News - 16.09.2017

Mahmoud Ben Romdhane - Notre sécurité sociale est en péril: Nous pouvons la sauver et la rénover

Mahmoud Ben Romdhane - Notre sécurité sociale est en péril: Nous pouvons la sauver et la rénover

La sécurité sociale est le socle sur lequel a été bâtie, pierre par pierre, en Tunisie depuis 1960, l’œuvre de solidarité moderne.

La Tunisie pionnière

Au moment où elle a été lancée en 1960, la sécurité sociale semblait bien hardie aux contemporains les plus révolutionnaires de l’époque: la « priorité » n’était-elle pas de donner du pain, un toit, de l’instruction, d’éradiquer les épidémies et les maladies infectieuses qui faisaient des ravages, à une population analphabète, se déplaçant en haillons, vivant dans son immense majorité dans la promiscuité, dans des habitations en branchages, sans eau courante ni électricité ? Selon quelle logique, le temps serait-il donc venu à la sécurité sociale, ce système où l’économie d’une épargne sur le surplus de revenu pouvait être fructifiée pour apporter, le temps venu, une protection individuelle ou familiale contre la maladie, l’accident ou la vieillesse? Cette époque serait-elle si vite venue, alors que nous venions tout juste de quitter le joug colonial et d’instituer à peine la première année de notre école publique obligatoire ?

Si les simples citoyens ne comprenaient pas bien ce qui se mettait en place, ceux qui étaient en prise avec le monde avancé, et même ceux qui étaient porteurs des aspirations les plus avant-gardistes, ne pouvaient s’empêcher de montrer leur surprise, voire leur incompréhension. Quoi, la sécurité sociale, maintenant, ici, en Tunisie?

Parmi eux, Georges Adda, alors membre du bureau politique du Parti communiste tunisien, membre de premier plan de ce parti depuis déjà une génération, fin connaisseur du monde et de ses progrès sociaux. Au moment où les projets de loi de notre sécurité sociale étaient en discussion, il rencontre son ami de longue date, son compagnon de captivité, Ahmed Tlili, secrétaire général de l’Ugtt, et lui demande : « Peux-tu m’expliquer, Ahmed, ce qui se passe? C’est vrai que vous voulez instaurer la sécurité sociale en Tunisie ? » . Ahmed Tlili lui répond : « J’ai rencontré récemment Bourguiba et, tout syndicaliste que je suis, je lui ai posé la même question. Au lieu d’une réponse, j’ai eu droit à une réprimande : “Et le peuple ? m’a-t-il répondu. Quoi ?  Il n’y a pas droit ?”.  Je ne pouvais plus rien dire», poursuit-il.

La Tunisie est aujourd’hui l’un des pays les plus avancés du monde en termes de sécurité sociale : l’effort qu’elle y consacre représente aujourd’hui 9 % de son PIB et la situe au 1er rang du continent africain,  loin devant le 2e pays d’Afrique qu’est le Maroc avec 5,9% et du 3e pays qu’est la Côte d’Ivoire, qui y consacre 2,0 %. Le sous-continent latino-américain avec les Caraïbes se situe, lui aussi, bien derrière : les cotisations à la sécurité sociale ne représentent que 3,7 % de son PIB en 2014.

Les pays européens sont, bien sûr, devant la Tunisie. Ils réservent plus de 15 % de leur PIB à la sécurité sociale, soit à travers un système essentiellement contributif (ou bismarckien) comme c’est le cas de l’Allemagne, de la France et de l’Autriche, soit à travers un système essentiellement fiscal (ou beveridgien)  comme c’est le cas du Danemark où l’impôt représente la quasi-totalité du financement.

Trois millions de  personnes, soit  90 % de la population tunisienne active occupée —salariée et non salariée— sont des assurés sociaux cotisant aux caisses de sécurité sociale dans les secteurs public et privé, et bénéficient, eux et leurs parents à charge, d’une couverture sociale face aux risques de la maladie, des accidents du travail, de l’invalidité, du décès et de la vieillesse.  L’Organisation internationale du travail et son Bureau international (BIT) le répètent : le modèle tunisien est une source de fierté et d’inspiration; il est souvent donné en exemple au monde.

La naissance de ce modèle de sécurité sociale n’a pas été le résultat d’une gestation naturelle ; elle a été l’expression d’une volonté politique forte, résolue. Dans cette œuvre, Bourguiba a été  l’artisan; il s’est entouré de plusieurs hommes de talent et de volonté. Dans l’histoire universelle, rare construction a été instituée en un milieu si pauvre, si économiquement et socialement « attardé ».  La sécurité sociale tunisienne a été en avance par rapport à son temps : elle a été mise en place très vite et elle n’a cessé de s’élargir pour intégrer, de période en période, de nouvelles catégories sociales.

