Hommage à ... - 21.11.2011

Les silences de Messadi

Messadi boucle son premier siècle.
Et me vient à l’esprit le vers de Mallarmé : « Tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change. »
Que nous avons tant de fois évoqué. Et rarement sans humour, ou du moins sans distance.
Car Messadi est un humoriste comme Guitry. Et comme Mozart. Et comme Douagi, son contemporain, qu’il appréciait, et trop souvent présenté par d’aucuns, qui croient lui plaire, comme sa burlesque antithèse.

je m’efforcerai donc, en la circonstance, surtout en ces circonstances, de préserver de l’oubli sinon ce sourire narquois, qui n’appartient qu’à lui, du moins cette distance.

Cela ne m’éloignera pas de Messadi, ni de l’auteur du Tombeau d’Edgar Poe, ni de Poe, d’Abou-l-atahiya ou d’Abou-Nawas, ces émules en poésie et frères de Messadi par le regard porté sur la mort. Cela m’aidera à rallier leur commune répulsion pour les embaumeurs qui momifient tout langage pour le livrer aux maîtres qu’ils se choisissent, ou que l’opportunité leur assigne. J’entends Messadi s’indigner : « Voilà comment meurent les langues!» dès qu’il voyait se profiler les lieux communs grandiloquents, annonciateurs chez ses élèves d’abdications à venir.

Sadiki bien sûr. Silence sur ce qui n’est pas l’enseignement

J’avais quinze ans quand j’ai eu ma part de cette mise en garde. Il décela ma manière de parsemer de gallicismes, et de latinismes, laborieusement traduits, mes premières interventions lors de notre première confrontation, de nous tous tant attendue et tant redoutée avec « le sphinx ». Il diagnostiqua une autre forme, sournoise, de psittacisme. Il a guéri le perroquet que je me préparais à être. Par la seule vertu d’une ironie bien appliquée. Car il n’était pas, contrairement à la légende, le censeur qui décourage à force de sévérité mais le pédagogue ambitieux, pour lui et pour ses élèves, capable, à l’occasion, d’adapter le traitement au cas. Souvenons-nous (je parle à mes rares condisciples) : alors que, comme tout professeur de seconde, il avait à son programme l’incontournable Kalila wa Dimna, il choisit, pour nous y introduire … la biographie du traducteur persan de Pilpay. Quand Ibn al Muqaffaa vint, à son tour, nous étions autrement armés pour le lire.

Pour moi (et je crois n’être pas le seul), il y a eu un avant-Messadi et un après-Messadi. Non pas seulement dans mon regard sur la langue arabe, que je croyais connaître, et qu’il me fit décider ce jour-là de découvrir. Mais dans mon regard sûr tout langage. C’est-à-dire sur toute chose. Mes maîtres, mes disciples, mes partenaires ultérieurs, gallicisants et latinistes, en savent quelque chose. Mais aussi mes collègues économistes, bibliothécaires, si tant est qu’ils veuillent se souvenir qu’ils m’ont eu pour collègue.

Silence sur ce qui n’est pas la culture

Puis il quitta Sadiki pour enseigner à la Sorbonne et je restai longtemps sans le rencontrer.
C’est seulement quand j’étais hypokhâgneux que me fut donnée l’occasion de le retrouver lors des séjours que, rentré à Tunis, il faisait à Paris. Je les vois, ses retrouvailles dans cet Hôtel des Carmes où étaient logées ses filles Samira et Dorra. Il nous présenta, elles me présentèrent à leur mère et dès lors nous sommes devenus amis. Il venait d’assister à la représentation de Six personnages en quête d’auteur de Pirandello. Il me parla tout de go de cela… comme je savais qu’il en parlerait.

Depuis, un autre type de dialogue s’instaura, où les citations (de livres mais aussi de tableaux, de pièces de théâtre, de concerts, de ballets) eurent une grande part; non point dictées par la révérence à l’autorité, mais par la complicité. La référence permettait un raccourci, parfois et, plus souvent, offrait d’autres pistes. Même quand nous nous réunîmes, immédiatement à son retour de sa relégation dans les territoires du Sud, au Cluny, notre lieu de rencontre à l’angle du boul’Mich et du boulevard Saint Germain (devenu bien sûr une pizzeria), son ton pour parler de ce qu’il venait d’endurer et qui n’était pas si anodin fut celui de l’ironie. Amère. Le colonisateur, incurable, en avait été réduit à perdre toute pudeur. Il ne restait plus qu’à attendre l’évolution du mal.

