Opinions - 21.08.2011

Dream, believe and achieve: Pour une Tunisie libre, juste et démocratique Diagnostic, propositions et rôle de la diaspora

Aux origines de la révolution tunisienne, qui s’est déclenchée en ce début d’année 2011, deux causes majeures peuvent être invoquées. Tout d’abord le nombre très élevé de jeunes tunisiens diplômés de l’enseignement supérieur au chômage, près de 70.000 sortent chaque année des universités tunisiennes, et ensuite les disparités régionales entre les villes côtières et celles de l’intérieur du pays, source d’injustices sociales illustrées par cette répartition du budget initial de 2011 qui prévoyait que 82% des projets de développement régional devaient aller aux régions côtières et seulement 18% aux régions intérieures. Mais la révolution est passée par là.

Commençons par l’éducation. A ce propos, il est à noter que le soulèvement qui a suivi l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid a été mené, en grande partie, par des centaines de milliers de jeunes chômeurs dont beaucoup sont titulaires de diplômes universitaires. C’était une révolution pour la dignité, la liberté et la démocratie.

Pourtant, une politique d’adéquation de la formation universitaire aux besoins de l’économie a été initiée en Tunisie depuis la fin des années 1970. Connue sous le nom de “système d’orientation après le baccalauréat”, elle visait à former des diplômés dont les compétences correspondent aux demandes exprimées par le marché de l’emploi. Malgré des résultats probants durant sa première période de mise en oeuvre, cette politique a rapidement montré ses limites du fait que le nombre des diplômés a fini par dépasser largement les emplois créés et que le taux de chômage pour cette catégorie atteint actuellement les 30%.

En plus de cette explication quantitative, on ne peut occulter la faillite du système éducatif tunisien dans la production de jeunes qualifiés dotés de compétences multiples qui leur permettent d’être employables, polyvalents et mobiles et de se positionner convenablement sur les métiers émergents. Il y a incontestablement une inadéquation entre les qualifications des diplômés et les besoins des recruteurs. En outre, la croissance exponentielle de la population estudiantine qui atteint les 350.000 individus actuellement n’a pas été suivie par un développement de l’infrastructure universitaire et la construction d’institutions de l’enseignement supérieur modernes qui répondent aux normes actuelles de l’enseignement et de la recherche. Pire, plus le nombre d’étudiants augmentait, plus la qualité de leur formation diminuait.

Du côté de l’insertion professionnelle, il faut dire qu’historiquement, le secteur public constituait en Tunisie le principal pourvoyeur d’emplois. Aujourd’hui encore, les milliers de candidats qui se disputent les quelques centaines de postes ouverts dans la fonction publique montrent la persistance de la culture de l’Etat-providence. Mais cette situation n’est plus tenable et les jeunes diplômés devraient de moins en moins compter sur l’Etat et de plus en plus sur eux-mêmes. En effet, partout dans le monde, le secteur privé, et plus particulièrement les PME, sont le moteur de l’entrepreneuriat. A ce niveau, les universités ont un rôle primordial dans la création d’une nouvelle génération d’entrepreneurs, et ce, par l’intégration des méthodes orientées vers une participation active et directe de l’étudiant dans son apprentissage. L’université se doit également de développer les aptitudes entrepreneuriales et les talents dont les étudiants ont besoin pour demeurer employables dans un marché de travail global qui change avec une rapidité considérable. Comme le disait Benjamin Franklin, “Tell me and I forget. Teach me and I remember. Involve me and I learn” .

Les nouveaux programmes éducatifs doivent aussi se concentrer sur un apprentissage pluri-disciplinaire, des initiatives entrepreneuriales, et des échanges internationaux avec des centres leaders du savoir et de la connaissance. Ils doivent familiariser l’apprenant avec les «best practices» afin de lui permettre d’interagir avec d’autres cultures et de sortir de la mentalité des silos. Un partenariat fort entre l’université, l’Etat et le secteur productif est également un autre moyen de garantir l’adéquation entre la formation assurée et la demande du marché de l’emploi. Ainsi, les diplômés de l’enseignement supérieur seront plus employables et mieux outillés pour mettre leurs talents et leurs connaissances au service de la création de valeur pour eux-mêmes et pour l’économie nationale tout entière. A ce niveau, il est à noter que si des démarches de co-construction de diplômes entre le secteur professionnel et l’université ont bien été initiées au niveau du ministère de l’Enseignement Supérieur durant ces dernières années, elles se sont rarement traduites sur le terrain par des cursus combinés assurés par des universitaires et des praticiens. Les faibles niveaux de rémunérations réservés à ces derniers pour les heures de vacation qu’ils assurent expliquent, en partie, le désengagement du secteur économique de la contribution à la production de connaissances à l’Université.
Ce travail de réflexion sur notre système éducatif est primordial car c’est la clé pour un développement socioéconomique durable. Paul Krugman, prix Nobel d’économie en 2008, a bien illustré cette pensée en déclarant: “If you had to explain America’s economic success with one word, that word would be education” .