De l’âge d’or au retournement

Ces progrès remarquables de la couverture de la population au travail, ces progrès de la profondeur du système ne sauraient, pour autant, cacher des mutations considérables et des fragilités de plus en plus dramatiques. Après son processus de gestation puis de développement, la sécurité sociale a connu son âge d’or.  Est venu ensuite, l’âge de son entrée en difficulté, puis aujourd’hui de sa profonde crise. Le cycle de vie de la sécurité sociale est d’autant mieux connu qu’il se prévoit : parce qu’il obéit à des règles démographiques maîtrisables et parce que les pays qui nous ont devancés nous ont également précédés dans le processus d’érosion et dans les manières de les traiter.

Le premier et le plus important des facteurs déterminants, celui qui synthétise, pour ainsi dire, tous les autres,  est le rapport démographique: le nombre de travailleurs actifs (ou versant leurs cotisations à la sécurité sociale), rapporté au nombre de retraités ou de bénéficiaires de pension.

Dans un premier temps, quand le pays est jeune, ce rapport est très élevé, avoisinant 10, puis baisse progressivement pendant que s’accumulent les réserves des caisses. C’est l’âge d’or des caisses, et il se poursuit tant que la transition démographique n’a pas donné ses pleins effets, c’est-dire tant que la population du troisième âge est restée limitée et tant que les résultats bénéficiaires n’ont pas cédé structurellement et durablement la place aux résultats déficitaires. Un système de sécurité sociale est correctement géré lorsque les mutations démographiques sont anticipées, leurs effets sur les équilibres des caisses mesurés et, surtout, lorsque les stratégies sont élaborées et les  mesures  prises pour, tout à la fois, accorder aux assurés sociaux une protection sociale suffisante, de nature à leur assurer une vie décente en cas de survenance de tout risque (maladie, vieillesse, accident, décès) et à garantir aux caisses un niveau permanent de réserves afin d’assurer la continuité de leurs prestations, même en cas de crise ou de choc majeur. Ce niveau de réserves est celui préconisé par le BIT : il se situe à 36 mois de versement de pensions et  3 mois de prestations maladie. Ce montant a été approché par notre caisse du secteur privé au début et encore au milieu des années deux mille. Elle y est parvenue au moment où le rapport démographique de ses assurés sociaux était tombé à 3,6, après avoir caracolé à 10, voire davantage, au milieu des années 1980. C’est alors que nous aurions dû engager fermement nos réformes et maintenir notre système à un haut niveau.

La décision historique du 16 juin 2006…

Le retournement historique de la situation des caisses qui pointait   était bien connu, bien  intégré par les institutions de l’Etat, qui avaient pleinement conscience aussi bien de l’ampleur que du contenu des réformes nécessaires : à cet effet, dès le 16 juin 2006, un Conseil ministériel décidait de l’engagement de deux étapes de réformes pour assurer la pérennité à moyen et long terme des retraites : une première étape consistant en un recul de deux années de l’âge de départ à la retraite et en une augmentation des taux de cotisation; une deuxième étape  en un second recul de l’âge de départ à la retraite de trois années supplémentaires,  également couplé avec une nouvelle augmentation des taux de cotisation. Et le même Conseil engageait, à cet effet, une étude sur l’avenir des retraites pour en fixer les modalités.

… Une décision restée sur le papier jusqu’à ce jour

Onze années sont passées depuis la décision des réformes imminentes, aucune d’entre elles n’a été engagée. Depuis lors, que de dégâts! De 2006 à 2017, le coût de la non-réforme des retraites, s’élève à 8,7 milliards de dinars aux prix courants. Aux prix de 2017, il s’élève à 15,2 milliards de dinars, soit 15,6% de notre PIB.

En cette seule année 2017 (voir graphique), les pertes du régime de retraite s’élèveront à 671 millions de dinars pour la Cnrps et à 1 129 millions de dinars pour la Cnss.

Evolution des pertes engendrées par le régime des retraites (en millions de dinars)

Un système au bord de l’explosion

Les réformes ont été reportées, repoussées à leurs limites extrêmes. Il n’est plus possible d’aller plus loin, plus longtemps, sauf à exposer les caisses au risque de l’insolvabilité.

