News - 06.06.2019

Ahmed Ounaïes: Cinq recours tunisiens au Conseil de sécurité

Cinq recours tunisiens au Conseil de sécurité

1952 Internationalisation de la question tunisienne

La Tunisie s’est adressée au Conseil de sécurité pour la première fois en janvier 1952, en réaction au rejet par la France, le 15 décembre 1951, de la demande d’accession de la Tunisie à l’autonomie interne. La lettre, adressée au Président du Conseil et datée du 12 janvier 1952, est signée par Mhamed Chenik, Premier ministre. Dans cette lettre, le gouvernement tunisien dénonce le non-respect par la France du Traité du 12 mai 1881, notamment le rejet du principe d’autonomie interne, et pose plus largement la question du droit à l’autodétermination.

Le gouvernement demande au Conseil de «donner à ce différend une solution conforme à l’équité». La plainte est déposée le 14 janvier auprès du Cabinet du Secrétaire général de l’ONU, Trygve Lie, par deux membres du Gouvernement, Salah Ben Youssef, ministre de la Justice, et Mohammed Badra, ministre des Affaires sociales. A cette date, la VIe session de l’Assemblée générale de l’ONU se tenait exceptionnellement à Paris, au Palais de Chaillot.

Sur la base de la plainte tunisienne (classée S/2571), quinze pays arabes et asiatiques adressent le 30 janvier 1952 une lettre collective au Président du Conseil de sécurité attirant son attention sur «la gravité de la situation en Tunisie». Mais c’est seulement en avril, après la fin de la présidence du Conseil par la Hollande, et sous la présidence du Pakistan, que la plainte pouvait être sérieusement examinée. Le 2 avril, 11 délégations arabes et asiatiques adressent une lettre au Président du Conseil pour lui demander d’inscrire la question tunisienne à l’ordre du jour. Ce sont le Pakistan, l’Afghanistan, la Birmanie, l’Egypte, l’Inde, l’Indonésie, l’Iran, l’Irak, les Philippines, l’Arabie Saoudite et le Yémen. Ils sont bientôt rejoints par le Liban, la Syrie, l’Ethiopie et le Liberia, soit 15 pays en tout. Ces démarches consacrent l’internationalisation de la question tunisienne.

La séance du Conseil est ouverte le 4 avril 1952 sous la présidence de Sir Zafrullah Khan, ministre des Affaires étrangères du Pakistan. Avant de pouvoir aborder le fond, le Conseil doit d’abord approuver l’inscription même de la question à l’ordre du jour. S’agissant d’une question de procédure, la majorité de 7 voix sur 11, sans droit de veto, suffit pour valider la décision. Un tel format limite le débat aux seuls membres du Conseil sans possibilité pour les autres Etats d’y participer, notamment ceux qui ont parrainé la demande d’inscription. La composition du Conseil, à cette date, s’étend aux cinq membres permanents (Chine, France, Royaume-Uni, Etats-Unis et Urss) et à six autres pays: le Brésil, le Chili, la Grèce, la Hollande, le Pakistan et la Turquie.

Le délégué de la France, l’Ambassadeur Henri Hoppenot, prend la parole en premier pour déclarer son opposition à l’inscription, plaidant la non-compétence du Conseil, et pour s’efforcer de justifier, quant au fond, la politique française en Tunisie. Sir Zafrullah Khan introduit l’affaire tunisienne: c’est la première présentation de la cause tunisienne devant les Nations unies. Il dénonce les violations par la France des conventions qui lient les deux pays, la politique discriminatoire de l’administration coloniale ainsi que les mesures de répression des libertés ayant porté la crise à un point tel qu’il menace la paix et la sécurité internationale: un réquisitoire implacable contre la politique coloniale de la France en Tunisie.

Dans la suite du débat, le 10 et le 14 avril, seuls les délégués du Royaume-Uni, Sir Gladwyn Jebb, et de la Hollande, Von Balluseck, soutiennent la thèse de la non-compétence du Conseil. La Grèce et la Turquie invitent les deux parties à surmonter la crise par le dialogue et la négociation. Le délégué des Etats-Unis soutient le droit de tous les pays de faire appel aux Nations unies pour tenter de surmonter les crises par les moyens pacifiques. Les délégués de l’Urss, de la Chine (la Chine nationaliste à l’époque), du Brésil, du Chili et du Pakistan approuvent l’inscription et affirment la nécessité de promouvoir la politique de décolonisation et de libération des peuples conformément au principe d’autodétermination. Les représentants du Pakistan, Sir Zafrullah Khan, ou l’Ambassadeur Ahmed Boukhari, interviennent trois fois pour répliquer aux interventions des délégués français et britannique.

Le vote, intervenu le 14 avril dans la soirée, donne cinq voix favorables à l’inscription (Urss, Chine, Chili, Brésilet Pakistan), deux voix contre (France et Royaume-Uni) et quatre abstentions (Etats- Unis, Grèce, Hollande et Turquie). Il aurait suffi de sept voix pour obtenir l’inscription. Les abstentions ont pesé plus lourd que les voix hostiles.

Fallait-il entériner le rejet?

Le 20 juin, treize délégations arabes et asiatiques ayant parrainé la plainte au Conseil de sécurité demandent la convocation d’une session spéciale de l’Assemblée générale sur la question tunisienne. La requête recueille 23 réponses favorables, alors qu’il en fallait 31; les pays occidentaux recommandaient en particulier d’attendre l’échéance de la session ordinaire de l’Assemblée. La question tunisienne était en effet inscrite le 16 octobre 1952 à l’ordre du jour de l’Assemblée générale (VIIe session) avec l’appui total des pays arabes, asiatiques et latino-américains, et avec le vote positif des Etats-Unis. Depuis lors, les questions tunisienne et marocaine sont inscrites et débattues aux sessions de l’Assemblée générale. Le 30 septembre 1955, la question algérienne est inscrite en dépit de la recommandation négative du Bureau de l’Assemblée par un vote majoritaire de l’Assemblée plénière.

Signalons trois faits significatifs. L’ouverture du débat sur la question tunisienne le 4 avril 1952 coïncide avec l’inauguration de la Salle du Conseil de sécurité qui était offerte à l’ONU, quant aux équipements et à la décoration, par le Royaume de Norvège. La séance du Conseil, qui se tient pour la première fois dans la salle qui lui est consacrée, commence donc par l’hommage rendu à la Norvège avant d’aborder la question tunisienne. D’autre part, Bahi Ladgham venait tout juste d’ouvrir à New York le Bureau tunisien de libération nationale (Tunisian Office for National Liberation), source d’information essentielle des délégations amies, et qui sera inauguré solennellement quelques semaines plus tard le 20 juin 1952.