Le deuxième défi majeur de la Tunisie actuelle est le développement régional. A ce sujet, il faut souligner le rôle stratégique que peuvent jouer les technologies de l’information et de la communication (TIC) qui ne doivent pas être considérées uniquement comme un outil, comme c’était surtout le cas jusqu’à aujourd’hui, mais davantage comme un catalyseur du changement et un moteur pour la création de valeur.

Les partenariats public-privé (PPP) représentent également un puissant mécanisme de développement régional et notre pays n’a pas encore su en tirer suffisamment parti. Des études entreprises à ce sujet montrent que la lourdeur des procédures administratives en vigueur dans le secteur public constitue un frein à l’extension des PPP. En outre, les quelques projets entrepris depuis quelques années en Tunisie ont été entachés d’irrégularités dans le choix des partenaires sélectionnés. D’autres pays, notamment en Afrique subsaharienne, ont cependant mis en place des PPP fort réussis. A ce propos, l’exemple au Kenya de l’utilisation des téléphones portables pour des services financiers online (e-paiements, transfert international de monnaie, opérations bancaires à distance, e-assurance, etc.) est révélateur. Ainsi, Safaricom, l’opérateur kenyan de télécommunications, en partenariat avec Vodafone, a créé l’une des plus grandes plateformes technologiques de services financiers online dans le monde. Le système, appelé M-PESA, a permis aux citoyens qui avaient difficilement accès aux services financiers, dont les paysans, les micro-entreprises et les personnes vivant dans des zones isolées du pays, d’utiliser les TIC pour des opérations financières tout comme le reste de la société. Il leur a ainsi permis de pouvoir transférer de l’argent sans avoir à perdre la moitié d’une journée pour aller à la ville la plus proche où il y a une agence bancaire. Le système est aussi rapide que l’envoi d’un SMS ou d’un e-mail ; il compte actuellement plus de 12 millions d’utilisateurs au Kenya et a été exporté vers d’autres pays d’Afrique de l’Est et ailleurs.

Il y a également d’autres moyens, tels que le microcrédit, pour créer un développement économique et social pour ceux se trouvant en bas de la pyramide sociale. Les exemples dans ce domaine sont nombreux ; ils s’inspirent du travail pionnier entrepris au Bangladesh par le fondateur de la Grameen Bank, Dr Muhammad Yunus, prix Nobel de la paix en 2006. Ce système, qui se base sur des microcrédits (d’environ 150 à 200 dollars par prêt), aide depuis 35 ans la classe pauvre de la société bangladaise à développer de petits projets. De pareils supports financiers, dont 95% des bénéficiaires sont des femmes, octroient à chaque individu l’opportunité de vivre décemment et servent ainsi l’avancement de la démocratie et les droits de l’homme. En Tunisie, le cas de la BTS (Banque tunisienne de solidarité) s’inspire du modèle de la Grameen Bank mais dans le passé, le manque de transparence dans le choix des bénéficiaires et la sélection des projets ainsi que la défaillance des procédures de suivi et d’évaluation des entreprises créées ont fait que ses résultats étaient mitigés, malgré plusieurs cas de réussite réelle.