Et nous essayâmes d’aller au théâtre. Il fallait encore une fois du silence.
La suite ne fut pendant quelque temps que péripéties de son itinéraire de militant ; de successeur de Farhat Hached. Personne n’osera dire que pour Messadi, ce silence signifiait dérobade. Peu de gens ont connaissance de la nuit blanche qu’il dut passer avec quelques très rares militants, à convaincre un de nos chefs historiques de ne pas quitter prématurément la barre. Un silence de Messadi qui nous préserva d’inutiles discordes.

Silence sur l’accueil de l’oeuvre

Puis tomba la nouvelle de la publication du Barrage. Le sphinx ne m’en avait jamais parlé. C’est la première fois que je le remarque. Mais il vaut la peine de le noter. Car il était bien le seul homme cultivé à ne pas meubler les conversations d’allusions au mystérieux chef-d’oeuvre. Je lus donc As-Sudd. Tout le monde prétendait l’avoir lu.

Peu nombreux furent ceux qui confessèrent ne pas l’avoir compris. Qu’ils reçoivent ici l’expression de ma reconnaissance et celle de l’auteur. Mon regret est qu’ils n’aient pas été assez puissants, assez bien placés en tout cas, pour faire entendre leur voix.

Une poignée de gens l’ont compris, au premier rang desquels il faut placer ceux qui ont préfacé cette première édition, Chédli Klibi et Mahjoub Ben Miled, amis sûrs et lecteurs perspicaces de leur aîné. Mais leurs exégèses subissaient le même sort que l’ouvrage lui-même. Et plus dur encore. Car enfin, pensa-t-on, pourquoi chercher de l’aide dans les avant-propos, introductions ou autres préfaces pour comprendre un livre que l’on prétend avoir compris ? Si Chédli a confirmé, en 2005, sa fidélité à la mémoire du maître et de l’ami défunt. Plus précieux encore, il a prouvé, sans vaine rhétorique, qu’on pouvait prévoir un destin aux oeuvres dont l’auteur faisait le plus de cas. Les premières.
Nous étions à l’aube de notre indépendance. Le contexte historique voulait que la balance penchât du côté de ceux qui étaient pressés de proclamer qu’ils croyaient comprendre. Et d’imposer leur interprétation. La langue de bois commençait à changer de camp.

On proclamait et c’était justice que la publication d’As-Sudd inaugurait la résurrection de notre politique culturelle. On considéra comme un devoir de le placer au premier rang des oeuvres phares. Mais on retint de cette oeuvre ce que l’on était en mesure d’en retenir. Or le texte était, délibérément, difficile d’accès. Il faisait partie du dessein du dramaturge d’y multiplier les langages. De leur coexistence devait naître le message qui serait la synthèse de tous les autres. Et, bien sûr, quelque chose de plus. Car la difficulté du cheminement était aussi un message. Notre gouvernance, toute neuve en la matière, crut de son devoir de mettre à la disposition du peuple les thèmes qui s’harmonisaient avec l’euphorie du moment. Et la première cible fut la jeunesse. Furent donc choisis les passages où Ghaylane, le héros, exalte la puissance et l’efficacité de son engagement. Le maître mot fascinait. Surtout que du fait de la personnalisation des styles, c’est à Ghaylane que l’auteur assigna le langage lyrique le plus chatoyant aux oreilles d’un peuple heureux d’être enfin indépendant. Il comportait certes quelques pièges. Surtout du fait de l’omniprésente et redoutable ironie de Messadi. Mais on n’en était plus à tenir compte de ces subtilités.

De ces passages on fit une anthologie et l’on inventa la doxa qui allait avec. Elle réduisit la portée du message de Messadi à une glorification de la lutte contre l’ennemi que l’on venait d’abattre et laissa dans l’ombre l’ennemi qui avait permis le triomphe de cet ennemi et qui, s’il subsistait, en représenterait d’autres, plus dangereux.

Or lisons Le Barrage. Et cessons, comme, dirait Péguy, de tourner autour en chemin de fer de ceinture. Le mot colonialisme n’y est pas prononcé. Mieux, aucune allusion n’est faite à ses pratiques, ni à ses doctrines.

