Opinions - 18.04.2011

Université : après la révolution…

Une fois passée la transition en cours, le gouvernement sorti des urnes devra se pencher sur le désastre universitaire que nous ne percevions que partiellement : ainsi donc, c’est près de la moitié des diplômés de notre université qui avait le chômage pour unique horizon (« La Presse » du 6 Février 2011). Pendant que les autorités se gargarisaient et nous rebattaient les oreilles d’indicateurs pour le moins insignifiants, sinon fallacieux.

Aux origines de la catastrophe, il y a eu l’instrumentalisation durant de longues années de l’université – et plus largement de l’éducation - au service d’une paix sociale qui s’est finalement révélée largement illusoire. Avec à la clef la course à une massification incontrôlée, doublée d’une inévitable dégringolade de la qualité. Devenus de simples monnaies d’échange, les diplômes ont perdu leur valeur de référence, et leur rôle de témoins de compétences. Autrefois sésames pour l’emploi, ils se sont transformés en démultiplicateurs des frustrations en l’absence de celui-ci.

Il va falloir réparer cela, en évitant deux écueils. Le premier, c’est la tentation du malthusianisme et du retour en arrière : puisque l’économie ne peut absorber nos diplômés, disent certains, ajustons donc le nombre de ces derniers aux besoins de l’économie ! Mais cette nostalgie de l’université élitaire des deux premières décennies de l’indépendance est une illusion réactionnaire. Non seulement parce que le peuple tunisien n’en voudrait pas, car l’accès de tous les bacheliers à l’université fait partie de ses acquis les plus précieux, au même titre que le CSP et aujourd’hui la démocratie, et qu’il a désormais les moyens de se faire entendre. Mais aussi parce que ce schéma ne correspond plus aux besoins de notre époque. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer que la mutation des universités restreintes vers des universités de masse n’a épargné aucun pays au monde. Certains la réussissent, tandis que d’autres y perdent leur âme. La Tunisie se situe quant à elle dans un entre deux : elle a pu sauver quelques chaloupes dans le naufrage du navire. Mais celui-ci est à reconstruire de fond en comble, et sur de nouvelles bases.

Le second écueil, c’est de penser l’université de masse – horizon désormais incontournable – avec les mêmes prismes que l’université des petits nombres d’hier. Et de continuer donc à former comme par le passé (business as usual), en imputant les inévitables échecs d’un modèle inapproprié au niveau insuffisant des étudiants, à leur nombre excessif, au nombre ou à la qualification insuffisante des enseignants, aux moyens insuffisants, etc. Toutes choses parfaitement exactes au demeurant, mais totalement insuffisantes pour expliquer l’ampleur des disfonctionnements.

Durant les longues et noires années « Bououn », on nous a présenté – avec ce mélange d’autisme et d’arrogance autoritaire caractéristiques de l’époque et du personnage – le LMD comme la solution miracle. Qu’on l’applique, et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes ! Comme s’il suffisait de changer de flacon pour en modifier le contenu…
Il est temps à présent de revenir à des débats plus sérieux, et à des analyses plus fouillées. Adopter le LMD, oui bien sûr, cela va de soi. Il en va de l’insertion de notre université dans son environnement euro-méditerranéen, du développement de nos échanges dans ce cadre, de la « mise aux normes» de nos formations grâce à l’adoption de standards partagés au sein de cet espace. Mais pour autant, il ne s’agit que d’un problème de forme, d’un petit arbre qui ne saurait cacher la forêt immense des contenus de nos formations, et des méthodes que nous mettons en œuvre pour les dispenser.

Et sur ce plan, l’échec du modèle qui a gouverné le développement de notre université depuis plus de vingt ans est retentissant. Car il nous a échappé que l’université de masse est par essence différente de l’université d’élite. Si elle doit continuer à jouer le rôle de producteur et de transmetteur du savoir, ainsi que de reproduction des élites, sa tâche la plus importante – quantitativement parlant– devient la production des cadres compétents et opérationnels pour les besoins de l’économie. La professionnalisation des cursus que cela suppose implique une interaction beaucoup plus forte avec les entreprises, et une réactivité à leurs attentes. Ce qui nécessite une gouvernance radicalement différente des universités, caractérisée par une large autonomie et par une liberté de manœuvre permettant à chacune d’entre elles de se distinguer par sa créativité et son imagination. Ce qui nécessite aussi un autre équilibre entre l’enseignement supérieur « universitaire » et la formation professionnelle, aujourd’hui parent (très) pauvre du système éducatif supérieur : 400 000 étudiants à l’Université, dix fois moins en formation professionnelle, où est l’erreur ?