Bahi Ladgham était présent à toutes les séances en compagnie de Farhat Hached qui, pour sa part, avait rejoint New York spécialement pour assister au débat sur la question tunisienne. A son retour à Tunis le 30 avril, Farhat Hached, qui était accompagné de deux délégués de la CISL, est soumis à l’aéroport d’El Aouina à une fouille minutieuse par la police française qui confisque son passeport et tous ses documents; le 2 mai, il est longuement reçu par Lamine Bey auquel il rapporte les faits dans le détail. Enfin, le 12 avril 1955, alors que les négociations d’autonomie interne étaient avancées, et avant la signature des Conventions, Sir Gladwyn Jebb se rend à Tunis en qualité d’Ambassadeur du Royaume-Uni à Paris, et demande une audience auprès du Premier ministre Tahar Ben Ammar qui le reçoit longuement au Palais du Gouvernement à la Kasbah.

1958 Sakiet Sidi Youssef, la première bataille de l’évacuation

Le samedi 8 février 1958, jour de marché, le village de Sakiet Sidi Youssef est bombardé, dès 11 heures du matin, par l’aviation française basée en Algérie. Une escadrille de 25 avions (onze bombardiers, six chasseurs-bombardiers et huit chasseurs) pilonne la ville, faisant près de 80 morts et 150 blessés. S’agissant d’un acte flagrant d’agression, la Tunisie décide de déposer une plainte contre la France au Conseil de sécurité.

Mongi Slim se rend le matin même de Washington à New York et s’entretient avec les délégués de tous les pays membres du Conseil, les membres permanents ainsi que le Canada, la Colombie, l’Irak, le Japon, le Panama et la Suède. La Tunisie s’attache autant à prévenir le risque de nouvelles attaques qu’à amener le Conseil à poser le problème de fond: la présence de troupes françaises en Tunisie et la continuation de la guerre coloniale en Algérie. La finalité de la démarche est d’internationaliser la question sous responsabilité occidentale.

Avec l’Ambassadeur Wadsworth (délégué adjoint des Etats-Unis, le délégué Henry Cabot Lodge étant absent), l’entretien est positif: les Etats-Unis jugent sévèrement l’opération militaire contre la Tunisie et déplorent la faiblesse du gouvernement français face à l’armée d’Algérie; du reste, ils ne souhaitent pas un débat de fond au Conseil qui ne pourrait être qu’un déballage au profit de l’Urss. Les Etats-Unis semblent mûrs pour une intervention directe auprès de la France.


L’entretien avec l’Ambassadeur du Royaume-Uni, Sir Pierson Dixon, est difficile. Un débat à chaud, selon lui, n’apporterait rien: des accusations réciproques et des invectives sans intérêt. Il vaut mieux retarder le débat et, quand l’émotion sera retombée, un échange substantiel permettra d’envisager des mesures concrètes. Dans l’intervalle, il est préférable de préparer les conditions d’une négociation sur l’avenir de la paix dans la région. Mongi Slim répond que la Tunisie est menacée sur deux fronts: l’armée française d’Algérie et les forces françaises basées en plusieurs points du territoire tunisien; d’autre part, la Tunisie ne peut pas rester passive: faute de réagir énergiquement après une agression armée de cette ampleur, elle s’expose à de nouvelles agressions et à des incursions en profondeur sur son territoire.

Le Conseil de sécurité est en mesure de constater les faits et de prévenir les risques. Du reste, nous réalisons que la cause profonde de l’agression est la guerre coloniale qui s’intensifie à nos frontières.Sir Dixon reconnaît que l’opération laisse craindre une escalade. La parade, dans ce cas, ne saurait être un débat au Conseil mais un dialogue assorti d’une caution crédible.

Le raisonnement tunisien est bien reçu par les autres collègues. Le Canada recommande une mission confiée aux Etats-Unis avec pour mandat de rapprocher les parties. Auprès du Secrétaire général, Mongi Slim exprime le souhait d’une mission dirigée par le Secrétaire général en personne. Hammarskjöld en accepte le principe mais il estime que le contexte colonial évident en ferait un précédent dans la politique de décolonisation: de ce fait, la France et le Royaume-Uni s’y opposeront certainement. Il estime par ailleurs que le précédent de Sakiet Sidi Youssef pourrait se renouveler et s’étendre au Maroc, les forces françaises en Algérie ayant déjà détourné l’avion marocain transportant les leaders algériens, à l’insu du gouvernement français. Les menaces d’aggravation de la crise sont sérieuses. Le Secrétaire général apprécie le souci d’efficacité qui anime la Tunisie et son insistance à poser le problème de fond sans rechercher la polémique.

La réponse vient de l’Ambassadeur Wadsworth qui propose à Mongi Slim la formule d’une mission de bons offices conjointe des Etats-Unis et du Royaume-Uni auprès des deux parties. La formule correspond au vœu de la Tunisie qui cherche à impliquer les Etats-Unis pour s’interposer entre la Tunisie et la France afin de hâter l’évacuation et d’internationaliser la question algérienne. L’accord général s’établit sur la mission de bons offices.

La plainte tunisienne est inscrite le 13 février sous le libellé ‘’Plainte de la Tunisie au sujet de l’acte d’agression commis par la France contre elle à Sakiet Sidi Youssef le 8 février 1958 ’’ (Document S/3952), assortie d’un Mémoire explicatif. Le lendemain, la France inscrit une plainte libellée ‘’Situation résultant de l’aide apportée par la Tunisie à des rebelles, permettant à ceux-ci de mener à partir du territoire tunisien des opérations dirigées contre le territoire français et la sécurité des territoires et des biens des ressortissants français’’; la plainte est également assortie d’un Mémoire explicatif. Le débat, ouvert le 18 février, s’achemine rapidement vers un compromis, mais il rebondit au lendemain de l’insurrection du 13 mai à Alger, pour se conclure le 18 juin 1958 sur le compromis endossé par le nouveau Président du Conseil français, le général de Gaulle.

Le Conseil s’ouvre le 18 février sous la présidence de l’Ambassadeur Sobolev, Représentant permanent de l’Urss. La séance est censée entériner les plaintes des deux parties, puis enregistrer la proposition formelle d’offre des bons offices et prendre acte de l’accord des parties. Au cours de cette brève séance qui n’a pas dépassé une heure et quart, Mongi Slim intervient quatre fois pour réserver le droit de la Tunisie de revenir devant le Conseil en cas de désaccord et pour définir rigoureusement le mandat des deux puissances. Il précise ainsi que le conflit opposant la Tunisie à la France est double : d’une part, la présence des forces armées françaises en Tunisie, dont il demande l’évacuation complète; d’autre part, mettre fin à la situation qui met en danger la paix et la sécurité internationale dans cette région du monde, en particulier la continuation de la guerre d’Algérie. «L’offre de bons offices, conclut-il, vise à l’intervention conjointe du Royaume-Uni et des Etats-Unis dans les deux conflits». Un additif au Mémoire explicatif est transmis le 17 février au Président du Conseil de sécurité pour clarifier ce mandat (Document S/3957).