Par ailleurs, un autre puissant concept qui peut aider au développement régional est la responsabilité sociale des entreprises (RSE) qui demeure encore, malheureusement, considéré comme un luxe accessoire pour la plupart des entreprises tunisiennes, même parmi les plus grandes. On peut illustrer ce concept par un exemple récent. Le premier concerne l’opérateur de télécommunications Tunisiana. Pendant plusieurs jours à partir du soir du 14 janvier 2011, les Tunisiens ont vécu une période de peur et d’anxiété dues à l’insécurité et aux pillages qui se sont multipliés. Plusieurs commerces sont restés fermés et les déplacements étaient risqués. Pourtant, le besoin d’avoir des nouvelles de ses proches n’a jamais été aussi fort. Tunisiana a alors décidé d’offrir gratuitement à tous ses abonnés un dinar de recharge par jour pendant cinq jours du 14 au 19 janvier. Tunisiana a été le premier opérateur de télécommunications à accomplir ce geste de solidarité qui lui a coûté 25 millions de dinars tunisiens mais lui a rapporté beaucoup d’estime dans le pays et particulièrement parmi ses utilisateurs.

Au vu du grand écart de développement économique en Tunisie entre les régions côtières et celles de l’intérieur du pays, le concept de responsabilité sociale des entreprises devrait être étendu pour inclure la responsabilité régionale des entreprises. Dans ce contexte, l’entreprise peut mettre en place une stratégie d’essaimage permettant aux salariés qui veulent démarrer des projets dans les régions les moins développées de se faire financièrement aider. Elle les autorise à prendre un congé non rémunéré pendant une période allant jusqu’à trois ans. En fonction des produits ou des services offerts par la start-up ainsi créée, l’entreprise s’engage à être cliente. Si le projet ne réussit pas, le salarié a la possibilité, durant ces trois années, de retrouver son poste dans l’entreprise. Malgré ce cadre réglementaire encourageant et l’implication du secteur bancaire, dont particulièrement la Banque tunisienne de solidarité (BTS) et la Banque de financement des petites et moyennes entreprises (BFPME), rares sont les entreprises tunisiennes qui ont déjà recouru à l’essaimage. Parmi les plus entreprenantes dans ce domaine, on note les grandes entreprises publiques dont la SONEDE, la CPG et la STEG. Dans le secteur privé, le cas du Groupe Poulina, qui a essaimé de nombreuses entreprises dans la vente et la distribution de ses produits, demeure une exception.

Pareilles actions peuvent considérablement accélérer le développement socioéconomique des régions déshéritées du pays. Elles ont été peu actionnées en Tunisie du fait d’un climat des affaires peu propice aux initiateurs indépendants de projets économiques qui ne disposent pas de précieux soutiens dans les hautes sphères du pouvoir.

Une autre voie prometteuse est celle de l’externalisation et de la délocalisation, que ce soit dans l’industrie ou dans les services. Pour réussir dans ce domaine, les grandes entreprises tunisiennes doivent transférer certaines de leurs activités, notamment leurs activités de back-office ou de support, des grandes cités côtières vers les villes de l’intérieur du pays. Nous ne pouvons pas raisonnablement espérer que des investisseurs étrangers, notamment européens et américains, investissent dans des villes où les investisseurs nationaux ne sont pas eux-mêmes présents. Il nous faut prêcher par l’exemple afin que notre message soit crédible. En outre, le nécessaire transfert de savoir-faire inhérent à la création de ce type d’entreprises sous-traitantes permettra d’élever le niveau de compétences individuelles et collectives des habitants de ces régions et initiera un cercle vertueux d’entreprises nouvellement créées par les anciens employés de ces entreprises, à travers l’essaimage par exemple, là aussi.

Par ailleurs, les régions de notre pays ne pourront pas se développer suffisamment et rapidement si la formulation, la planification et la prise de décision demeurent aux mains du gouvernement central à Tunis. Nous avons besoin de passer d’une stratégie centralisée, top-down, vers une stratégie décentralisée ou bottom-up. Nous avons besoin de favoriser l’émergence de personnalités venues des régions qui s’organisent sous forme d’un conseil régional élu qui est le mieux placé pour connaître les besoins de sa région et la priorisation des projets à y engager. Cette décentralisation est à engager parallèlement aux réformes douloureuses mais nécessaires à mener dans les structures bureaucratiques de l’administration publique, en gardant à l’esprit qu’un meilleur Etat est un Etat minimal, bien que fort. La tâche est énorme et le changement ne pourra être radical mais incrémental avec des petites avancées qui devront être réalisées progressivement chaque jour et dont l’agrégat permettra de réaliser les grands pas vers lesquels on aspire. Actuellement, les structures administratives présentes dans les régions sont émiettées entre le gouverneur et ses délégués, nommés par l’Etat pour le représenter aux niveaux régional et local, les municipalités et leurs conseils, qui sont des élus locaux, et les différentes directions, agences et autres entreprises régionales qui travaillent sous la tutelle de leur unité centrale à Tunis. Tous ces acteurs, qui travaillent à proximité les uns des autres, exécutent les stratégies décidées d’une manière centralisée dans la capitale et communiquent très peu ensemble pour penser, concevoir et mettre en place les projets qui correspondent aux véritables besoins de leurs régions respectives. Une réorganisation avec un super conseil régional élu par les habitants de la région, et qui regrouperait les principales activités sous son autorité (sécurité, santé, éducation, transport, équipement, etc.), permettrait de fédérer les moyens humains et financiers actuellement dispersés et aussi de contextualiser les plans d’action.