Cet ennemi-là, le Messadi des années trente en parlait, et lui parlait, en tant que militant nationaliste au côté de ses camarades militants tunisiens, maghrébins, asiatiques et africains du Quartier Latin, et du reste du monde.

Mais l’ambition, cachée parce que profonde, est autre. Celle de faire une oeuvre d’art donc totale et universelle. De fond comme de forme. Cette oeuvre sera oeuvre de combat mais contre un ennemi plus redoutable. Celui qui, en amont de la colonisation, a rendu le colonisé colonisable. Cet ennemi est intérieur. Il réduit l’homme à admettre son impuissance. Et pire encore à aimer son impuissance. Comme une addiction.

Il a pour nom, dans Le Barrage, Sahabba, une prétendue déesse. Prétendue mais non pas pour autant irréelle. Elle est rendue réelle par le langage que lui prêtent ceux qui veulent s’en servir en faisant métier de la servir.

Messadi ne se contente pas de constater cela, mais, par un autre pouvoir que lui confère l’écriture dramatique, démonte devant nous le mécanisme de cette puissance.

Les porte-parole de Sahabbâ qu’il dénude devant nous ne disent en effet....rien. Mais ils le disent de telle façon qu’ils peuvent tout par un habile dosage de lieux communs, de vocables pédantesques et d’autres plus difficiles encore (et pour cause puisqu’ils sont purement et simplement inventés par l’auteur), ils réussissent cette gageure de laisser entendre que les mots prestigieux pourraient accéder à la limpide évidence des lieux communs pour peu que fussent compris les mots qu’ils veulent faire croire difficiles alors qu’ils étaient, à la lettre, insignifiants.

Cette dénonciation militante est ce grand jihâd –au sens strict du hadith- auquel cet étudiant du Quartier Latin des années trente entendait se consacrer. Non pas exclusif du petit jihad mais autre. Messadi vivait l’autre jihad mais il croyait urgente sa vocation pour le grand. Et ce jihad-là est là aussi, selon le hadith, est une obligation personnelle et non pas collective.

Il entend s’attaquer à cet ennemi que d’autres ne voient pas. La dépendance à laquelle a été réduit son peuple a pour cause réelle l’obscurantisme paralysant. C’est cet ennemi qu’il traque et dont il veut triompher, mais par une arme appropriée. Et cette arme c’est l’art.

Messadi n’a certes pas attendu d’être ministre de la culture pour s’intéresser aux arts et pour se vouer à l’art. J’ai dit combien ce mot, si galvaudé, avait pour lui sens et existence. J’ai dit comment ce souci de le rencontrer était sa hantise, son addiction. Ai-je évoqué une seule de nos rencontres où l’art n’eût eu sa part ? Dès les premiers mots. Et jusqu’au dernier.

Il m’a fallu bien des années pour apprendre qu’il lui arriva de le vivre. Mais vint un jour où le propos en vint là.

Mayara est la transposition littéraire d’une musicienne diaphane, poitrinaire. Elle avait commencé sa carrière d’instrumentiste (ai-je jamais su de quel instrument ? le piano presque sûrement). Elle est morte et j’ai cru comprendre que l’évocation de cette ombre tutélaire signifiait que Le Barrage a été écrit après elle et d’après elle. Il suivait ses concerts. Elle lui fit partager le culte de la musique. La grande. Mozart ne devait pas être loin. Il lui fit partager sa sensibilité exacerbée à la musicalité des textes. Les plus grands. Etait-ce le prélude à l’étude qu’il consacra au rythme dans le Coran et à laquelle il tenait tant ?

Le jeune artiste est aussi un savant en herbe. Sa maîtrise dans les deux sphères va lui permettre de mettre en scène ses ennemis. En dramaturge il va permettre à son spectateur de les juger et de les jauger.

Revenons au virage décisif qu’amorçait le destin du Barrage.

Nous l’avons vu livré aux lycéens et à leurs professeurs. Pendant quelque temps ce fut charmant et naïf. Et puis ce fut moins charmant. Nos lycéens récitaient les tirades de Ghaylane comme leurs aînés ânonnaient, les plus malins malicieusement, leurs extraits des fables de Kalila et Dimna. Les mots des Pontifes de Sahabbâ étaient devenus « les mots de la tribu ».