Messieurs Bons Offices, Robert Murphy et Harold Beeley, commencent leur mission le 27 février. Au terme d’une série d’entretiens, ils proposent un compromis approuvé par Tunis le 15 mars et par la France le 14 avril. Ainsi, les forces françaises stationnées en Tunisie, à l’exception de la base de Bizerte, seraient évacuées et les terrains d’aviation militaire (Aouina, Sfax, Gabès, Gafsa et Remada) remis aux autorités tunisiennes. Mais l’insurrection du 13 mai à Alger et la chute du gouvernement Félix Gaillard en retardent la mise en œuvre. Or, une campagne militaire déclenchée le 19 mai par les forces françaises à Remada, et appuyée par l’aviation basée en Algérie, relance le débat.

Ces développements justifient les craintes conçues par les dirigeants maghrébins et pressenties par Dag Hammarskjöld: l’armée française, qui ne reconnaissait pas l’indépendance de la Tunisie et du Maroc, projetait la reconquête coloniale, seule option permettant de maintenir ‘’l’Algérie française’’. Le fol espoir des généraux, aux prises avec la guérilla algérienne et hantés par la mémoire du Vietnam, n’est qu’un aspect de la fuite en avant désespérée de la Quatrième République, dépassée par la réalité de la décolonisation. Du côté maghrébin, la Conférence de Tanger (27-30 avril 1958) répondait à l’alerte qu’avait constituée l’opération de Sakiet Sidi Youssef.

Le 29 mai, Mongi Slim écrit au Président du Conseil, déposant de nouveau une «Plainte de la Tunisie au sujet d’actes d’agression armée commis contre elle par les forces militaires françaises stationnées sur son territoire et en Algérie, depuis le 19 mai 1958» (S/4013). La France réplique en déposant un mémoire intitulé «La situation créée par la rupture, du fait de la Tunisie, du modus vivendi qui s’était établi depuis le mois de février 1958 sur le stationnement de troupes françaises en certains points du territoire tunisien» (S/4015).

Le Conseil de sécurité reprend le débat le 2 juin, sous la présidence de la Chine. La veille à Paris, un nouveau gouvernement dirigé par le général de Gaulle est investi. En toute vraisemblance, la crise d’autorité en France est surmontée tandis que la crise coloniale reste entière.

Devant le Conseil, Mongi Slim présente d’abord le compromis approuvé par les deux parties puis gelé à la chute du gouvernement Gaillard. Il énonce ensuite les violations commises par les forces françaises en Tunisie dès le 14 mai et qui culminent le 19 mai à Remada par des opérations militaires d’envergure contre les civils et contre les postes tenus par l’armée tunisienne dans la zone. Ces violations sont appuyées par l’aviation française basée en Algérie. L’Ambassadeur Georges-Picot, au nom de la France, récuse ces accusations et expose les séquences ayant conduit aux affrontements, laissant entendre que l’administration tunisienne est débordée et qu’elle recourt à un double jeu ; il conclut en exprimant le souhait que la négociation se poursuive par la voie diplomatique et sans interférence extérieure. Mongi Slim promet de répondre aux allégations de l’Ambassadeur de France à la prochaine séance.

Le Conseil reprend le 4 juin pour écouter les réponses de la délégation tunisienne. C’est Ahmed Mestiri, ministre de la Justice, qui, venu de Tunis, fait le point de la situation. Il expose les craintes légitimes de la Tunisie du fait des agressions coordonnées des forces françaises en Algérie et en Tunisie, du fait de la présence même des troupes étrangères sur notre sol contre notre gré, du fait des ambitions d’une armée coloniale que rien n’arrête et du fait de l’inconsistance des réponses du gouvernement français. Il exige l’évacuation pure et simple des troupes françaises. L’Ambassadeur de France fait état du message adressé le 2 juin par le général de Gaulle au Président Bourguiba, l’invitant à conclure sans retard un accord pour l’évacuation des forces françaises de Tunisie, à l’exception de Bizerte qui ferait l’objet d’un accord ultérieur. L’Ambassadeur offre de conclure le débat sur cette proposition. La dernière séance, le 18 juin, entérine les déclarations des deux parties qui annoncent l’accord réalisé la veille, 17 juin, relativement à l’évacuation des troupes françaises au cours des quatre prochains mois, sur la base du compromis repris dans le message français du 2 juin.

1961 Bizerte, l’ultime bataille de l’évacuation

La bataille de Bizerte est conduite dans le but de réaliser l’évacuation totale. Un conflit purement militaire n’était guère concevable. L’enjeu diplomatique, en revanche, est net: la Tunisie peut obtenir la caution internationale pour un droit qui lui est contesté mais qui, grâce aux Nations unies, deviendra irrécusable. L’épreuve diplomatique, sans être aisée, devait être tentée afin d’arracher la reconnaissance internationale et définitive de ce droit. Tel est le rôle inestimable de l’ONU.

En vertu de l’échange de lettres du 17 juin 1958, l’évacuation des bases et des aéroports commence le 3 juillet à Remada, suivie des autres installations jusqu’au 11 octobre: Gafsa, Gabès, Sfax et les environs de Tunis. C’est alors que la négociation reprend sur la base de Bizerte, mais la Tunisie rompt la négociation en janvier 1960 car la France lie le statut de la base à un accord global sur la Défense. Ainsi, ce statut s’établit de facto, sans référence définie. En raison de cette indécision, les dirigeants tunisiens maintiennent la pression et posent l’évacuation totale et définitive comme un droit.

L’exigence de l’évacuation totale est une constante du discours politique tunisien. Cinq développements ont contribué à durcir la revendication. Les entretiens avec le Président Eisenhower à Tunis (17 décembre 1959) et sa décision annoncée le 22 décembre à Rabat d’évacuer les cinq bases américaines au Maroc déterminent une démarche diplomatique: Dr Mokaddem remet le 4 janvier 1960 une Note à l’Ambassadeur de France pour hâter l’évacuation de la base; au lendemain de l’essai nucléaire français à Reggane le 13 février 1960, le Président Bourguiba tire l’argument que «pour une puissance nucléaire, l’existence de bases militaires fixes n’a plus la même portée stratégique: le maintien de la base de Bizerte n’est plus justifié»;le 1er septembre 1960, le Maroc et la France parviennent à un accord pour évacuer toutes les troupes françaises du Maroc avant le 2 mars 1961; au cours du sommet de Rambouillet le 27 février 1961, le Président Bourguiba repose le problème de Bizerte sans recevoir une assurance du Président de Gaulle; enfin, au cours de ses visites officielles en mai 1961 à Washington et à Londres, le Président Bourguiba recueille auprès du Président Kennedy et du Premier ministre Mc Millan la réponse que la base de Bizerte devrait faire l’objet d’une négociation entre la Tunisie et la France; il en déduit que la base ne représente pas un intérêt direct pour l’Otan.