Dans ce contexte, la diaspora tunisienne peut considérablement aider au développement de son pays d’origine. Gardons à l’esprit cette fameuse citation de John F. Kennedy : “Ask not what your country can do for you. Ask what you can do for your country” .

Notre communauté, où qu’elle se trouve autour du globe, peut aider à faire connaître la Tunisie et son potentiel dans son cercle d’influence, son milieu professionnel, dans son quartier et sa ville et à travers tous ses amis dans son pays d’accueil. Chaque Tunisien vivant à l’étranger est un ambassadeur pour son pays et peut contribuer à construire une image positive de la Tunisie. Les membres d’associations, comme le « Tunisian Community Center » aux Etats-Unis, peuvent encourager leurs amis américains à visiter notre beau pays et à chercher à gagner des soutiens pour la Tunisie dans leur propre circonscription. Ils peuvent aussi initier des projets sociaux ou culturels communs, chercher à faire sponsoriser des projets économiques mais également éducatifs de transfert de savoir-faire et d’expertise, de stages, d’offres de tutorat et de coaching. Chaque petite action compte et il y a en Tunisie tellement de jeunes éduqués qui n’ont pas grand-chose à faire et qui cherchent désespérément des opportunités qui leur permettront de s’insérer dans la société d’une manière constructive. Nous pouvons les aider à transformer leur rêve en réalité.

Au-delà des transferts d’argent qu’elle réalise, la diaspora tunisienne devrait penser à investir dans des projets productifs au sein de structures mixtes telles que les joint-ventures par exemple. Les Tunisiens vivant à l’étranger ont une dette morale envers leur pays et le moment est venu maintenant, plus que jamais, pour rembourser cette dette. Des idées concrètes comme « un projet par village » peuvent être initiées dans ce cadre. Seuls ou à plusieurs, les Tunisiens de l’étranger peuvent sponsoriser les projets de développement localisés de préférence dans l’un des 14 gouvernorats qui ont été identifiés par le gouvernement de transition comme prioritaires. Il est possible d’aider avec du savoir-faire, de l’équipement, de l’infrastructure, du capital ou d’autres ressources, initier de nouveaux projets, des programmes éducatifs, des centres de formation, de soins et de santé, de loisirs et de culture, des incubateurs, etc.

C’est à travers de petites actions telles que celles-ci multipliées par toutes les bonnes volontés et réparties dans les régions les plus nécessiteuses que le développement global pourra être initié. Il nous faut penser grand, commencer petit et évoluer rapidement et se rappeler qu’1% de croissance dans le PIB permet de créer 16.000 emplois nouveaux. Notre devise devra être : “Dream, believe and achieve” . Maintenant que nous avons formulé le rêve de transformer la Tunisie en un Etat démocratique et prospère pour tous ses citoyens, nous devons y croire et le réaliser. Commençons à agir maintenant !

La Tunisie a commencé une nouvelle page de son histoire et c’est du devoir de tous les Tunisiens, où qu’ils vivent, de contribuer à en écrire quelques lignes et de s’assurer que cette période de transition aboutisse à une démocratie durable. Pour la révolution tunisienne, aujourd’hui n’est pas le commencement de la fin ; c’est juste la fin du commencement. Le chemin est long vers l’établissement, dans notre pays, d’une véritable démocratie, d’un espace de paix, de liberté et de justice sociale pour tous. Nous y arriverons, inchallah !

T. J.
Avec la contribution de : Anissa Ben Hassine

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