Opinions - 28.03.2012

L'aménagement des horaires administratifs : La solution réside-t-elle dans la séance continue?

Le gouvernement procède actuellement à une consultation nationale concernant l’organisation des horaires de travail dans l’administration. L’approche adoptée s’appuie quasi uniquement sur la perception des besoins des répondants. Néanmoins, une réforme dans ce domaine devra considérer plus d’une dimension car, organiser le temps de travail dans l’administration affecte l’ensemble des secteurs de la vie économique et sociale. Cela concerne la productivité du travail, la coordination des activités économiques entre le secteur privé et le secteur public, l’organisation de la vie familiale, celle de la vie culturelle et des loisirs, les relations avec les partenaires économiques à l’étranger… Toute réforme représente de ce fait un message que l’Etat adresse à la population. De même, une réforme des horaires administratifs est sensée réduire les dysfonctionnements observés en raison des horaires actuellement en vigueur : séance unique en été, double séance le reste de l’année. D’ailleurs ces dysfonctionnements sont plutôt nombreux.

Séance unique et sous productivité

Il y a d’abord ceux du régime de « la séance unique » estivale en vigueur depuis la période coloniale et inspiré, semble-t-il, de pratiques aujourd’hui abandonnées dans certaines régions de l’Europe du sud. La séance unique ce sont des après midi entièrement chômées durant toute la semaine, un rendement du travail divisé par…on n’ose pas avancer de chiffre tant les effets de la léthargie estivale généralisée sont énormes ! C’est aussi la tendance de beaucoup d’employés à prendre leurs congés en période de double séance, c’est plus « rentable » pour eux mais beaucoup moins pour les services au citoyen!  La réduction des heures de travail pendant la période estivale n’encourage pas le citoyen à prendre son congé s’il a un projet personnel à réaliser et qui demande de traiter avec l’administration publique. Il préfèrera retarder ses projets à une période où les chances d’être mieux servi par une administration publique fonctionnant toute la journée sont plus grandes.

Double séance et coûts sociaux

La seconde catégorie de dysfonctionnements est celle de la double séance des trois saisons automne, hiver, printemps. Quand arrive le premier septembre et que revient la double séance, c’est un rythme horaire qui change du tout au tout nécessitant un effort d’adaptation assez soutenu et bien difficile pour certains. Quand on vit dans une petite ville ou un petit village, les distances sont courtes, les employés et les élèves des écoles et lycées font le trajet qui sépare le foyer du bureau ou de l’école en un temps relativement court et avec un coût relativement faible. Dans les grandes villes et les concentrations urbaines peu fournies en moyens de transport, les budgets temps et coût des déplacements peuvent être exorbitants. De plus une bonne partie de l’énergie des employés est perdue dans les déplacements quatre fois par jour, sinon au moins deux et, de surcroit, aux heures de pointe avec leurs tracasseries. Quand la sérénité est entamée par les soucis du quotidien, il est évident que la productivité du travail en souffre. En revanche, les frais de  consommation d’électricité, de chauffage ou de climatisation selon la saison, ceux des communications téléphoniques, tous supportés par l’administration pendant les heures d’ouverture des bureaux, restent entiers et sans « retour sur investissement ». Et quand des employés renoncent au retour chez soi à la mi-journée, ce sont deux heures perdues à attendre 15h pour la reprise du travail alors qu’une rupture d’une demi-heure aurait suffi pour un repas léger et aurait permis de quitter les bureaux plus tôt.

Et le temps pour la vie sociale, la culture, les loisirs

Cette organisation doublement dichotomique des horaires de travail administratif (nombre de séances variant avec les saisons) n’est pas sans générer un coût économique et social lourd. Economiquement on a évoqué la réduction des rendements et les retards dans la gestion des affaires qu’occasionne l’horaire estival. Il faudra y ajouter les coûts de transport occasionnés par la double séance. Les coûts sociaux sont énormes, lorsque enfants (double séance à l’école) et parents rentrent tard le soir après avoir gaspillé leur temps libre en déplacements, que les enfants n’ont pas eu le temps de jouer et de vivre leur enfance, que les parents épuisés par une journée beaucoup trop longue – mais pas nécessairement très productive - ne peuvent plus se consacrer sereinement à une vie familiale et renoncent à une vie culturelle et de loisirs exigeant d’autres déplacements. Le déficit de temps réservé à la culture et aux loisirs c’est autant d’opportunités perdues pour l’information, la formation, le développement des aptitudes et la détente. C’est aussi moins de zèle au travail et des coûts cachés de sous productivité et de sous développement du capital intellectuel disponible dans les administrations. A cela s’ajoutent tous les emplois perdus qui auraient pu être générés par des activités culturelles ou de service si les employés pouvaient prendre un repas rapide sur le lieu de travail et disposaient du temps libre qu’aurait permis une séance continue du travail, pour se détendre et s’adonner à des activités intellectuellement enrichissantes.