Deux réponses françaises représentent, pour la Tunisie, le témoignage d’une politique de dérobade: une Note remise le 5 février 1960 au Dr Mokaddem est ainsi conclue: «Il existe un danger grave et permanent de guerre mondiale; la France doit contribuer à la défense de l’Occident… Bizerte a une position stratégique: la France accepte donc de discuter des conditions d’utilisation de la base mais ne consent pas à l’évacuer pour l’instant ».

La crise de Berlin, qui interfère ainsi dans le contentieux, est-elle une vraie menace? N’est-elle pas un prétexte pour le renvoi indéfini de l’évacuation? L’autre réponse est une communication, le mois suivant, qui assure que les deux casernes situées à l’intérieur de la ville de Bizerte seront remises aux autorités tunisiennes avant fin octobre. Aucun engagement relativement à la base. Bien au contraire, le commandant de la base décide d’entreprendre en avril 1961 des travaux pour allonger la piste d’atterrissage. Une démarche formelle de l’Ambassade de France le 4 mai explique que l’allongement projeté, qui dépasse de quelques mètres la limite de l’enceinte, permettra d’opérer un type d’avion plus évolué. La Tunisie estime que la décision d’introduire des aménagements de cette nature signifie non pas l’intention d’évacuation mais la volonté d’occupation prolongée. Fin juin, les travaux sont suspendus, tandis qu’un mur est construit, sur ordre des autorités tunisiennes, dans l’axe de la piste, tout contre l’enceinte extérieure de la base. Tout au long du mois suivant, l’escalade est irrésistible. Le 4 juillet, des centaines de volontaires tunisiens sont acheminés à Bizerte et déployés autour de la base, bloquant toute tentative de franchissement. Le 7 juillet, un message présidentiel est remis au Président de Gaulle. Le 17 juillet, le Président Bourguiba, dans un discours solennel à la tribune de l’Assemblée nationale, fixe la date du 19 juillet à minuit pour mettre fin au statu quo.

En réponse, l’Amiral Amman, commandant de la base, émet un ultimatum de 48 heures pour reprendre librement les travaux, tandis que le ministre français de l’Information déclare le 19 juillet que des renforts de parachutistes sont acheminés vers la base de Bizerte. La Tunisie notifie aussitôt l’interdiction de survol de la base. L’armée tunisienne, qui avait bloqué l’entrée du canal et aménagé des postes de tir, reçoit l’ordre d’abattre tout avion violant l’interdiction. Quatre navires de guerre, partis de France et d’Algérie, font route vers Bizerte. L’engrenage est fatal.

Le 19 juillet, des renforts en hommes et en matériel parviennent à la base à partir de l’Algérie; les batteries tunisiennes entrent en action, l’aviation française riposte, s’attaquant aux défenses anti-aériennes et aux civils qui encerclent la base. Pendant trois jours, la guerre fait rage.

Le jeudi 20 juillet, la Tunisie rompt les relations diplomatiques avec la France et dépose une plainte au Conseil de sécurité ‘’pour actes d’agression portant atteinte à la souveraineté et à la sécurité de la Tunisie et menaçant la paix et la sécurité internationales’’. Elle invite le Conseil à ‘’prendre telles mesures qu’il juge nécessaires en vue de faire cesser cette agression et de faire évacuer le territoire tunisien de toutes les troupes françaises’’. Rappelons que la Tunisie était membre du Conseil au cours des deux années précédentes et qu’en 1961, le Conseil comprend, à part les cinq membres permanents, six autres pays: Equateur (Président), Ceylan, Chili, Liberia, République Arabe Unie et Turquie.

La première séance du Conseil se tient le lendemain vendredi 21 juillet à 14 heures 30 et dure plus de 6 heures. Mongi Slim prend la parole en premier pour présenter les faits et pour affirmer que la Tunisie rejette la présence de toute force étrangère sur son territoire. L’Ambassadeur de France Armand Bérard plaide la légalité de la présence française à la base de Bizerte en vertu de l’échange de lettres du 17 juin 1958, et se prévaut de la légitime défense contre les attaques dont la base était l’objet depuis plusieurs semaines. Les représentants des Etats-Unis et de la Turquie recommandent l’arrêt des combats et le retour au statu quo ante; ceux du Liberia et de l’Urss appuient l’exigence de la Tunisie d’obtenir l’évacuation totale des troupes étrangères, rejettent le principe du retour au statu quo et jugent que l’existence même de la base française contre la volonté de la Tunisie est une violation des principes de la Charte. Mongi Slim et Armand Bérard, usant du droit de réponse, élèvent la vivacité du débat. Dans son message à Paris le soir même, l’Ambassadeur Bérard signale: «L’état d’esprit favorable à la Tunisie qui règne dans les milieux des Nations unies» ainsi que «la gêne certaine de nos amis africains à notre égard.»

La séance reprend le samedi à 10 heures. D’emblée, Dag Hammarskjöld lance un appel au Conseil pour une décision immédiate de cessez-le-feu, à titre intérimaire, sans préjuger de l’issue du débat sur le fond. Les membres du Conseil lui font écho. Un projet de résolution, soumis dans ce sens par le Liberia, est approuvé par 10 voix contre zéro, la France ayant fait savoir qu’elle ne participerait pas au vote. Auparavant, Mongi Slim présente le tableau de la situation au cours de la matinée même, dénonçant les attaques des parachutistes français dans la ville de Bizerte et dans un rayon de 50 km autour de la ville.

Aux termes de la Résolution intérimaire du 22 juillet (S/4882), le Conseil: «Considérant la gravité de la situation en Tunisie, En attendant la fin des débats sur la question à son ordre du jour,

1 - Demande un cessez-le-feu immédiat et le retour de toutes les forces armées à leurs positions initiales;

2 - Décide de poursuivre les débats.»

Le cessez-le-feu entre en vigueur le soir même à minuit. Au Conseil de sécurité, les débats reprennent toute la semaine suivante jusqu’au samedi 29 juillet, sans parvenir à trancher: aucune résolution sur le fond ne recueille la majorité requise. Cette semaine enregistre des développements significatifs.

