Opinions - 21.01.2019

Malek Ben Salah : Le Collège Sadiki des années 1950… Une forteresse de la conscience du Tunisien

Malek Ben Salah : Le Collège Sadiki des années 1950… Une forteresse de la conscience du Tunisien

Les évènements que nous vivons aujourd’hui, ne cessent de me rappeler les années de scolarité à l’annexe primaire du Collège Sadiki et celles du Collège qui les ont suivis (années 1950). Années, certes riches en événements révolutionnaires réclamant l’Indépendance du pays, mais où personne, y compris et surtout le corps professoral, n’osait imaginer d’année blanche ‘’ou noire’’ pour les enfants du pays ! L’éducation des jeunes, qu’il ne dissociait pas de l’enseignement, était sacrée.

De cette période qui n’était donc pas sans à coups, perturbée pour notre jeune génération qui s’essayait à suivre ses aînés engagés dans leur résistance aux autorités du protectorat, que de souvenirs dans la mémoire de ces générations dont il ne reste que quelques individus qui ne sont consultés ni par le pouvoir ni par les syndicats. La vision de l’époque étant bien différente de celle d’aujourd’hui malgré une Administration du protectorat peu clémente. Au lecteur d’en apprécier les différences positives ou négatives….

Nos Vénérables Enseignants et maîtres

Parler de nos Enseignants était un enchantement ; enseignants dont un grand nombre n’avaient cessé de se comporter en véritables éducateurs.

Educateur certes, l’enseignant, maître après Dieu dans sa classe, outre les cours que lui imposait le programme ; inspirait par son comportement une rare exemplarité pour les élèves confiés à ses soins.  S’adonnant à sa tâche avec un amour paternel, une conscience donnant à la ‘’valeur travail’’ tout son sens,  sans arrière-pensée, son objectif étant la réussite des jeunes têtes vierges qui étaient en face de lui …. Pour lui sa mission est essentielle ; pour ce, les heures passées avec ses élèves ne comptaient pas, prenant son temps pour bien expliquer et achever la leçon…, sans se presser pour quitter la salle dès que la sonnette retentit… Ses leçons n’étant pas considérées comme une simple entrée en matière pour amener l’élève à s’inscrire à des cours ‘’particuliers’’ sources d’un copieux bakchichs…

Les interrogations orales étaient régulières à chaque début de cours. Les interrogations écrites, véritables ‘’contrôles surprises’’ du niveau des élèves n’étaient pas comptabilisées au compte-gouttes par le professeur comme s’il s’agissait d’une  pénible corvée qu’il faut éviter, au contraire c’est dans la soirée même qu’il les corrigeait… afin d’en faire d’autres le lendemain et le surlendemain dans ses autres classes…Ces ‘’contrôles surprises’’, qui n’existent plus dans le langage scolaire d’aujourd’hui, visaient à habituer, en outre, les élèves à un ‘’travail régulier’’, préférant des têtes bien faites à des têtes bien pleines attendant la semaine bloquée pour avaler les cours qu’ils ont enregistrés durant un trimestre et d’apprendre ainsi ‘’un bachotage’’ bien précoce….

Il n’était pas exigé de textes qui limitaient le nombre d’interrogations afin de ne pas perdre son temps (si précieux)… ; que d’enseignants faisaient même profiter les élèves les moins doués lors des jours fériés ‘’de cours de rattrapage gratuits’’ pour relever le niveau de leurs classes. On n’entendait pas parler de certificats médicaux présentés par des enseignants tombant par hasard malades à tout bout de champs… au point de laisser des programmes inachevés, une année après l’autre… ; à l’élève de se débrouiller pour apprendre les reliquats de cours par ses moyens propres. Le taux de réussite de la classe étant considéré comme un point d’honneur pour l’enseignant tout comme pour la direction ou pour la région !
Qu’il s’agissait de l’Administration ou de la société, la valeur de l’enseignant n’était pas évalué à travers un ‘’panier de diplômes’’ pour évoluer dans sa carrière, mais plutôt du sérieux dont il s’acquittait de sa tâche, de sa pédagogie pour pousser ses élèves à une participation active au cours, à s’autoformer …. ; par une recherche propre à s’assurer une formation continue même si les autorités du protectorat n’y avaient pas pensée. D’ailleurs il n’était pas rare de rencontrer dans le secondaire des enseignants qu’on avait eu comme ‘’instits’’ dans le primaire … ; mais qui entre-temps s’étaient inscris en parallèle à la Fac et que c’était grâce à l’obtention d’une licence qu’il devait sa promotion, et non pas à l’intervention d’un quelconque piston….Tunisien ou Français rappelons quelques noms parmi ceux qui s’étaient ainsi imposés, tels Si Larbi, professeur d’Arabe ; M. Tron, professeur de mathématiques puis de chimie, Si Charfi, professeur de Français, M. Poncet, professeur de Français puis de géographie…

