Opinions - 08.05.2014

Les 100 jours qui n'ont pas changé la Tunisie

Ce vendredi 9 mai, jour de l’audition du  ministre délégué à la sécurité nationale, Ridha Sfar, et de la ministre du Tourisme, Amel Karboul, suite à la motion de censure déposée contre eux par 81députés, le gouvernement Jomâa aura eu 100 jours. Est-ce une coïncidence due au hasard du calendrier ? Est-ce une  confirmation de la théorie limitant l’état de grâce à 100 jours?

A en juger par les critiques qui percent de plus en plus, c’est plutôt la deuxième hypothèse qui est à retenir. Le gouvernement Jomâa semble donc avoir  mangé son pain blanc et l’état de grâce semble s’effriter. Mais ce phénomène n’étant ni spontané ni naturel et ne se produisant pas inexorablement après trois mois de pouvoir, ses causes doivent pouvoir être déterminées et sinon expliquées du moins analysées.

Naissance douloureuse

Le gouvernement Jomâa est né dans la douleur, la société tunisienne était déchirée et au bord de l’explosion :  outre l’incurie et l’incompétence des gouvernements post 14 janvier, le pays devait faire face à l’ insécurité, les assassinats politiques et le terrorisme.

Les Tunisiens ne se reconnaissaient pas, du moins pas tous, dans les responsables politiques qui exerçaient le pouvoir. Les bourdes et les dérapages verbaux, la corruption et les attitudes partisanes et intéressées, bref l’incompétence alliée à la suffisance et à l’arrogance ont excédé les citoyens qui, surtout après les événements égyptiens, ont commencé à contester la légitimité électorale dont se servaient les hommes politiques pour légitimer n’importe quoi et notamment les velléités  hégémoniques et les dérives autoritaires et sectaires de certains partis.

Après d’interminables discussions d’un débat national à rallonges, le quartet est parvenu à un consensus et, muni d’une feuille de route,  M. Jomâa a été désigné pour former un nouveau gouvernement. La suite est connue: le 29 janvier dernier,  la nouvelle équipe est arrivée aux commandes malgré les obstacles dressés et les pièges tendus parfois au sommet de l’état comme le confirment les récentes déclarations de M. Krichen.

L’état de grâce

A la période de « Bashing » politique quotidien a succédé une période faite d’empathie qui ressemblait fort à une idylle voire à une passion  amoureuse fusionnelle où tout était idéalisé : les ministres sont compétents, ils sont neutres, ils sont honnêtes, beaux, élégants…

Précédé de préjugés favorables  et jouissant de la  nouvelle « légitimité consensuelle », au lieu de saisir l’occasion et de profiter de cette période faste pour accomplir la mission dont il est chargé, le gouvernement Jomâa, comme étourdi par le  lourd  et capiteux parfum de la popularité et du pouvoir,  a oscillé entre deux attitudes opposées: Le catastrophisme et la désinvolture

Le catastrophisme

En effet, les annonces sur l’état des finances publiques et sur la situation économique générale du  Pays, héritée de la Troïka, auraient pu être comprises et acceptées avec plus de franchise et surtout plus de pédagogie et d’exemplarité. Mais cette démarche a été perçue comme une menace, comme une préparation des esprits à l’austérité d’où la panique des fonctionnaires, inquiets pour leurs salaires, et encore plus grave celle des investisseurs. Ces sentiments ont été confortés voire renforcés par l’inconséquence du Chef du gouvernement. Alors que, selon ses dires,  les caisses sont vides et que la (sur) vie devient difficile pour les Tunisiens, il prend la décision d’acheter à la France six hélicoptères pour la bagatelle de 300 millions d’euros.

A cette incohérence s’ajoute une impression d’inhibition. En effet, le premier ministre lors de ses déplacements à l’étranger à la recherche d’aide et d’emprunts est paru trop timoré pour remettre en question ou du moins renégocier la dette contractée par l’ancien régime. Par ailleurs, cette inhibition pouvait se remarquer face aux  écoutes téléphoniques dont a été  victime M. Jomâa et qui semblent le laisser indifférent.

Cette indifférence polie, mâtinée de gêne et de timidité se retrouve dans son attitude vis-à-vis  de l’hostilité de M.Marzouki et des critiques d’ autres responsables politiques. Que M. Jomâa reste de marbre devant les réserves émises par les média, cela peut se comprendre, mais qu’il ait la même attitude devant les critiques de M. Houcine Abassi, un représentant éminent d’une importante composante du quartet, cela étonne. En effet, le secrétaire général de l’UGTT, lors d’un discours prononcé le 1er mai pour la Fête du Travail, a reproché au Chef du gouvernement de n’avoir pas respecté la feuille de route sur trois points essentiels: la neutralisation des mosquées, la révision des nominations et la dissolution des ligues de protection de la révolution.

La réponse se fait toujours attendre. A moins que l’on ait affaire à un animal politique à sang-froid, qui ne dévie pas de son propre agenda et qui poursuit obstinément un objectif personnel à long terme et ce, malgré ses déclarations sur son retour prochain chez Total.