  • L’arrêt des combats n’est pas suivi du retour des forces françaises à leur base, ni du rapatriement des renforts. Cette défaillance met la France en état de non-respect de la Résolution du Conseil. Ce constat est relevé par tous.
  • Le 23 juillet, répondant à l’invitation du Président Bourguiba, Dag Hammarskjöld se rend en mission à Tunis. Ayant constaté le non-respect de la Résolution 4882 dans son intégralité, il adresse une lettre à Couve de Murville, ministre des Affaires étrangères de la France; en réponse, il est accusé d’avoir rompu l’obligation de neutralité et d’avoir pris parti pour la Tunisie. La voiture officielle qu’il emprunte pour effectuer une visite à Bizerte, bien qu’elle porte le fanion des Nations unies, est arrêtée dans un barrage dressé par les parachutistes français à 10 km de la ville et fouillée. Il n’est pas reçu par le commandant de la base, en dépit de la demande qu’il lui avait adressée au préalable.
  • Le 25 juillet, 40 pays africains et asiatiques, rejoints par la Yougoslavie, adressent une lettre au Président du Conseil de sécurité(S/4896) affirmant «le droit souverain qu’ont tous les Etats de ne pas tolérer la présence de forces étrangères ou de bases militaires étrangères sur leur territoire… Nous soutenons, ajoutent-ils, que le désir explicite de ne pas avoir de forces ou de bases étrangères sur le territoire de la Tunisie doit être respecté». La prise de position dépasse la seule base de Bizerte.

Sur le fond, trois projets de Résolution sont soumis au Conseil de sécurité, dont deux présentés par Ceylan, le Liberia et la République Arabe Unie, le troisième par la Turquie. « Ils ont en commun, relève Charles Yost, le Représentant des Etats-Unis, deux éléments d’importance primordiale : que la Résolution du 22 juillet soit mise en œuvre immédiatement et intégralement et, d’autre part, que les parties entament sans tarder des négociations en vue d’un règlement définitif du problème de Bizerte, règlement qui serait compatible avec la souveraineté tunisienne ». Ce consensus minimal des membres du Conseil, diplomatiquement mais fermement formulé par l’Ambassadeur des Etats-Unis, constitue le point fort de la Tunisie. La France, isolée, constate le ralliement des alliés de l’Otan à la thèse tunisienne quant au fond. Sa seule issue est d’empêcher la formation d’une majorité de sept voix en faveur d’une quelconque résolution. Ses alliés, en effet, s’abstiennent quant au vote. Ils évitent de qualifier l’agression et de reconnaître, en vertu de l’Article 40 de la Charte, le non-respect par la France de la Résolution intérimaire, ainsi que le demandait Mongi Slim, sachant que le constat formel, relativement aux deux points, entraîne des sanctions.

  • Mongi Slim s’attaque enfin à un point de substance: l’argument, invoqué dans un communiqué officiel publié le 28 juillet à Paris, de la sécurité nationale au détriment des pays tiers. La prétention des puissances qui, au nom de la sécurité, empiètent sur la souveraineté et l’intégrité des autres pays ne saurait être endossée par le Conseil. Cette clarification réduit encore la marge de la France et jette la base du recours à la session extraordinaire de l’Assemblée générale.

La défaillance du Conseil, qui n’a adopté aucune Résolution sur le fond, justifie le recours à une session extraordinaire de l’Assemblée générale. La procédure requiert l’appui de 50 sur 99 Etats membres. Ce seuil est aisément accessible dans un tel contexte. Or, la perspective d’un débat sur les bases étrangères inquiète les Etats-Unis en raison du caractère sensible du sujet: le débat ne manquera pas d’accabler l’Occident et de tourner à l’avantage de l’Urss. Le 4 août, le Secrétaire d’Etat Dean Rusk se rend à Paris pour tenter de persuader Couve de Murville de hâter le règlement de la question de Bizerte et d’épargner aux membres de l’Otan une épreuve difficile. La France s’en tient à la même position soutenue devant le Conseil de sécurité. Cette rigidité explique la distance prise par les membres de l’Otan à l’égard de la France lors de la session. La majorité requise étant réunie en 10 jours, Hammarskjöld lance le 10 août aux 99 Etats membres les invitations à la IIIe session extraordinaire de l’Assemblée générale le lundi 21 août à 10 heures 30 ‘’afin d’examiner la situation en Tunisie’’. Seule la France déclare ne pas y participer.

La session s’ouvre sous la présidence de l’Ambassadeur d’Irlande, Frederick Boland, président de la XVe session ordinaire. Il est reconduit, ainsi que le Bureau de l’Assemblée. Mongi Slim, dans un discours modéré, introduit le débat. Une longue liste d’orateurs lui succède (Liberia, Urss, Iran, Ceylan, etc.) parfaitement convergents. Le lendemain, un projet de résolution est distribué, parrainé par 32 pays (africains et asiatiques, ainsi que Yougoslavie et Chypre). La session se poursuit toute la semaine avec deux séances par jour jusqu’au vendredi 25 août. Une séance de nuit est nécessaire ce vendredi pour épuiser la liste des orateurs et procéder au vote du projet de Résolution.

Le long du débat, quelques élans d’anticolonialisme radical élèvent la tension, avec des allusions claires à la résistance algérienne. Quant au fond, deux points apportent une nuance à la convergence profonde de l’Assemblée. Certains membres de l’Otan, relayés par des pays neutres, émettent des réserves sur le libellé du paragraphe 4 du préambule du projet de résolution, estimé excessif, et qui les incite à l’abstention : «(L’Assemblée) convaincue que la présence des forces armées françaises sur le territoire tunisien contre la volonté du gouvernement et du peuple tunisiens constitue une violation de la souveraineté de la Tunisie, est une source permanente de frictions internationales et compromet la paix et la sécurité internationales…» D’autre part, Adlai Stevenson, qui affirme ‘’le respect indiscutable de la souveraineté tunisienne sur Bizerte’’, émet la crainte qu’une ‘’étincelle au pire moment ne provoque une conflagration qui nous emportera tous’’… allusion à la crise de Berlin. En tout, 49 délégués prennent la parole, dont certains deux ou trois fois. 23 délégations interviennent après le vote, à titre d’explication de vote.

Mongi Slim intervient le dernier jour dans l’après-midi pour répondre aux interrogations et aux rares réserves. Dans la soirée, il remonte à la tribune en tant que dernier orateur avant le vote. Il rappelle les fondamentaux: le respect de la souveraineté, de l’intégrité et de la dignité de la Tunisie. Il évoque l’appel du 18 juin 1940 du Général de Gaulle qui invitait alors le peuple français à la résistance contre l’occupation et qui réclamait la solidarité à l’appui de la cause nationale. Mongi Slim invite l’Assemblée à approuver la Résolution sans opposition. L’Assemblée, debout, lui fait une ovation extraordinaire. Le vote, intervenu à 22 heures, est de 66 voix contre zéro, un vote historique interprété comme le Dien Bien Phu diplomatique.
Trois semaines plus tard, le 17 septembre 1961, Mongi Slim était élu à l’unanimité président de la XVIe session, avec 96 voix contre zéro. Le même jour, Dag Hammarskjöld succombait dans un accident d’avion dans le ciel du Congo où il se rendait, deux mois après Bizerte, pour une autre mission de paix.