Infatigables à la tâche, il ne venait jamais à leur idée la notion de ‘’pénibilité de leur travail’’ ; leur passe-temps favori étant de mieux servir le pays par la qualité de l’enseignement qu’ils prodiguaient à leurs élèves : à titre d’exemple, les efforts de notre professeur de mathématiques Si Mohamed Souissi qui avait dû traduire ‘’Lebossé et Hemery’’  pour l’enseigner en Arabe à la Zitouna, ou ceux de Si Habib Zeghonda qui s’est mis à traduire et à nous enseigner les sciences naturelles en Arabe également… De même qu’un panel de véritables éminences grises… s’imposaient par la qualité de leurs savoir-être et d’un savoir faire sans cesse enrichi et les réussites répétées de leurs disciples tels : feu MM. Abdelwahab Bakir (l'un des principaux artisans de la révolution culturelle mise en œuvre au lendemain de l'indépendance, pédagogue et éducateur émérite, et qui, même après sa retraite, édita cette œuvre unique de sa vie et dans le monde arabe : «Le lexique des principaux verbes arabes») ; ou encore Farhat Dachraoui (docteur d'Etat es lettres de la faculté des Lettres et Sciences Humaines de La Sorbonne), membre du bureau exécutif de l’UGTT, il fût ensuite professeur universitaire, puis ministre des affaires sociales de 1971 à 1974 dans le gouvernement Hédi Nouira ; de même qu’on a gardé les meilleurs souvenirs de Sid Ahmed Rokbani, Si Chedly Bouyahia ou Sid Ahmed El Gharbi…

Syndicalisme et nationalisme ou ‘’Science sans conscience n’est que ruine de l’âme‘’

La citation «Science sans conscience n’est que ruine de l’âme» (Rabelais, écrivain de la Renaissance en France 1494 - 1553) ne peut trouver de meilleure antithèse que dans le comportement de ces éducateurs hors pair quand on voudrait parler de leur syndicalisme et de leur nationalisme ; ces deux notions représentaient pour eux les deux facettes d’une conscience professionnelle sans faille vis-à-vis de ces jeunes têtes qui étaient en face d’eux, et qui forment le principal capital du pays auxquels ils croient....

Avec un Mahmoud Messadi, illustre enseignant au Collège qui, ressentant les injustices subies par ses concitoyens avait adhéré au Néo-Destour déjà dès 1934 pour rejoindre l'UGTT (dont il fût secrétaire général de 1948 à 1953), siégeant à la Commission administrative aux côtés de Farhat Hached jusqu’en 1952, date de l’assassinat de celui-ci ; ou encore un Fadhel Ben Achour également enseignant illustre à Sadiki en plus de l’enseignement qu’il prodiguait à la Zitouna, et, qui élu président de l’UGTT en 1958 était entouré de membres/ enseignants comme feux Sahbi Farhat, Mahmoud Khiari… on ne peut douter de ce qu’a pu être la complémentarité entre l’UGTT et le corps enseignant !

Syndicalisme, emprunt d’un patriotisme à toute épreuve, et d’une haute considération qu’ils avaient de leur métier …, ainsi que de la modestie et de la frugalité de vie à laquelle ils étaient habitués (tout comme celle qu’a vécu notre génération après eux…) ; toute obsession relative à leur situation matérielle était hors de leur imaginaire. Ils mettaient toute leur science, leur énergie et leur pédagogie à former les générations qui vont forger l’avenir du pays. A vrai dire, je ne sais pas comment était l’organisation interne du syndicat, il y avait certainement quelques têtes brulées, mais il savait les maintenir à bonne distance pour ne pas embrouiller les objectifs : parler ‘’d’année blanche’’ ou plutôt ‘’noire’’ qui aurait été la catastrophe garantie pour tous ; d’ailleurs toutes ces années on n’a jamais eu de grèves des enseignants malgré la pression des autorités coloniales !