Le gaspillage des ressources humaines féminines

Depuis l’indépendance notre pays a fait de l’investissement dans l’éducation, sans distinction de sexe, une priorité. La proportion des femmes poursuivant des études universitaires dépasse aujourd’hui celui des hommes, si bien qu’à l’entrée du marché de l’emploi, elles sont de plus en plus qualifiées. Elles représentent donc des ressources humaines précieuses pour le pays si elles pouvaient s’investir dans des emplois qualifiés et de décision. Malheureusement toutes les études montrent que le principal handicap qui empêche les femmes d’accéder à des postes de responsabilité, de développer leurs compétences et d’avancer dans leur carrière, réside dans la difficulté qu’elles ont à concilier entre un rôle familial qui reste entier et un poste de responsabilité. La mobilisation pendant toute la journée, de six heures du matin à vingt deux heures du soir, dans bien des cas, à préparer les repas, entretenir le foyer, à parcourir des trajets souvent longs entre lieu de travail, foyer et éventuellement école, crèche ou jardin d’enfants, tout cela réduit à néant ou presque, la disponibilité de la femme pour son développement personnel. Face aux difficultés souvent insurmontables de concilier entre les exigences da leur rôle professionnel et celui social, nombreuses sont les femmes compétentes qui renoncent à des postes de responsabilité. Et cela est un lourd gaspillage de ressources humaines pour lesquelles la société a déjà investi en formation. C’est pourquoi, une réforme des horaires administratifs devrait tenir compte de la nécessité de réduire ce conflit de rôles que vivent les femmes. Elle devrait être conçue de manière à donner aux hommes et aux femmes, à compétences égales, les mêmes chances de recrutement, de formation et d’évolution dans la profession.

Quelle organisation du temps du travail pour plus de productivité au travail, plus d’équité et moins de gaspillage de temps et de ressources ?

Il y a d’abord nécessité d’assurer une cohérence entre l’aménagement du temps de travail dans l’administration publique et celui dans les écoles car la famille est une. Aborder la question de l’horaire du travail administratif devrait rompre avec le modèle administratif monolithique qui veut qu’il y ait une seule solution applicable à tous. Elle devrait considérer les différences de contexte, de métiers autant que celles des besoins des citoyens, des employés et des entreprises, et examiner la panoplie de formules d’aménagement des horaires de travail disponibles aujourd’hui.  Ces formules sont nombreuses et peuvent être combinées.

Il y a d’abord la formule de la séance continue durant toute l’année. Chez nous il y a une certaine confusion entre séance unique et séance continue et une crainte de réduction excessive du temps de travail si l’on adopte la séance continue. Mais si dans la majorité des pays du monde, cette formule est en vigueur, cela n’implique nullement la réduction des heures travaillées. Néanmoins, l’instauration de la séance continue sans suffisamment de précautions, risque de produire des effets pervers si elle n’est pas conduite parallèlement avec une réforme de la gestion des ressources humaines qui stimule la motivation et le sens de la responsabilité, valorise l’effort et le rémunère, développe les compétences et ouvre de nouveaux horizons à l’employé qui cherche à se développer. Et comme les contextes et les métiers sont différents, on peut combiner la formule de la séance continue avec la flexibilité des horaires de travail. Dans ce cas on assure une plage fixe pour tous, par exemple de 10h à midi le matin et de 14h à 16h l’après midi,  et, en fonction de leurs contraintes individuelles, les employés peuvent commencer tôt ou finir tard leur séance de travail ; en conséquence le citoyen bénéficiera d’une durée plus longue de l’ouverture des bureaux. Dans les localités où les distances à parcourir sont  courtes, cette formule d’horaire flexible s’accommode parfaitement avec la possibilité d’interrompre le travail à midi durant deux heures, pour ceux qui le souhaitent. Quant à la formule du travail à distance, elle est adaptée à certains métiers et peut être envisagée au cas où les objectifs de résultat sont préalablement bien définis et la performance bien évaluée, car il vaut mieux avoir des employés performants en travaillant chez eux que des employés peu productifs mais présents au bureau, consommant de l’énergie, usant et abusant du téléphone gratuit.

Evidemment la combinaison de telles formules exige un modèle de gestion plus complexe et surtout davantage participatif. Se pose alors la question de savoir si l’administration tunisienne dispose des ressources et du savoir faire pour s’y engager immédiatement. A cet égard, il nous semble que dans tous les cas de figure, une étude préalable pluridisplinaire s’impose vu l’importance des enjeux. Elle devra porter sur les implications socio-économiques (création d’emploi et productivité du travail, infrastructures d’accompagnement à mettre en place, effet sur les économies en matière de transport, de consommation d’énergie, de pollution, de frais de communications téléphoniques…), imaginer les réformes qui s’imposent dans le mode d’organisation des structures administratives et dans la gestion des ressources humaines ainsi que les effets pervers tels que le détournement éventuel de la réforme à des fins non productives et de travail illicite et autres comportements peu éthiques.