1985 Hammam-Chatt

Le 1er octobre 1985, Israël lance une attaque contre Hammam-Chatt, dans la banlieue sud de Tunis. Dix avions F-15 partis d’Israël traversent la Méditerranée sur 3 000 km et bombardent la localité en bord de mer, siège officiel de la direction palestinienne, faisant près de 70 morts, dont 58 Palestiniens, et une centaine de blessés. Les dommages matériels sont considérables. L’opération est revendiquée par Israël à titre de représailles contre‘’un acte terroriste commis à Chypre le 25 septembre et qui avait fait trois victimes israéliennes’’. A Washington, le porte-parole de la Maison-Blanche déclare que l’attaque était ‘’une légitime défense contre des actes de terrorisme… Par principe, conclut-il, une réponse appropriée à des actes de terrorisme est un acte légitime d’autodéfense’’. Cette déclaration heurte le Président Bourguiba qui convoque aussitôt l’Ambassadeur des Etats-Unis et lui signifie que la Tunisie rompra les relations diplomatiques au cas où les Etats-Unis s’opposeraient à la condamnation de l’agression au Conseil de sécurité des Nations unies.

Aux Nations unies, le groupe arabe et le Mouvement des non-alignés tiennent des réunions et publient des communiqués condamnant sans réserve l’acte d’agression commis contre la Tunisie et contre la direction palestinienne. Le ministre tunisien des Affaires étrangères, M. Béji Caïd Essebsi, se trouvait aux Nations unies, ayant présenté la veille à la tribune de l’Assemblée le discours de politique générale. Il entreprend aussitôt des consultations et décide de déposer une ‘’Demande de convocation immédiate du Conseil de sécurité pour qu’il examine la situation résultant de l’agression israélienne’’(S/17509). Le Conseil comprend, à part les cinq membres permanents, les dix pays suivants: Australie, Burkina Faso, Danemark, Egypte, Inde, Madagascar, Pérou, Thaïlande et Trinité et Tobago.

Le Conseil tient la première séance le lendemain mercredi 2 octobre à 11 heures 50 sous la présidence des Etats-Unis. Béji Caïd Essebsi, premier orateur, introduit la question en qualifiant l’attaque de terrorisme d’Etat et en invitant le Conseil à «condamner l’acte d’agression autant que ses auteurs, à exiger des auteurs la réparation juste et intégrale de tous les dommages subis… et à prévenir et empêcher le renouvellement de tels actes de terrorisme commis par un Etat membre.» Il affirme par ailleurs: «Toute prétendue justification de ce forfait ou toute complaisance à l’égard de ses auteurs, sous quelque prétexte que ce soit, ne seront que l’expression d’un encouragement à l’agression et un satisfecit décerné à l’agresseur… Mon pays n’aura d’autre alternative que de les considérer comme un geste inamical dont il saura tirer les conclusions.» L’allusion à la déclaration de la Maison-Blanche est très claire. Les orateurs suivants, Koweït au nom du groupe arabe, Inde au nom du groupe des Non- Alignés, Egypte et OLP appuient sans réserve la Tunisie.

Le soir même, le projet de Résolution élaboré par le groupe des Non-Alignés membres du Conseil, avec la participation de la Tunisie et de l’OLP, était distribué. Parallèlement, l’Ambassadeur de France assure M. Caïd Essebsi du soutien de la France et l’informe que, sur ordre du Président Mitterrand, il avait l’autorisation de se joindre au parrainage de la Résolution si la Tunisie le souhaite. En revanche, l’Ambassadeur des Etats-Unis l’avertit qu’il a pour instruction d’opposer le veto au projet de Résolution, les Etats-Unis ne pouvant qualifier Israël d’Etat terroriste ni d’Etat agresseur.

Le débat se poursuit les 3 et 4 octobre en quatre séances denses et très largement convergentes, à l’appui de la Tunisie. L’Ambassadeur Benyamin Netanyahu, au nom d’Israël, réalise l’ampleur de l’offensive diplomatique, y compris le discours très dur du Représentant de la France, mais il reste confiant dans le veto des Etats-Unis. Il plaide le caractère extraterritorial de Hammam-Chatt, espace dévolu par la Tunisie à l’OLP, le caractère criminel de la ‘’Force 17’’, basée au quartier général de l’OLP et qui organise et exécute des actes terroristes, et enchaîne sur la lutte contre le terrorisme et la légitime défense. Dans la matinée du 4 octobre, jour du vote, la Tunisie décide de modifier deux points du projet de résolution initial, éliminant la notion de terrorisme d’Etat et substituant à la disposition ‘’ (le Conseil) condamne Israël ‘’ l’expression ‘’condamne l’acte d’agression armée perpétrée par Israël’’. Ces amendements visent à aider la délégation américaine, apparemment bienveillante, à surmonter les objections formelles exprimées par le général Vernon Walters, Représentant des Etats-Unis et Président du Conseil de sécurité, et qui justifiaient l’usage du veto. Walters relève en effet les amendements introduits par la Tunisie et s’adresse au ministre Béji Caïd Essebsi pour s’assurer que le texte amendé était bien le projet de Résolution définitif.

Sur cette base, il s’empresse d’obtenir, à la dernière minute, l’accord du Président Reagan pour renoncer au veto et émettre un vote d’abstention. Ce renversement prend de court la délégation israélienne qui n’a pas le temps de redresser le sens du vote et qui enregistre avec accablement l’adoption de la Résolution tunisienne (S/573) par 14 voix contre zéro, avec l’abstention des Etats-Unis. Pour sa part, la Tunisie enregistre le premier vote où le Conseil de sécurité prononce la condamnation explicite d’un acte d’agression attribué à Israël.

La Résolution mentionne également que «la Tunisie à droit à des réparations appropriées comme suite aux pertes en vies humaines et aux dégâts matériels dont elle a été victime et dont Israël a reconnu être responsable». La Tunisie présente ainsi au Secrétaire général, le 13 décembre 1985, un rapport détaillé de 127 pages sur les dommages subis comme suite au bombardement de Hammam- Chatt. La commission d’enquête constituée par le gouvernement établit le nombre des victimes à 68 morts (50 Palestiniens et 18 Tunisiens) et évalue les dégâts matériels à cette date à 5 432 125 dinars. En réponse, Israël accepte d’honorer l’obligation à l’égard de la Tunisie moyennant une négociation entre les deux gouvernements. La Tunisie rejette la condition et maintient ses droits.