A Noter :

Les dirigeants actuels de l’UGTT, et, en particulier Si Noureddine Taboubi, même s’ils n’ont rien à voir avec nos propos sur le Collège Sadiki, semblent bien de la même trempe que leurs prédécesseurs quant à leur patriotisme en évitant toute position qui peut compromettre l’Avenir du pays : c’est-à-dire à l’éducation de notre jeunesse. D’où cet espoir des parents de plus en plus focalisé sur une mise à l’écart de toutes brebis galeuses qui font miroiter ‘’une année noire’’ à nos écoliers, sans prendre conscience du coup fatal qu’ils ont déjà commencé à donner à la formation de cette jeunesse et au handicap qu’ils donnent par la même à l’Avenir du pays ; en provoquant une intolérable confusion entre leur DEVOIR d’enseignants et des problèmes de ‘’sous’’ que tout le pays partage dans les faits, comme pour bien prouver que :
‘’Science sans conscience est bien le meilleur moyen de ruiner le pays‘’….

Les élèves de Sadiki, nos condisciples d’alors

Les années de l’après-guerre à l’Annexe (Primaire)

Après la guerre, j’ai rejoins l’annexe (primaire de Sadiki), n’y ayant vécu avant cela, que quelques mois en classe maternelle avec Mme Chérifa Messadi et nos premiers travaux pratiques nous initiaient à des travaux manuels : semis de quelques graines d’haricot ou de pois chiche, maniement de petits râteaux pour les entretenir…, origine, peut être, d’une vocation qui ne s’est révélée, pour ce qui me concerne, que beaucoup plus tardivement. Pour aller à l’école, je faisais les 4 kms qui séparaient El Omrane de la Kasbah, aller et retour (en compagnie de mon père durant les 2 premières années, puis par la suite avec mon puiné Fadhel). Et ce tous les jours comme les autres enfants de la cité et ses fonctionnaires, nos voisins, sans que ni les uns ni les autres ne se plaigne et sans qu’un quelconque individu n’ait l’idée de venir s’apitoyer sur notre sort ! Excellente habitude que cette gymnastique matinale qui se perd aujourd’hui et que certains parents, complètement inconscients de leurs enfants, s’imposent de les emmener jusqu’à la porte de l’école !

Ainsi, chaque matin, on partait    de bonne heure ; et chemin faisant des camarades nous rejoignaient, parfois c’est en passant par la rue du miel que les Chraïet (Abderrazak, propriétaire aujourd’hui de Dar Chraïet, et son frère) ou bien les 2 frères Goubâa (dont l’aîné est resté pendant quelques années directeur général au Ministère de l’Economie), ou encore en passant par Haounet Achour, on rencontrait les Tnani (Taoufik actuellement ingénieur agronome et son frère) ; d’autres fois c’est Am Taïeb Jilani, mari de ma tante et juge à la Driba, qu’on rencontrait à Halfaouine conduisant ses filles, nos cousines, à l’école de la rue du Pacha, conformément aux bonnes traditions d’alors…. Le repas de midi on le tirait du panier préparé par nos mères, on le portait par la main gauche, la droite se chargeant du petit cartable, de cuir ou de jonc, contenant les livres et cahiers nécessaires au programme …, c’était, si vous voulez, un ancêtre bien lointain de ces ‘’cartables/brouettes’’ surchargées de ‘’livres/cahiers’’ sur lesquels l’élève écrit des réponses sur les pointillés et destinés à être jetés en fin d’année, alors que nos livres restaient utilisables pour 2 ou 3 frères sans problème. L’achat de ces ‘’cartables/brouettes’’ dont le prix atteint parfois 100D aujourd’hui, et, que traînent ces malheureux enfants sans que cette surcharge gratuite ne dérange aucun responsable, devant être parfois remplacés en cours d’année (qualité de fabrication oblige)…

Les compagnons d’études au Collège Sadiki (du Secondaire)

En 1950, ce fut la grande promotion, ayant réussi à la sixième secondaire au Collège Sadiki, ce fut le début d’une ère nouvelle ; les exigences et le niveau des connaissances à acquérir du secondaire différaient sensiblement de l’approche du primaire. Divers avantages tranquillisaient les parents et enrichissaient l’enseignement : c’était la qualité et le bilinguisme de l’enseignement pratiqués, les générations formée depuis 1875 formées au Collège et dont a profitée l’Administration tunisienne, avant même l’instauration du protectorat. Inscrit à Sadiki, tout jeune de quelque région qu’il soit, était bien encadré en classe et en dehors de la classe. Les heures creuses n’étaient pas perdues : les élèves, n’ayant pas de cours, ne restaient pas dans la rue à fréquenter des cafeterias ou restant à la merci de dealers qui les guettent. ‘’Des salles de permanence’’ les accueillaient leur donnant la possibilité de faire leurs devoirs sous l’œil avisé de leurs aînés (pions ou surveillants.. ;) recrutés parmi les élèves des grandes classes ou parmi les nouveaux bacheliers. Parmi, les surveillants de l’époque, on comptait : Zouheir Kallel (depuis docteur en médecine), Hassib Ben Ammar (devenu par la suite homme politique, directeur du PSD, Ministre de la Défense…), Taoufik Baccar (devenu professeur universitaire, critique littéraire), tous décédés aujourd’hui, que Dieu ait leurs âmes…