Cela me fit sourire. Et il m’arrivait de l’évoquer sans m’appesantir à un Messadi qui naturellement en souriait.
Les prêtres dont nos lycéens n’entendaient jamais parler, ils n’étaient pas en mesure d’avoir une opinion sur l’ampleur des dégâts que créait leur langage. A fortiori ces futurs citoyens n’étaient-ils pas armés de la capacité, dont avait rêvé pour eux Messadi, de maîtriser une langue.
Ce langage dont on ne s’était .pas défendu était devenu le langage de nos meetings, de nos dirigeants, de la Tunisie nouvelle et, par-delà, des maîtres du Tiers Monde et de leurs représentants dans les instances internationales.

Combien de fois n’avons-nous pas souri de ces discours? Même, et surtout, quand nous nous trouvions menacés de le parler à notre tour, tant la contagion progressait. Cela défigurait, du même coup, nos ambitions pour la langue arabe. Ce n’est pas pour que la langue arabe (et, par-delà, toute la culture arabo-musulmane (dont elle demeure l’expression majeure) en fût réduite à n’être plus qu’un talisman qu’avait milité l’auteur d’as-Sudd.

On l’a glorifié d’avoir poussé à l’extrême le purisme en l’opposant aux modernistes laxistes ; son dessein allait au-delà: à faire de la langue du Coran une langue vivante et non des haillons qui nous en restaient après des siècles de domination de prêtres du rigorisme linguistique équivalent du rigorisme des fuqahâ. L’avers et le revers d’une même sclérose. Ses (maintenant très vieux) disciples se souviennent de son combat pour nous faire comprendre combien et comment les novateurs littéraires Abou-Nawas, Abou-l-Atahya mais déjà Ibn-el-Muqaffaa, sauvé spectaculairement dès ses premières leçons des griffes des embaumeurs, ont été ignorés.

Ces deux menaces contre notre existence même m’ont semblé exiger une prise de conscience. Le mal était trop grand. Messadi avait sans doute raison de ne pas risquer une levée de boucliers et il me persuada encore une fois, dans notre langage, des vertus d’un silence d’humoriste.

Plus tard, les circonstances et la modestie de mon statut politique aidant, je pus quitter la politique ou plus humblement l’administration. Enseignant dans une grande université française, partie prenante dans les débats de mai 68, je mesurai la pertinence des analyses que m’avait assurée la fréquentation, jusque-là non professionnelle, du Barrage. Le langage est un pouvoir, ce pouvoir peut tomber entre des mains usurpatrices, une révolution ne peut pas éluder cette réalité. De là une curieuse décision: mettre Le Barrage à la portée des étudiants français. De fil en aiguille cela devint une traduction du Barrage.
Il n’y avait ni possibilité ni urgence d’en faire part à Messadi. Non que le contact ait été rompu puisque j’avais eu à le féliciter de son éloignement d’un ministère de l’enseignement trop lorgné mais parce que je ne voyais pas la perspective d’un retour proche en Tunisie.

Quand ce retour devint possible d’abord pour un très bref séjour, mon premier soin fut de demander une entrevue à Mahmoud Messadi. Il venait d’être rappelé aux affaires, ce dont, naturellement, je ne l’avais pas félicité. L’accueil fut chaleureux mais il ne s’attendait pas à ce qu’il se terminât par la remise d’un manuscrit : ma tentative de traduire Le Barrage. Quelques semaines après, René Etiemble, que je rencontrais quelquefois, m’informait du fait que les éditions Gallimard avaient décidé de prévoir une publication du Barrage préfacée par lui. Il avait par ailleurs cité le texte et sa traduction dans son ouvrage Pour une littérature (vraiment) générale. Pour des raisons que je n’ai pas essayé d’élucider, les instances tunisiennes décidèrent que la préface prévue pour cet ouvrage fût confiée au professeur Jacques Berque et l’édition à Antoine Naaman. Le nouveau préfacier m’a confié un jour qu’il avait rédigé son texte introductif sans avoir lu ma traduction. Il me proposa dans la foulée la traduction du Livre d’Abdallah de son ami le doyen Antoine Ghatas Karam, décédé depuis peu. Parce que, disait-il, la difficulté de rendre en français la prose des deux écrivains était du même ordre. Toujours est-il que Le Barrage, pas plus en sa seconde qu’en sa première édition, ne bénéficia d’aucune diffusion en Tunisie. Le seul lecteur du Barrage en Tunisie fut donc Mahmoud Messadi. Et nos entretiens, qui n’avaient jamais cessé de s’intensifier, sans nullement se restreindre au Barrage, évoquaient plus que jamais cette oeuvre et son importance pour son créateur.