A l’université, l’heure n’est plus aux cursus standard gouvernés par une autorité centrale, et la réforme du LMD est d’ailleurs porteuse de cette possibilité de diversification des contenus – de couture « à façon » en somme – dans un contenant standard. Pour le MESRST en revanche, avec ou sans LMD, c’est le « prêt à porter » qui prévaut, aussi bien dans la forme que dans les contenus. Avec les résultats que l’on a pu observer en matière de qualification et d’employabilité des jeunes diplômés.

De même que le temps est passé des méthodes pédagogiques standard, définies à coups de circulaires et autres instructions émanant des autorités de tutelle. La pédagogie, c’est par définition l’adaptation des méthodes d’enseignement aux publics récepteurs. L’organisation unique des enseignements, comme celle des contrôles et examens, sans tenir aucun compte du type de formation ou de la population cibles, ainsi que des objectifs de cette formation, c’est exactement la négation de la pédagogie. Dans une université homogène et élitaire, dont les étudiants sont dotés d’une forte autonomie et de grandes capacités d’évolution propre, cela pourrait encore n’avoir que peu d’importance. Encore que dans notre université élitaire des années 60, le déploiement de cette « pédagogie » s’est fait au prix d’une sélection terrible – et terriblement injuste – de ses étudiants. Qui d’entre nous n’a pas dans son entourage un frère, un oncle ou une cousine qui, après avoir été évincé de l’université tunisienne, a pu se déployer avec succès dans des univers étrangers plus différenciés ? 

Ce n’est pas le lieu – et sans doute pas le moment non plus –  de développer ici, dans le cadre restreint d’un article de journal, les solutions à apporter à ces problèmes apparemment « techniques », mais auxquels l’inadéquation des réponses apportées n’en a pas moins contribué de manière significative à l’embrasement de notre pays. Lorsque le moment sera venu de le faire, il faudra se souvenir de la démarche éminemment démocratique que le regretté Mohamed Charfi, qui manque cruellement à notre pays dans la phase critique qu’il traverse aujourd’hui, avait su mettre en œuvre dans un environnement qui était pourtant loin de l’être: le débat et la concertation avant la synthèse, plutôt que le contraire.

Mohamed Jaoua
Professeur à l’Université Nice Sophia Antipolis, détaché à l’Université Française d’Egypte (Le Caire)
 

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10 Commentaires
Les Commentaires
samia mokni-annabi - 18-04-2011 16:21

Cela fait tellement longtemps que je souffre en tant qu'enseignante de la médiocrité méthodiquement instaurée par les années "Bououn" (ou plutôt bou-hou!) si bien décrites dans cet article, que je ne peux que me réjouir de pouvoir lire ce que j'aurais aimé dire (même crier ou hurler) avant. Comment faire pour que les choses bougent. Le plus tôt sera le mieux.

Lassad Damak - 18-04-2011 18:50

il y a le problème pérenne de l’adéquation entre la formation, générale et technique, et les besoins du marché du travail. Il faudrait peut-être voir si la possibilité existe pour de jeunes Tunisiens de faire des stages, durant leurs études, soit dans le privé, soit dans l’administration. Il faudrait aussi voir si les enseignants eux-mêmes connaissent les besoins du marché ! Dans le cas contraire, des passerelles doivent être lancées entre l’école et les recruteurs de main d’oeuvre (présentations des employeurs dans les écoles, groupes de concertation sur les programmes scolaires et l’équipement scolaire, etc.) ;

