Lu pour vous - 05.11.2012

Le Royaume de cette terre : L'ironie tragique

Née en 1952 à Beyrouth, Hoda Barakat vit à Paris depuis 1989. Figure très présente dans le paysage littéraire du monde arabe, elle  a  à son actif un recueil de nouvelles, Visiteuses, (1985) et cinq romans, parus  en arabe à Beyrouth,  tous traduits et publiés en France par Actes Sud : La Pierre du rire (1990), LesIlluminés (1993), Le Laboureur des eaux (1998), Mon maître, mon amour (2007) et Le Royaume de cette terre (titre original : Malakûthadhihi al-ard (2012). En 2000, elle a reçu le prix Naguib Mahfouz pour l’ensemble de son œuvre.

Le Royaume de cette terre est une longue saga, celle du clan Mouzawaq, s’étalant sur trois générations. Telle une tragédie antique, elle débute par un événement hautement prémonitoire : une mort tragique, celle de  Bou Saba Mouzawak, surpris par une tempête de neige en traversant le col de Dahr al-Jurd, dans le Mont-Liban, et dévoré par les hyènes. Le malheureux laisse derrière lui une famille nombreuse dont Selma, l’aînée, et Tannous, le cadet, à la fois acteurs et narrateurs de cette saga.

Le Royaume de cette terre rappelle  tant par la localisation spatiale que par la peinture des personnages, le beau roman de Jabbour Douaihy, Pluie de juin,  (titre arabe : Matar huzayrân) Les deux romans se déroulent  tous deux dans un environnement  révélateur de l’oppressante atmosphère qui règne à la veille de la guerre civile, un village escarpé du Nord-Liban près de Zhgorta, une région montagneuse, fief de la communauté maronite.  Les deux œuvres relatent  un pan de l’histoire tumultueuse de ce  pays, les mutations, les clivages politiques et religieux sur fond de querelles et de vengeances.

Et comme Pluie de juin, Le Royaume de cette terre n’est pas, pour autant, un roman historique. Hoda Barakat s’est, certes, référée à des points de repères historiques, mais avec ses personnages imaginaires et sa structure particulière à deux voix, celles de Selma et  de son frère Tannous, son roman, faute d’énoncés référentiels, se présente plutôt comme la trajectoire d’un clan libanais maronite, jouant essentiellement du regard en arrière, les divers protagonistes, érigés en témoins.

Bien que chacun  des romans de Hoda Barakat constitue une expérience singulière,  ils abordent tous, d’une manière ou d’une autre, la terrible  guerre civile qui a ravagé le Liban. Mais bien qu’il soit pour la plupart des  romanciers libanais un sujet de prédilection, ce problème  ne se pose pas avec acuité dans Le Royaume de cette terre. Sa description reste incluse dans la trame narrative, Hoda Barakat ayant sciemment occulté  les convictions politiques et les  différentes appartenances de milices. En tant que  romancière ne vivant pas dans l’exigence de la  réalité, elle a choisi d’en parler à sa manière, préférant mettre  à nu, peu à peu, les états d’âme et les ressorts du comportement humain face à ce fléau :

« Selma…m’informe qu’à la radio la journée d’hier a été qualifiée d’horrible et qu’on y a parlé d’un samedi noir. Ce à quoi je réponds :“Nous n’avons rien à faire des nouvelles, Selma».(p.342)
Paradoxalement, cette  démarche ne porte pas préjudice à la compréhension du sujet. En effet, négliger l’arrière-plan politique, religieux ou social, c’est dissocier, voire oblitérer les ressorts de la vie quotidienne et, partant, nier du coup leur influence sur la violence qui a toujours régné dans ce pays. Or dans Le Royaume de cette terre, la violence qui ponctue la vie quotidienne de ce village perdu du Mont-Liban, où tout est prétexte à querelle, est d’autant plus destructrice qu’elle est inhérente à la morale sociale et religieuse qui règle et  régit la vie des habitants. L’ironie tragique se situe à ce niveau précisément, puisque  cette morale, construite selon des principes intangibles et des traditions immémoriales, est censée les protéger, non les détruire :
«C’est  ce qui arrive quand quelqu’un s’attaque à nous. Nous fonçons sur l’ennemi telle la colère de Dieu. Déjà quand leur député et bey est décédé, nous leur avons bien dit de ne présenter personne aux élections législatives car ce siège nous revenait et qu’ils l’avaient usurpé entraînant les guerres qu’on connaît. » (p.141)

En fait, d’autres significations peuvent être tirées de ce roman-fleuve. Derrière la contrainte omniprésente du destin, c’est surtout  l’emprise de la religion sur ce peuple de montagnards  frondeurs et frustes, viscéralement attachés à  leurs traditions, qui se profile avec plus de force. Et si, par hasard, un personnage comme Tannous finit par plier et avouer son  désarroi :
«Dieu, dis-moi ce que tu attends de moi.
Fais que je comprenne ton message
.» (p.328),
c’est parce que ni sa quête spirituelle au couvent ni son exil en Syrie n’ont en rien allégé le sentiment de culpabilité qui l’a taraudé depuis la disparition tragique de son père.

Quant à sa sœur, Selma, ses efforts pour conjurer le mauvais sort se révèlent vains; sa trajectoire  est celle d’une âme qui se dessèche; oscillant entre le manque et l’excès, elle est loin de s’inscrire  dans une politique d’émancipation. Aucune tension  en ce sens n’est vraiment perceptible. Hoda Barakat, n’étant pas, de son propre aveu, une féministe, se contente, dans tous ses romans, de laisser le soin au lecteur de former son propre jugement. N’exaltant ouvertement ni la bonté ni l’amour du prochain, encore moins la pitié, elle explore le fondement humain à travers les petits détails pittoresques de la vie ; c’est là tout  son art de narratrice :
« Et quand Hannah a entrepris de construire un hôtel aux Cèdres et que sa femme, dès lors, descendait au village faire ses courses ou présenter ses condoléances en manteau de fourrure, les gens ne manquaient plus une occasion de dire à Selma :“ La femme de ton cousin Hannah porte une fourrure en été… Faites attention qu’elle n’étouffe pas un jour de canicule…la honte... .»  Mais Selma ne racontait pas tout ce qu’elle entendait à Martha. Sa cousine n’y était pour rien, pourquoi donc la peiner ?» (p.194)

Rafik Darragi
www.rafikdarragi.com
www.rafikdarragi.over-blog.com

Hoda Barakat,
Le Royaume de cette terre.

Roman traduit de l’arabe (Liban) par Antoine Jockey,  Actes Sud, 345 pages.

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