Silence du créateur privé d’accueil

Je crus que la question venait de trouver sa réponse lorsque fut annoncée la publication du manuscrit d’une oeuvre de Messadi intitulée Les Journées de Imran. Le fait lui-même était parlant : Messadi a bien passé un temps à écrire une oeuvre nouvelle. Je me suis empressé de lire l’ouvrage.

Il comporte, outre le texte de l’oeuvre concernée, un ensemble de notes de l’auteur. Après une lecture du texte, j’ai consulté dans le détail les notes. Parmi ces notes certaines me parurent parlantes. Celle-ci par exemple :

« On me demande : Qu’avez-vous donc écrit de nouveau? Un drame à la manière du Barrage ? Une chronique à la façon d’Abou-Hourayra ? Quelque chose d’autre? Ne comprennent-ils donc pas que l’homme est une interrogation unique qui ne souffre ni redite ni reprise. En répéter l’expression c’est la dévaluer, l’appauvrir; en réviser le sens c’est la falsifier, la défigurer.» (97e Méditation).

Cette confidence mérite un effort d’interprétation. Le questionnement par le public (« on me demande ») exprime l’attente d’oeuvres nouvelles de Messadi. Or la réponse qui tombe est littéralement que la reprise d’une oeuvre ne sert à rien et qu’elle est même non seulement préjudiciable mais condamnable puisqu’elle aboutit à « défigurer » l’oeuvre. Un silence éloquent : il n’est pas question d’oeuvre nouvelle. Allons plus loin, dans son cas personnel Messadi laisse entendre que toute écriture de sa part relèverait du même verdict qu’une reprise. D’autres notes le confirment. Celle-ci par exemple :

«Autre dénouement pour Le Barrage : l’hymne de Ghaylane et de Mayara.
Qu’il est donc étroit ce bas-monde ! A nous donc nos propres lointains, au plus loin du plus loin de l’existence, à nous notre couple dans l’unité de l’Etre Eternité ».

Cette citation ne dit-elle pas en somme que l’oeuvre antérieure n’est pas oubliée. Elle n’a pas été remplacée dans les préoccupations actuelles de l’auteur. Elle explicite précisément le sens de l’extrême fin de la pièce, didascalie comprise. Il m’est arrivé dans mon introduction à la traduction de m’attacher à apporter cette précision, précisément parce que je considérais que l’interprétation qui en a été donnée par le grand public et par les autorités qui ont vulgarisé l’oeuvre était due à une lecture insuffisamment attentive de ce passage. Par ailleurs, quand on ouvre la pièce elle-même, certaines constatations sautent aux yeux. Le héros qui figure dans le titre porte un nom qui est visiblement de même facture que celui du héros du Barrage et des héros des premières oeuvres. Mais aussi la thématique est strictement identique et mieux encore le thème de la scène finale est exactement celui de la scène finale du Barrage.

A cette nuance près que cette scène finale est rédigée de manière que le risque de mauvaise interprétation est cette fois-ci écarté. De plus et surtout l’oeuvre n’a pas été publiée, alors que les oeuvres de jeunesse comme les appelle Klibi ont été rééditées et que Messadi a participé de manière active à cette entreprise. C’est dire que Messadi s’en est tenu à sa philosophie : la gestation est plus importante que la mise au jour. Il y a mieux. Parmi les notes découvertes dans les mêmes dossiers, nombreuses sont celles qui sont rédigées en français.