La  Cnss et la Cnrps ne sont plus en mesure d’assurer leurs prestations de retraite qu’en gardant par-devers elles les cotisations que leurs assurés les chargent de reverser à la Caisse nationale d’assurance maladie. Les trois Caisses ont épuisé toutes leurs réserves ; et la Cnam ne verse plus qu’avec de plus en plus de retard les prestations à ses assurés, à la Pharmacie centrale, aux officines privées et aux laborataoires, aux cliniques privées et aux hôpitaux publics.

Nombre de ces derniers manquent des produits consommables les plus courants et ne sont plus en mesure de réaliser certaines opérations.

En ce qui a trait à la Cnss, la poursuite de la situation actuelle donnerait lieu à des pertes qui passeraient de  1 129 millions de dinars en 2017 à plus d’un milliard de dinars en 2018 ; et s’accroissant ainsi d’année en année jusqu’à atteindre environ trois milliards de dinars en 2025. Sur cette période de neuf années, les pertes cumulées s’élèveraient ainsi à 16 milliards de dinars.

Pour ce qui concerne la Cnrps, le statu quo donnerait lieu, pour sa part, à des pertes évaluées à 700 - 750 mille dinars en 2017, près d’un million de dinars en 2018 et s’accroissant ainsi d’année en année jusqu’à atteindre 3 200 millions de dinars en 2025. Sur cette période de neuf années, les pertes cumulées s’élèveraient ainsi à 16,5 milliards de dinars.

Faut-il que nous soyons menacés de voir nos vivres coupés par les institutions financières internationales pour que nous daignions apporter un soin à l’un de nos acquis les plus précieux, l’un des éléments fondamentaux de notre identité et de notre fierté collectives: notre sécurité sociale? Onze ans d’abandon, c’est onze ans de trop. Les jeunes générations sont en droit de nous juger pour irresponsabilité et égoïsme car c’est leur patrimoine qu’on a impunément dilapidé à notre profit.

Repousser le spectre de la faillite

Les différents tests effectués depuis le 1er semestre 2016  par le Centre de recherche et des études sociales (Cres) puis les missions techniques du BIT montrent que les réformes qui peuvent avoir un effet réel et immédiat pour préserver la solvabilité des caisses sont le recul significatif de l’âge légal de départ à la retraite (un minimum de deux ans) et l’augmentation du taux de cotisation de 3 points de pourcentage. Le déficit ne sera pas pour autant annulé, mais il sera considérablement réduit.

Refonder notre modèle social

En vérité, c’est tout notre modèle social qu’il nous faut revisiter. Les premières urgentes réformes doivent, de toute évidence, être mises en place au cours des prochains mois pour éviter le chaos. Mais il nous faut reprendre le souffle qui a animé nos bâtisseurs, fonder notre protection sociale  du 21e siècle et renouer avec les aspirations qui ont animé notre Révolution.

A ce titre, le modèle social qu’il nous appartient de bâtir doit garantir un ensemble de prestations à tous : une pension de retraite digne, une couverture maladie universelle, un revenu décent en cas de perte d’emploi et une formation de qualité entre deux emplois, des crèches et des jardins d’enfants accessibles à tous, une prise en charge de toutes les personnes porteuses de handicap.

Ce nouveau modèle exigera de nouvelles ressources : au système contributif actuel, il faudra ajouter un système de financement par l’impôt. La conjoncture que traverse notre pays n’est pas propice à la mobilisation rapide de financements publics substantiels, certes, mais les grandes ambitions s’inscrivent dans la durée et se construisent pierre par pierre. En moins d’une dizaine d’années, à condition de le planifier et de l’inscrire dans notre stratégie budgétaire pluriannuelle, nous pourrons le bâtir.

Ce que nous pouvons mettre en place, dès aujourd’hui, ce sont les institutions de préparation de l’avenir. A l’instar d’un grand nombre de  pays qui nous ont devancés, nous pouvons mettre rapidement en place un Haut Conseil du financement de la protection sociale,  qui serait une instance consultative composée des partenaires sociaux, de parlementaires, de hauts fonctionnaires et de personnalités qualifiées, chargée d’établir un état des lieux, de formuler des propositions d’évolution et de rédiger des rapports périodiques au chef du gouvernement, communiqués au Parlement et rendus publics. 

Si nous nous y mettons ensemble, et si nous prenons bien conscience que la prospérité requiert du temps et du labeur, alors nous pourrons rattraper le temps perdu et préparer un meilleur avenir aux générations montantes.

Mahmoud Ben Romdhane
Ancien ministre des Affaires sociales
 

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