Si la consultation relative aux horaires administratifs actuellement en cours constitue un signe annonciateur d’une politique de l’Etat orientée vers le renforcement du rôle de l’administration  en tant que facilitateur plutôt qu’obstacle freinant la dynamique économique, il faudra s’atteler sans plus attendre à une réforme administrative dont l’aménagement du temps de travail n’est qu’une composante. Et en la matière il ne faut surtout pas improviser, cela a déjà été fait une fois en 1987 au niveau de l’administration centrale, sans étude sérieuse et en s’attaquant uniquement aux horaires administratifs sans prendre en considération les autres dimensions de la gestion des ressources humaines. L’échec a été retentissant et il a bloqué la réforme durant plus de deux décennies.

Riadh Zghal
Professeur émérite
Spécialiste en gestion des ressources humaines

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6 Commentaires
Les Commentaires
ERRBAI - 29-03-2012 07:16

Cet article a le mérite de mettre la lumiere sur un sujet tabou dans notre société : Sous Production, Manque d'efficacité pour ne pas dire Innéfficacité...Mais avant de penser réaménagement je crois le mal est dans les racines la société tunisienne est malade d'un manque de responsabilité : pour un gros tiers - Combien de "vestes" ou "d'impermeables" sont accrochés au dos d'un fauteuil et le bureau est vide ...Oui il va revenir il est absent pour quelques minutes ! les collègues couvrent et à chacun son tour !Je ne vous parle pas de l'absenteisme pour cause de maladie "acheté " pour 30 ou 40 DT auprès d'un médecin complice du système ! Le mal vient de loin : l'éducation,la responsabilité que beaucoup de nos concitoyens ne connaissent pas ! Parler des sujets tabous :Percer les abcès c'est maintenant qu'il faudra le faire oui , une grande partie de notre peuple est immature pour beaucoup de choses et sans parler de la démocratie ..Trop tôt encore !!!

Abou iskander - 29-03-2012 08:21

Mr Riadh, No comment comme on dit en anglais vous avez soulevé tous le spoints mais j'en ajoute un oudeux ,pourquoi laissant une femme trambale dans la rue en hiver de midi a 14hr et rentre a 18hr,le cas de ma femme,arrivant super epuise,donc qu'est ce tu vas demander d'elle??? Au nom de dieu voir le model Anglais!!!!!!!!!! Et puis en tant que parent, on aura l'occassion de voir nos proches le week end si on parle de silat arrahim et qu'on nettoie notre capital le week end et l'entretien de nos bus et train(eviter les acidents)...et les esprits se calment de l'embouteillage du lundi!!!!!!!!c'est le grand chaos

Mohamed Masmoudi - 29-03-2012 14:44

On ne peut que saluer avec toutes les révérences cette dame solennellement respectueuse et respectée. Les themes qu'elle traite sur ce site ou sur d'autres sont d'une pertinence confirmée et d'une analyse cartesienne. Combien nous avons besoin de vos approches et de vos idées et j'espere que le gouvernement actuel reflechisse sur vos talents et essaie de les "exploiter" nonobstant les préjugés d'antan Continuez madame , nous vous écoutons avec beaucoup d'attention et de plaisir

Tayeb - 30-03-2012 08:03

Le titre de l'article est très significatif. En effet, la généralisation de la séance unique, été comme hiver, printemps et automne, pourrait s'avérer la solution aux manque de motivation et le corollaire absentéisme ainsi qu'une meilleure répartition de son temps entre vie professionnelle et vie sociale, familiale. Tout ceci induit un épanouissement de l'être, surtout féminin qui semble devenir majoritaire dans la société tunisienne. Une grosse part de la responsabilité doit lui être réservée, du moins à la proportionnelle et surtout en des situations de compétences avérées et supérieures à celles de la gente masculine. Vers une société matriarcale ? Pourquoi pas? Où est le problème? Dans certaines contrés du globe, quand une femme demande en mariage un homme et que celui-ci refuse ! ce dernier se voit coupé la tête. La femme tunisienne est plus émancipée! elle n'ira pas jusque là! Voilà un sujet qui engage toute la société tunisienne et au delà, l'avenir de la race humaine. Réagissez! Osez exprimer voter avis à ce propos. Nharekom said.

GROSEILLE - 30-03-2012 08:18

Article fort intéressant et bien pensé. Félicitations. Reste à concrétiser. Bonne continuation.

révolté - 17-04-2012 09:51

N'oublions pas que le fonctionnaire tunisien devenu irrévocable grâce à l'ugtt et l'irrésponsabilité de beaucoup d'entre eux profitera comme toujours de toute réforme pour travailler moins et servir moins son concitoyen. Toute réforme non complétée par des mesures disciplinaires inspirées du secteur privé (révocabilité ad nutum, pointage horraire strict...) ne fera qu'accentuer l'indiscipline administrative et va nuire à l'investissement et l'économie en générale. Il suffit de faire un tour dans nos administrations entre 8h et 10h et entre 16h et 18h pour s'apercevoir de l'énormité de ce phénomène de plus en plus répandue dans les bureaux des fonctionnaires.

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