Autant qu’il m’en souvienne elles n’ont pas été exploitées, explicitement du moins. D’ailleurs elles n’ont pas fait partie du corpus des notes établies. On en prend connaissance - et heureusement - dans des photocopies de pages, donc sous leur forme manuscrite. Tel est d’abord le cas de la présentation du plan de la pièce. Tel est aussi celui de certaines élucidations, lourdes de sens. Contentons-nous de celle où il révèle que le héros (il) envisage de se tourner vers «le pays», proposition suivie immédiatement de l’interrogation: «Mais le pays l’aimera-t-il ? ». Interrogation dont le tragique ne peut échapper même si les commentateurs n’ont pas envisagé que l’angoisse de Messadi pouvait atteindre une telle intensité et prendre une telle extension. Pour moi ce silence a une explication. Il tient au fait que les premières oeuvres n’ont pas eu d’écho, du moins pas d’écho qui ait été de nature à relancer la parole de Messadi. Réagir à une interpellation d’un lectorat digne de ce nom, ce n’est pas se dédire, c’est faire oeuvre nouvelle.

En ce qui me concerne, je puis pourtant témoigner modestement de ce que j’ai eu le privilège de voir de près : une rencontre entre deux hommes que j’admire entre tous pour les avoir lus l’un et l’autre et les avoir souvent rencontrés, Mahmoud Messadi et Léopold Sédar Senghor. Significativement l’entretien porta un long moment sur l’angoisse, qui est présente dans leurs oeuvres, mais qui donne aussi à l’action, à laquelle ils ne se sont ni l’un ni l’autre dérobés, une saveur humaine.

Cela est de nature à susciter bien des interrogations, et décisives, sur le statut respectif de la vocation politique et de la vocation littéraire. L’évocation des années 1954 et suivantes et quelques autres nous ont permis de comprendre que jamais Messadi n’a sacrifié le militantisme, quoique, comme pour tout, il l’ait fait sans forfanterie et sans répudier un instant sa vocation d’humoriste.
Le choix des silences, les stratégies du silence ne sont donc pas de hasard. Et l’humour est la preuve que le stratège en a toujours gardé la maîtrise.

Et je crois que le moment n’est pas venu de parler de Messadi .Je ne dis pas que Messadi aurait repoussé l’hommage. Cela aurait été inélégant. Vient à l’esprit un souvenir de Messadi antérieur à mon baptême du feu d’octobre 1947. Quelques années avant ce mémorable premier cours d’arabe, un événement me procura une occasion d’admirer (déjà) Messadi. Nous recevions dans notre collège la visite d’un des premiers établissements secondaires de Tripoli fondé par le roi Idriss. Quelques rencontres eurent lieu. Au cours de l’une d’entre elles, le directeur égyptien du collège libyen, prenant la parole à la suite du surveillant général français du collège Sadiki, crut bon de remarquer qu’il était amené à répondre en arabe à un interlocuteur français. Et de faire des voeux pour que la langue arabe fît des progrès dans notre pays. Il va de soi que la portée de la remarque fut comprise et que l’on murmura ferme dans les rangs tunisiens. Et puis s’élevèrent des voix : «Messadi !» Nous voulions dire que nous demandions à Messadi de donner la réplique. Il répondit. Ce fut pour dire qu’il ne répondrait pas et qu’il attendrait pour le faire une autre visite de nos voisins libyens, éventuellement accompagnés de leur directeur égyptien, dans une Tunisie libre et maîtresse de sa langue.

Mais il aurait attendu; le temps, juste le temps, que ses textes soient lus comme il entendait qu’ils le fussent.

Il savait qu’il n’était pas le seul à attendre. Et il exprimait cela, selon son code, par la référence à En attendant Godot de Samuel Beckett. Ce qui le dispensait de longs développements sur l’angoisse maîtresse de la condition humaine et qui lui permettait de confier à Beckett le soin de le dire avec humour.

Et, après vous avoir priés de m’excuser de ne pas avoir été à la hauteur du Maître en matière de silence, je m’engage à observer le silence dès maintenant. Le silence sera ma réponse au relatif silence reproché en ce premier centenaire aux institutions culturelles par les admirateurs de Messadi.

A.G.
 

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2 Commentaires
Les Commentaires
Messel - 24-11-2011 12:23

Merci pour nous rappeler cette date et ce grand homme de lettre ...ns l'avions tant commenté,mais peut etre jamais compris comme vous.Quelle éloquance ...une vraie bouffée d'oxygène et tant de larmes chaudes ...si silencieuses ! Anouar Tokyo

Inoubli Rafika - 24-11-2011 18:29

La voix de Messadi, la langue arabe de Messadi , le regard de Messadi imposaient silence à pas mal d'intellectuels tunisiens qui se prenaient pour tels.

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