En matière de programme, et pour les points les plus sensibles, une plus grande initiative était donnée à l’élève qui doit prendre plus ‘’des notes’’ que d’écrire sous la dictée du maître ; les cours prodigués par un plus grand nombre de professeurs spécialisés sont censés faire émerger le potentiel et la vocation de chaque élève ; de nouvelles matières scientifiques ou culturelles plus ou moins importantes font leur entrée dans le programme (ex. : l’algèbre, la trigonométrie, la musique, l’histoire musulmane,    الخط العربي ,علوم الدين , العروض )….

Par ailleurs et par chance, une ligne de bus ‘’El Omrane-Porte de France’’ a été créée la même année, on s’y était donc abonnés. De la Porte de France on continuait le chemin à pied par la rue de la Kasbah et ses soukhs. Là, en avançant dans cette étroite et très fréquentée rue, un nouveau groupe a commencé à se constituer ; d’abord avec Chetoui (de Kebili et élève à la zitouna qui empruntait le même chemin) ; Amor Saïdane (de Ksar Hellal, devenu par la suite professeur puis inspecteur d’enseignement à Sousse ; politisé comme plusieurs enfants du Sahel il a eu des mailles à partir avec les autorités…et fini par s’installer dans le privé) ; Taoufik Barbouch (du Kef et ancien camarade de classe dès le primaire qui, après des études en France, fit carrière comme haut responsable à la STEG) ; Hussein Jelalia (de Béni Khalled, locataire d’une chambre dans une méderssa, on allait chez lui parfois réviser nos leçons…). Arrivés devant le Collège, d’autres camarades, rejoignaient le groupe pour les quelques minutes d’attentes : ce fut Ahmed Ben Younès (de Jerba, ensuite condisciple à l’INAT et ingénieur agronome au Ministère de l’agriculture et à la FAO) ; Mohamed Fantar (de Ksar Hellal, nous a quitté bientôt pour le Sadiki de Khaznadar créé l’année suivante) ; Mustafa M’hirsi (de Jerba, ensuite professeur universitaire) … Ainsi s’étoffait progressivement le groupe…, permettant aux uns et aux autres de mieux connaître notre Tunisie dans sa pluralité, ses régions et ses habitudes nous liant d’amitiés parfois vivaces à ce jour. Me rappelant, le groupe de Sadikiens avec mon père, le général Ahmed Ben Salah, au début du siècle et ses amis Ahmed Ayachi, Ahmed El Atki, Mohamed Ben Othman, … groupe qui a fondé la première ‘’Société Tunisienne d’Habitation à bon marché d’El Omrane’’ permettant aux jeunes fonctionnaires Tunisiens de prétendre à un habitat dans une banlieue moderne, tout comme leurs collègues Français qui venaient de fonder la cité de Franceville.

Pour revenir à Sadiki, et en contre partie de l’effort d’organisation et d’encadrement, il était exigé de l’élève un travail et une présence réguliers au cours. Les manquements étaient punis de sanctions qui allaient d’une heure de retenue et jusqu’à 8 heures le Dimanche (dans les salles de permanence), et faisaient l’objet d’un enregistrement chez le surveillant général… qui en avisait les parents. Sanctions qui permettaient, simultanément, aux élèves de profiter intelligemment du temps, il n’y avait pas encore ces malheureux ‘’smartphones’’ conçus par des industries, qu’on ne peut toujours qualifier ‘’d’amis’’, et presque avec une volonté de faire gaspiller à la jeunesse de nos pays sous développés leur temps et leur culture … ; de cela on en parlera peut être une autre fois.

Cette fois-ci, j’espère ne vous avoir pas ennuyé avec les énormes problèmes de l’agriculture. Cette chronique, par ses petites provocations, permettra modestement de comparer ce que les avantages de ces ‘’Temps modernes’’ apportent en mieux ou en mal par rapport à ces années 1950, avec ses générations qui partent les unes après les autres sans qu’aucun n’ait le souci, à jamais, de profiter de leurs expériences respectives.

Malek Ben Salah
Ingénieur général d’agronomie, consultant indépendant,
spécialiste d’agriculture/élevage de l’ENSSAA de Paris

 

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