Lu pour vous - 21.02.2015

L’aliénation

L’aliénation

Les options idéologiques ou religieuses de Naguib Mahfouz ont donné lieu à de multiples  interprétations diverses et parfois discordantes. A-t-il été communiste, agnostique, athée ou encore conservateur ? Sans aller jusqu’à appréhender l’homme et son œuvre comme
un tout, on peut dire que cet auteur puise directement dans le monde qui l’entoure; il peint des scènes et des personnages pleins de vie, qui descendent tout droit des bords du Nil, faisant ainsi revivre les quartiers du vieux Caire, les ruelles et les impasses de Khan al-Khalil, Gamaliya, d’Al-Hussein, ou de Abbassia. L’administration, la rue et le café, ont été sa source d’inspiration intarissable. Ils lui ont fourni une galerie de portraits, pour la plupart des antihéros, incomplets, pétris de contradictions.

Ainsi en est-il des personnages de son roman «Les noces du palais», qui vient de paraître aux éditions Sindbad/Actes Sud dans une traduction de France Meyer.Paru au Caire en 1981 sous le titre original «Afrâh al-Qubba», ce roman tranche par sa structure.Divisé en quatre chapitres, quatre longs monologues de quatre personnages,  cet ouvrage a pour point de départ un théâtre, lieu de socialisation au même titre que le café. Grâce à cettestructure qui rappelle d’ailleurs celle de Karnak Café, le  lecteur n’éprouve aucune peine à saisir les nuances et la vérité des sentiments qui  animent les principaux personnages.En effet, plus que les soucis et les menus plaisirs de la vie quotidienne, ce qui importe pour Naguib Mahfouz ce sont surtout les rapports humains qui les sous-tendent. Aussi, pour rendre compte de la subtile gradation dans les divers états d’esprit  de ces quatre personnages, et des liens qui se tissent entre eux, a-t-il veillé adroitement à la transition entre leurs monologues. Elle est à peine visible tant l’enchaînement des faits semble naturel. L’histoire principale, une pièce de théâtre à propos d’une liaison tragique, court en filigrane, enchaînant ces monologues, les liant judicieusement les uns aux autres, du premier, jusqu’au dernier.

Comme on s’y attend, pour ce roman, l’auteur puise, directement dans le monde qui l’entoure,cette fois les quartiers populaires  cairotes de Bab Sh’ryya et Souk al-Zalat :

« Je traverse Bab Sha’riyya, d’humeur lugubre. Mes pas ne m’ y ont pas mené depuis bien des années. Quelle tristesse. Un quartier où se côtoient dévots et dépravés. Je m’enfonce dans la foule, le vacarme, et la poussière des femmes, des hommes et des enfants.  Sous le ciel laiteux de l’automne. Tout me semble drapé de morgue et de laideur.  Même les souvenirs m’écoeurent et me blessent… Voilà Souk al-Zalat , une rue étroite et longue comme un serpent. Sa grande porte antique, lugubre, ses deux seuls immeubles récents, et la vieille bâtisse trapue refermée sur son passé de noirceur et de sang. » (pp.15-14)

Ces réflexions sont de Tariq Ramadan, l’un des quatre principaux personnages.Le début de son monologue est un vrai suspense. Cet acteur qui court désespérément après le succès à cinquante ans passés, qui s’adonne au libertinage et à la drogue,vient de découvrirà sa grande surprise que la nouvelle pièce, Les noces du palais, où il s’apprête à jouer le premier rôle, n’estautre que l’histoire tragique de sa liaison avec une actrice, Tahiyya.Pliant sous le poids de la conscience, des remords et de la colère, il se dirige vers cette ‘bâtisse’de Souk al-Zlat, qui appartient à Karam Younis et à sa femme Halima al-Kabsh, un couple qui travaillait avec lui au théâtre.Peu à peu le lecteur apprendra ensuite que Tariq Ramadan a longtemps habité chez eux et que l’auteur de la pièceest leur propre filsAbbas Karam Younis.

Parlant de la peinture du personnage dans l’œuvre de Neguib Mahfouz,l’universitaire Bacima Ajjan-Boutrad écrit :

«…L’homme que nous décrit l’œuvre de Mahfouz se trouve défini par une aliénation qui fait de lui un être incomplet et sans cesse en quête de lui-même. Par des actes, des réflexions et des discours régénérés par la négation et l’interrogation, il tente de dire l’inconnaissable qui le hante. Au milieu d’interminables paradoxes, sa réalité intégrale se nourrit du constant sentiment qui fait de tout chemin pris un chemin vers Dieu». (Lesentiment religieux dans l’œuvre de Naguib Mahfouz, Sindbad/Actes Sud, 2003, p.305)
   
Effectivement dansLes Noces du palais,l’auteur donne la parole à quatre personnagesissus du peuple, qui serévèlent tous des ‘êtres incomplets’, toujours sur la corde raide, en quête d’eux-mêmes.Tel est Abbas Karam Younis, le dramaturge, constamment porté par des chimères,qui s’efforce par la dérision d’actualiser les virtualités littéraires qu’il a découvertes en lui pour ne pas sombrer dans la dépression :
« Je suis accroc au rêve autant que mon père à l’opium. Grâce au rêve, je refais le monde, et lui insuffle une nouvelle vie. Je balaie et j’asperge Souk al-Zalat, j’assainis les égouts, je démolis les vieilles masures et les remplace par des gratte-ciels, j’éduque les policiers, j’inspire les élèves et les professeurs, je fais tomber la nourriture des nues, et j’éradique la drogue et l’alcool. » (p.124)

Le père de Abbas, ancien souffleur au théâtre, est un toxicomane véreux.  Ses relations avec son fils n’ont pas été toujours tendres :

« Je n’étais jamais allé chez mon fils. Nous avions rompu tout contact depuis son mariage. Rien de bon ne nous liait plus. Il condamnait et méprisait notre façon de vivre, et je le reniais et le méprisais tout autant… » (pp.43-44).
Quant à la mère, Halima,ancienne caissière au théâtre, torturée par des souvenirs douloureux, malmenée par son mari, elle finit par sombrer dans le désespoir lorsqu’elle assista  à la représentation de la pièce de son fils :

« Comment oses-tu mon fils ? Tu connais aussi peu ta mère que ton père la connaît, et tu la traites encore plus mal que lui. Crois-tu vraiment que ce soit par égoïsme, ou par jalousie, que j’ai voulu empêcher ton mariage ? Egoïste, moi ? Jalouse ? Non. Non. C’est l’enfer lui-même. Tu en arrives presque à faire de ton père ma victime… » (p.103)
Notons enfin quecette  pièce,Les Noces du Palais avait pour titre provisoire,La Vieille Bâtisse ou le Lupanar,et c’est tout dire !

Naguib Mahfouz, les noces du palais, roman traduit de l’arabe (Egypte) par France Meyer, Sindbad/ACTES/SUD,  168 pages.

Rafik Darragi

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