1988 Assassinat de Khalil al-Wazir (Abou Jihad)

Le samedi 16 avril 1988 à 1h 30 du matin, à Sidi Bou Saïd, dans la banlieue nord de Tunis, un commando armé de mitraillettes munies de silencieux s’introduit dans la résidence de Khalil al-Wazir, membre du Comité exécutif de l’OLP et, après avoir abattu trois gardes (un Tunisien et deux Palestiniens), tue Khalil al-Wazir en présence de son épouse et de sa fille. Le commando quitte les lieux à 1 h 44 à bord de trois véhicules retrouvés plus loin sur la plage de Raoued, à 15 km de Sidi Bou Saïd. Pendant que se déroule l’opération, un Boeing 707 portant emblème israélien et immatriculé 4X977 survolait les côtes tunisiennes et provoquait l’interruption des communications dans la zone de l’attentat. La responsabilité israélienne est évidente.

M. Mahmoud Mestiri, ministre des Affaires étrangères, se rend aux Nations unies. Le 19 avril, la Tunisie demande la réunion d’urgence du Conseil de sécurité pour examiner la situation créée par cette nouvelle agression contre son intégrité territoriale et sa souveraineté (document S/19798). La demande mentionne qu’il s’agit d’une récidive. Le Conseil se compose des cinq membres permanents et des dix pays suivants: Zambie (Président), Algérie, Argentine, Brésil, Allemagne (RFA), Italie, Japon, Népal, Sénégal et Yougoslavie.

Le 20 avril, Perez de Cuellar, Secrétaire général de l’ONU, condamne dans un communiqué l’assassinat et se dit «extrêmement préoccupé par ce qui paraît être une nouvelle atteinte par Israël à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de la Tunisie» et rappelle la Résolution 573 et le précédent de Hammam-Chatt. Le lendemain, les pays membres de l’Organisation de la Conférence islamique et le Bureau de coordination des pays non alignés tiennent des réunions et publient des communiqués condamnant vigoureusement Israël pour l’assassinat d’Abou Jihad, tout en rappelant le précédent de Hammam-Chatt. Le 21 avril, la Mission permanente d’Israël auprès des Nations unies publie un communiqué rejetant toute responsabilité dans l’opération objet du débat au Conseil de sécurité.

Le débat du Conseil s’ouvre le jeudi 21 avril à 11 heures sous la présidence de la Zambie. Mahmoud Mestiri, s’exprimant en arabe, introduit la question. Il présente les faits et s’attache à établir la responsabilité d’Israël en se fondant sur les déclarations enthousiastes des dirigeants israéliens, les félicitations d’Yitzhak Shamir, Premier ministre, pour ceux qui ont exécuté Abou Jihad et sur les rapports de presse occidentaux qui incriminent directement Israël et qui invoquent des sources militaires.

Les orateurs suivants, les Représentants de l’OLP (Nasser Al-Kidwa), la Syrie au nom du groupe arabe, la Jordanie au nom de l’OCI, la France, le Royaume-Uni, le Sénégal et l’Algérie condamnent l’assassinat du leader palestinien, expriment leur solidarité avec la Tunisie et, pour les Occidentaux, s’abstiennent de mentionner Israël, tandis que les autres rattachent l’acte à Israël. L’Ambassadeur de Jordanie cite des extraits d’un article substantiel du Washington Post daté du 21 avril qui, sur la base d’une enquête à Jérusalem, établit la responsabilité directe du gouvernement israélien : la décision était prise au cours de deux réunions d’un cabinet restreint de dix membres. Parmi eux, Eizer Weizman, Shimon Peres et Yitshak Navon, réservés au départ, ont gardé le silence ou étaient absents à la seconde réunion. La mission est planifiée et exécutée par un commando spécial de l’armée nommé Sayeret Matkal (une unité de reconnaissance de l’Etat-Major); l’opération de samedi matin à Tunis était suivie à partir d’un Boeing 707 par des officiers supérieurs qui gardaient un contact radio continu avec l’équipe à terre. Ces révélations sont suivies le lendemain par une très large couverture des médias israéliens qui placent l’armée et les services spéciaux au cœur de l’opération.

Les séances suivantes du Conseil se tiennent le vendredi 22 (matin et soir) et le lundi 25 avril, jour du vote. Dans l’ensemble, 49 orateurs interviennent dans le débat. Israël s’en abstient. Sur le fond, seul le point relatif à la responsabilité d’Israël fait la controverse. Ce point a clairement démarqué les délégations liées à la sphère occidentale de tous les autres qui dénoncent le terrorisme d’Etat et rattachent l’assassinat d’Abou Jihad aux services israéliens, ainsi que le révélaient désormais les médias israéliens. Les Représentants de l’Urss, de l’Ukraine et de la Chine sont particulièrement percutants: ils impliquent ouvertement le gouvernement et les services spéciaux israéliens. Les délégations occidentales condamnent certes le terrorisme et dénoncent la méthode de l’assassinat politique, mais en évitant scrupuleusement d’impliquer Israël. La France, l’Allemagne et les Etats-Unis, de même que le Brésil et l’Argentine, ne mentionnent pas Israël; l’Italie et le Japon reconnaissent des présomptions accablantes contre Israël mais se déclarent prêts à examiner les éléments de preuve; la Turquie lance tout juste une allusion; le Royaume-Uni exonère Israël.

Pour la Tunisie, il était important d’éviter l’échec d’un débat sans conclusion et sans résolution. Il était possible, suivant la formulation du projet de résolution, de sauver le fond et d’éviter le veto. Le consensus condamnant l’acte d’agression devait être mis à profit et constituer la base de la résolutions; Israël devait être mentionné, quitte à l’impliquer indirectement, faute de pouvoir le condamner comme le veut la majorité écrasante des Nations unies. Le Royaume-Uni et les Etats-Unis, au cours des consultations, menacent de veto toute Résolution condamnant Israël dès lors que sa responsabilité, disent-ils, n’est pas établie formellement. De ce fait, le compromis pouvant concilier l’exigence de la délégation tunisienne et le non-veto a consisté à placer un alinéa relatif à Israël dans le préambule et non pas dans le dispositif du projet de Résolution. Cet alinéa, sobre et objectif, se présente ainsi: « (Le Conseil) considérant que dans sa Résolution 573 (1985), adoptée à la suite de l’acte d’agression commis le 1er octobre 1985 par Israël contre la souveraineté et l’intégrité territoriale de la Tunisie, il avait condamné Israël et exigé qu’il s’abstienne de perpétrer de tels actes d’agression ou de menacer de le faire. »Ensuite, le dispositif de la Résolution commence par: « (Le Conseil) condamne avec vigueur l’agression perpétrée le 16 avril 1988 contre la souveraineté et l’intégrité territoriale de la Tunisie, en violation flagrante de la Charte des Nations unies, du droit et des normes de conduite internationaux». Cette formule, laborieusement négociée, est finalement acceptée par l’ensemble des membres du Conseil.