La désinvolture

A cette fausse indifférence, à cette timidité feinte, correspond une «désinvolture calculée» le tout concocté par les «conseillers» de cette nouvelle idéologie: la communication.  En effet, en vertu  d’un syllogisme naïf et faux: «Tout problème a une solution, or tous les problèmes sont dus à une mauvaise communication donc tout problème peut être résolu par une bonne communication», nous assistons depuis les années quatre-vingt à une inflation de livres, de méthodes de communication, de coaching, de développement personnel,  de story telling …et à la prolifération de spécialistes en tout genre, communicants, coaches, conseillers et autres spin doctors, …Et cette idéologie de se propager partout, d’abord dans les entreprises, dans les l’Université et jusques dans les arcanes de la décision et du pouvoir.

A les voir entourés de conseillers de toutes sortes,  il ne fait aucun doute que les responsables politiques post 17 janvier,   ont été nourris à ce sein, à commencer par M. Marzouki, grand consommateur de conseillers et auteur d’un livre qui aurait pu s’intituler: «comment inventer une démocratie avec des non démocrates?»
M. Jomâa, quant à lui, a dû affronter une question tout aussi difficile, presque une aporie.

Comment être discret et le faire savoir? Comment préserver sa vie privée tout en la montrant? Comment agir sans montrer qu’on agit?

La prétérition

Chercher la discrétion, vouloir échapper à la couverture médiatique et à la publicité  tout en le faisant savoir, relève d’une figure de style appelée prétérition et  dont on peut avoir une idée à travers les formules courantes qui suivent: «  Je ne dirais pas que tu es… » ; «  Untel… pour ne pas le nommer » ; « ce n’est pas que je m’ennuie… » La négation est ici formelle, elle n’empêche pas de dire, de faire… de même lors de son voyage en France, le fait que Mehdi Jomâa ait faussé compagnie à ses gardes du corps, qu’il ait semé les journalistes et qu’il ait cherché l’anonymat, ne nous a pas empêché de suivre sa marche à pied à Paris sous une fine pluie,  de voir son escapade en  métro vers  Belleville pour rendre visite aux Tunisiens et déguster un fricassé national et d’assister à ses courses   chez Tati, le compatriote qui a réussi… Tout ce qui devait rester privé, caché se trouve du coup dévoilé tout comme ce qui semble, dans les bribes de phrases ci-dessus,  être nié se trouve affirmé.
Ce voilement/dévoilement est illustré lors du même voyage par la communication autour de Madame Héla Jomâa. Elle est exhibée, couverte d’éloges par rapport à son élégance, sa distinction, sa modernité et en même temps il est question de la préoccupation de son mari de l’épargner et de la préserver de la notoriété médiatique…

Retour de la  politique

Le gouvernement apolitique de compétences nationales, n’a montré depuis 100 jours que sa compétence communicationelle. En effet, il semble maitriser la communication politique. Mais cela ne suffit pas pour diriger un pays. Et surtout en tant qu’idéologie, la communication a pour fonction de cacher la réalité. Ici, elle cache l’orientation néolibérale et le fondamentalisme du marché auxquels continue de se plier le nouveau gouvernement, alors que ce sont là les causes  de la misère du peuple et que ce sont les raisons du soulèvement des jeunes tunisiens en  janvier 2011.

L’idéologie ne résistant qu’un temps à la réalité, voici le gouvernement rattrapé par la politique et ce n’est peut-être pas par hasard si les deux ministres visés par la motion de censure sont celle du tourisme et celui des affaires étrangères, ministres dont dépend en grande partie, la circulation des personnes, des idées et des biens. Ce n’est pas un hasard non plus si M. Jomâa a demandé le huis clos lors de l’examen de la  motion de censure. C’est là une ultime tentative pour colmater la brèche idéologique qui risque de montrer que le Roi est nu.

Morale de l’histoire : Si vous oubliez ou vous ignorez la politique, la politique ne vous oublie pas, ne vous ignore pas !

Dernière minute

En vertu de l’attachement pathologique des hommes politiques arabes au pouvoir, il semblerait que le provisoire est appelé à durer. Comme l’ANC provisoire, comme Le Président de la République provisoire… le Gouvernement provisoire de Jomâa.

Slaheddine Dchicha
 

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4 Commentaires
Les Commentaires
Hager - 09-05-2014 07:49

Un débordement de critique mène droit à la critique pour la critique. Résultat: le vide essentiel!

hamed gaddour - 09-05-2014 10:08

-le ministre des affaires étrangères n'est pas concerné par la motion de censure de l'ANC,à ma connaissance - ll est légitime que les gens commencent à s'impatienter mais mais je crois qu'il faut attendre les résultats du dialogue national sur les questions économiques , plateforme pour l'élaboration de la loi des finances complémentaire pour l'année en cours -mieux être acculé à patienter que de changer de gouvernement, d'autant plus que 100 jours est une période relativement courte pour un gouvernement qui a hérité une situation très difficil

Abel Louati - 10-05-2014 16:58

On ne changera la Tunisie qu'en changeant son modèle d'enseignement public actuel. Voyez le nombre de jeunes qui abandonnent l'école et se retrouvent dans les garages. Nos ministres fringants des Universités étrangères sont-ils en mesure de prendre cette mission à coeur?

Naoufel GUERFEL - 10-05-2014 18:08

Si Dchicha, de belles paroles, une critique qui se veut pertinente car avec un bel emballage "intellectuel", mais cela sonne creux. critiquer c'est bien mais vous meme ne proposez rien ? En fait vous faite la meme chose que ce vous reprochez a ce gouvernement : de la communication... vide de sens.

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