays vers plus de prospérité ni leurs populations vers des conditions de vie améliorées.  Ces populations se réveillent maintenant confrontées au goût amer de telles politiques finalement très liberticides.

L’impression que l’on retire, en écoutant, ces jours-ci, les débats et les interventions  des partisans et des soutiens des candidats qualifiés au second tour, surtout ceux du seul candidat ayant la parole,  est  celle de discussions très superficielles à la limite de la naïveté, celle que pourraient avoir de jeunes étudiants discutant à la terrasse d’un café ou dans des cercles  de réflexions, refaisant le monde  en mangeant un sandwich , en buvant du thé et en fumant la chicha. Ces partisans dont beaucoup sont pourtant des professionnels de la politique veulent ignorer les réalités complexes du monde dans lequel la Tunisie évolue et de la société tunisienne elle-même, ainsi que de la difficulté de garder un équilibre entre ces réalités complexes. Ce jeu d’équilibriste implique une profonde compréhension de ces réalités, notamment des règles du jeu socio-économique, une bienveillance à l’égard de tous ceux qui ne partagent pas l’analyse de ces réalités ainsi qu’une tolérance et une patience à toute épreuve. 

Il est vrai que cette fonction a été banalisée par le comportement des politiciens eux-mêmes. Depuis la révolte qui a chassé le Président Ben Ali, chaque Tunisien se croit apte à être Président de la République. C’est à la fois une bonne nouvelle en ce que cela traduit un intérêt pour la chose publique et un engouement pour la politique dans la Cité mais c’est aussi inquiétant en ce que cela montre une certaine ingénuité, une méconnaissance des responsabilités et des compétences nécessaires pour exercer cette fonction de manière efficiente.

Au regard de la compréhension des réalité complexes de la société tunisienne dont il était question plus haut, les déclarations de certains partisans du candidat KS n’annoncent rien de bon pour l’avenir de la Tunisie, pour les femmes, pour la démocratie et pour la voie moderniste choisie par le pays depuis l’Indépendance.
Vouloir renverser la table et raser ce qui existe pour repartir d’un zéro livresque et idéalisé est utopique et à coups surs destructeur. Ce projet, s’il se réalise, sera catastrophique pour une jeune démocratie qui se cherche encore et qui n’a pas atteint encore l’âge de la maturité. Une, voire deux générations vont être ainsi sacrifiées sur l’autel de la réforme sans que l’on sache, faute de réflexions sérieuses, si l’éclatement institutionnel qui nous est proposé constituera un remède efficace au chômage, à la pauvreté, à la corruption, à l’absence de justice sociale et au désarroi d’une génération qui ne voit pas où est son avenir. Se réfugier dans un passé idéalisé parce que l’on ne sait pas penser l’avenir est surement rassurant pour ceux qui ont atteint l’aube de leur vie mais pas pour ceux dont le futur est encore à construire. A cet égard, déstructurer l’équilibre imparfait de nos institutions résoudrait-il la crise économique, le chômage, la précarité qui sont au cœur des préoccupations de la majorité de la population ? La population tunisienne peut-elle vraiment s’offrir le luxe de sacrifier encore une ou deux générations pour satisfaire les spéculations intellectuelles de quelques-uns ?  

La démocratie ne veut pas dire anarchie, c’est une culture du respect qui s’apprend et se construit petit à petit, génération après génération.  Nous n’avons ni une tradition démocratique ancienne ni des institutions suffisamment solides pour constituer des gardes fous aux dérives, ces institutions sont en construction et l’on doit tout faire pour préserver ces fragiles acquis. L’Etat de droit n’est pas encore établi pleinement en Tunisie, beaucoup d’efforts restent à faire par l’Etat, par chacun d’entre nous pour atteindre cet objectif. Mais pour cela il faut la paix sociale et le dialogue.

Remettre en cause les équilibres fragiles de nos institutions mais aussi de notre société est très dangereux. La Tunisie se remet à peine de l’affaiblissement de l’Etat et de l’ambiance malsaine opposant les Tunisiens et les Tunisiennes et de l’insécurité qui l’ont accompagné, encourageant les extrémistes de tous bords à relever la tête et profiter de l’aubaine pour créer ou entretenir le chaos. Souhaitons-nous que cela se perpétue ? Qui connait l’effet domino qui ne manquera pas de résulter de cette vaste manipulation ?

Si l’on en croit notre expérience récente, plus personne ne sera en sécurité, l’économie va s’effondrer davantage car aucun investisseur national ou international ne prendra le risque d’investir lorsque la situation sécuritaire laisse à désirer. Tout développement économique exige une sécurité maximale, que ce soit la sécurité physique ou la sécurité juridique.

Les premières victimes déjà annoncées de ce chaos seront, selon moi, les femmes tunisiennes soit la moitié de la population. Depuis 1956, grâce à une politique d’avant-garde volontariste, la femme a gagné des droits qui lui ont donné une certaine égalité au sein de la société et de la famille.  Aujourd’hui, la femme est présente à tous les niveaux grâce aux orientations politiques modernes des dirigeants de l’époque (Bourguiba & Ben Ali) qui ont misé avant tout sur la modernité et sur la mise en place des structures d’un Etat moderne. Il est vrai que cette action a été,malheureusement faite au dépend des aspirations à la démocratie du peuple et souvent au dépend des libertés fondamentales des citoyens.

Les droits acquis par la femme tunisienne restent fragiles et les tentatives de remise en cause sont exacerbées par la crise économique et sociale que traverse le pays.On ne peut que s’inquiéter des déclarations de ceux qui songent à nier le droit au travail des femmes comme remède au chômage, qui nient leur place actuelle au sein de la famille et refusent de parfaire l’évolution qui leur donnerait des droits égaux à ceux des hommes au sein de celle-ci au nom d’une soi-disant identité culturelle ou cultuelle à défendre. Ces rhétoriques décomplexées sont de nouveau sur la place publique et traduisent les interprétations des programmes de certains candidats si ce n’est leurs intentions inavouées.

Aussi et pour parer à toute éventualité de retour en arrière, j’appelle toutes les femmes à aller massivement voter pour le candidat de leur choix, qui ne risquera pas de porter atteinte à leurs droits et qui est le plus apte, selon elles,  pour défendre les acquis de la femme tunisienne. Et j’appelle tous les hommes de bonne volonté à aller voter en gardant à l’esprit que l’équilibre au sein d’une société et son bonheur, comme au sein d’une famille, ne peut se construire sur l’injustice et sur le malheur de l’autre et que l’abstention laisse un boulevard aux tenants des thèses rétrogrades.

Je reste persuadé, sans aucune démagogie, que la femme tunisienne, plus rationnelle, plus posée et plus sage que nous les hommes est la plus à même de permettre à la société d’évoluer tout en préservant la Tunisie des dérives rétrogrades. La femme élément stabilisateur, fédérateur et modérateur de la société doit aussi s’armer pour jouer un rôle moteur pour peu qu’on ne la prive pas de ses droits, pour peu qu’elle ne se prive pas elle-même de ses droits en s’abstenant d’utiliser son droit fondamental de vote.

Habib  Dahdouh
Professeur Agrégé en droit /Faculté de droit de Sousse (à la retraite)
Ancien Coordonnateur du bureau de l’Etat de droit aux Nations
Unis (MINUSTAH/ Haïti)




 

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1 Commentaire
Les Commentaires
Abdelkader Maalej - 03-10-2019 16:27

Excellante analyse de la situation en Tunisie, bravo; je suis entièrement d'accord avec ce qu'a dit l'auteur.

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