Passant au vote, le Conseil adopte la Résolution (S/611) par 14 voix contre zéro, avec l’abstention des Etats-Unis. Avant le vote, le Représentant des Etats-Unis demande la parole pour déclarer son abstention, tout en déplorant que le projet de Résolution use de termes relevant du Chapitre VII de la Charte (relatif aux sanctions). Après le vote, le Représentant du Royaume-Uni déclare qu’il avait décidé de voter en faveur du projet bien qu’il regrette l’existence de l’alinéa qui mentionne la Résolution 573, qu’il estime hors contexte.

Mahmoud Mestiri, prenant la parole en dernier, en conclusion du débat, tire les conclusions et brise la chape d’hypocrisie qui avait empêché le parfait consensus. Il se félicite de l’adoption de la Résolution et enchaîne: « …Nous avons dû faire un effort, qui n’a pas été facile, pour nous satisfaire de cette décision qui, somme toute, répond pour l’essentiel aux préoccupations de notre peuple. Finalement, l’agression est dénoncée et condamnée et l’agresseur est quand même désigné…

Notre gratitude va aussi à ceux qui, malgré les pressions exercées sur eux, d’une façon parfois peu élégante, ont quand même, au nom de la morale, et cela les honore, été à la hauteur de la responsabilité que leur confère la Charte…Nous savons, nous, au-delà de tout doute, qui est l’agresseur, et la quasi-totalité de ceux qui ont pris la parole ont bien désigné cet agresseur». Malte, ajoute-t-il, apporte des éléments de preuve supplémentaires relativement à l’avion militaire israélien qui a survolé notre espace aérien. Le Liban fournit des détails sur les agents israéliens impliqués.

La Tunisie a adressé des messages de remerciements à Andrei Gromyko et à Valentina Chevtchenko, Présidents respectifs du Soviet Suprême de l’Urss et du Soviet Suprême d’Ukraine, pour leur ferme soutien à la cause tunisienne lors du débat au Conseil de sécurité.

Révélations du quotidien Yediot Aharonot du 1er novembre 2012

Le 1er novembre 2012, le quotidien israélien Yediot Aharonot publie des informations précises sur l’opération menée le 16 avril 1988 à Tunis. Il publie l’identité et la photo du soldat israélien Nahum Lev qui a dirigé le commando et qui avait été reçu par le journal en 2000. Mais le journal n’a eu l’autorisation de publier l’information qu’en novembre 2012. Près de six mois de négociations étaient nécessaires pour obtenir l’autorisation de publier les révélations. Nous reproduisons la substance de l’article.

Le but avoué de l’opération est d’éliminer le chef militaire de l’OLP afin d’endiguer la première intifada palestinienne éclatée quelques mois plus tôt, en décembre 1987.

L’opération était commanditée par Moshé Yaalon, le ministre en exercice des Affaires stratégiques d’Israël. L’unité Kissiria du Mossad et l’unité commando Sayeret Matkal ont conduit l’opération. Le débarquement des soldats israéliens eut lieu le 16 avril 1988 dans les eaux tunisiennes, là où ils ont retrouvé les hommes de l’unité Kissiria qui sont arrivés en Tunisie deux jours auparavant. 26 soldats, répartis en groupes, ont participé à l’opération.

Nahum Lev, fils du professeur israélien Zaiev Lev, le premier officier religieux à l’unité spéciale Sayeret Matkal, a déclaré qu’il n’avait aucunement hésité à ouvrir le feu sur Abou Jihad. A la tête d’un groupe de huit membres, il devait pénétrer dans la maison d’Abou Jihad. Le commando est descendu à une distance d’un demi-km. A son arrivée, il a ouvert le feu sur les deux gardiens et le jardinier puis il est monté au 2ème étage. Il a tiré des balles en rafales sur Abou Jihad sous les yeux de son épouse, d’autres soldats se sont assurés qu’il est bien mort. Nahum Lev n’aurait pas été le premier à tirer sur Abou Jihad, mais il se serait «assuré de sa mort».

Dans l’interview, Lev raconte: «Nous étions masqués et avons fait irruption dans la maison. On a vu le garde du corps d’Abou Jihad et on l’a descendu aussi vite. On est montés à l’étage où se tenait Abou Jihad. Il nous attendait. Il a tiré le premier. Puis j’ai tiré une rafale, mais je me gardais bien de viser sa femme. Il était mort. Ce n’était pas un moment facile ou agréable. Sa femme se tenait là, voulant se précipiter vers lui… Mais elle ne pouvait bouger, comme nous lui en avions intimé l’ordre.» Quelques mois après avoir fait cette confession, le soldat israélien Nahum Lev trouvait la mort en moto dans un accident de la route en 2000.

Ahmed Ounaïes
Ancien Ambassadeur

Lire aussi

La Tunisie au Conseil de sécurité: Pourquoi? Que peut-elle faire?
Khemaies Jhinaoui: Oui, la Tunisie est prête pour jouer un rôle actif au conseil de Sécurité
Le Conseil de sécurité à la veille de l’élection de la Tunisie
Ali Hachani: La Tunisie au Conseil de sécurité, quelles opportunités, quels défis?
Qui sont les 18 ambassadeurs, représentants permanents de Tunisie, depuis l'indépendance, auprès de l’ONU à New York
L’incontournable Mister Kacem : 40 ans d'affilée à la mission de Tunisie auprès de l'ONU à New York

Vous aimez cet article ? partagez-le avec vos amis ! Abonnez-vous
commenter cet article
1 Commentaire
Les Commentaires
Habib OFAKHRI - 07-06-2019 18:01

Recit poignant d'un diplomate patriote et perspicace. L'histoire de ce petit pays n'a pas été -depuis l'antiquité - un fleuve tranquille. Mais des hommes et des femmes s'y sont toujours dressé pour lui rendre la dignité blessée. Cependant,deux remarques. 1-L'ex PM Chenik rencontré dans les années 70 à Tozeur m'a confié que le déclenchement du mouvement armé des "fellagas" avait accéléré la saisine en 1952 du conseil de sécurité. 2-S'agissant de l'agression israélienne contre Hamam Chott,on aura relevé que dans sa résolution dénonçant cette agression, le conseil "estime " que Tunis a droit de "réparation ". Selon une source fiable et occupant la magistrature suprême de mon pays,Tel-aviv a pour la nième fois fait fi de la résolution onusienne,en dépit de l'abstention des states...

X

Fly-out sidebar

This is an optional, fully widgetized sidebar. Show your latest posts, comments, etc. As is the rest of the menu, the sidebar too is fully color customizable.