Bahri REZIG - 19-04-2011 00:20

Si Mohamed, je ne voudrais pas froisser ta modestie, mais je voudrais te rendre hommage très sincèrement ne serait-ce que pour ton analyse lucide, raisonnable et pertinente. En si peu de mots, tu as touché les problématiques sur lesquelles le gouvernement de la deuxième république devrait faire des choix, même au moyen de référendums. Il reste à mon avis possible de relancer le cercle vertueux de la qualité dans notre encore jeune université. La chance, aujourd'hui est immense de le faire dans un climat de liberté et j'en suis sûr, de responsabilité. Puisque tu évoques Feu Mohamed Charfi, il serait judicieux de reprendre l'approche globale de la question ''éducation & Sciences'' avec les trois ou quatre étages de la fusée. La vision segmentée n'aboutit que dans le mur. Nous pourrions alors rêver d'un grand démocrate cultivé sur ces questions, peut être cultivé tout court. Merci.

laabed - 19-04-2011 09:03

L'article fait endosser la responsabilité de l’échec universitaire au régime déchu et rien d'autres,dans les autres secteurs on fait la même chose parce que c'est plus facile comme si toutes la machine administrative et pédagogique de l'enseignement supérieur est innocente et non impliquée.

faker - 19-04-2011 14:40

Par apport à des pays similaires au notre, l'université a toujours été une fierté nationale. La situation actuelle comme elle est désignée dans cet article de "désastre universitaire" correspond de manière très proche à la réalité. le désastre universitaire va continuer si 1- les universités, facultés et écoles supérieurs seront dirigées par des représentations élues, élection qui se fait sur des critères beaucoup plus voir exclusivement relationnels et d’intérêt individuel que de souci des intérêts de l'institution. les comités élus doivent se limiter à une représentation syndicale. La direction académique et technico-scientifique doit être confiée à des compétences affirmées. 2- Il extrêmement urgent de mettre fin à la "clochardisation" des universitaires dont il faut exiger une productivité de qualité mais en même temps améliorer leur condition matérielle pas forcement salariales mais en leur permettant certains avantages fiscaux et l’accès aux terrains de type AFH pour qu'ils puissent au moins pouvoir démarrer dans la vie.

BELHEDI - 19-04-2011 16:23

Il est vrai que notre système educatif souffre depuis plus de 20 ans. 3/4 de nos diplômés n'avaient ni la possibilité d'insertion dans le tissu industriel de notre pays; souvent a faible valeur ajouté donc ne nécessitant pas une formation universitaire ou technologique sophistiquée. De plus la base fondamentale commençant en primaire puis en secondaire avec les changements de sytème successifs rajouté à la politique d'appauvrissement des enseignants (maitres et professeurs) a finis par donner des diplômes pour des jeunes n'ayant aucune bases. nos enfants ont appris l'assistance dés leur entrée en classe par des cours particuliers. ce qui les inhibent a faire aucun effort.

Raouf.laroussi - 19-04-2011 16:26

Plus les hommes seront éclairés plus ils seront libres. Voltaire - Université tunisienne. Ce sera, à mon avis, un axe majeur du débat autour des piliers à mettre en place pour l'éclosion d'une Tunisie démocratique. En effet, la Tunisie a souffert pendant 23 ans de la politique d'étouffement de la pensée libre et de l'innovation et souffrira encore des séquelles de cette politique quelque temps. Or l'université, dans son acception large, est le creuset de la pensée libre et de l'innovation. Dans ce sens, l'université devrait être l'un des grands bénéficiaires d'une démocratisation de la vie politique et de l'instauration d'une démarche participative, si toutefois, le monde universitaire avec ses enseignants-chercheurs, ses étudiants et son personnel administratif adopte une démarche responsable et constructive et oriente ses efforts vers la définition des objectifs de l'université et des véritables problématiques qu'elle doit affronter pour les réaliser. En effet, le plus grand mal dont a souffert l'université ces dernières années est le dirigisme voire même la domestication subis par les universitaires. Cette gouvernance absolutiste ne pouvait, même pour l'exécution de réformes justifiées telle que la réforme LMD, aboutir à une amélioration de la qualité de la formation en raison de l'exclusion des principaux acteurs de cette réforme : les enseignants. La reconstruction de l'université tunisienne nécessite l'adhésion des enseignants-chercheurs qui doivent en constituer le moteur. Elle doit faire appel à la participation responsable des étudiants qui ne doivent pas perdre de vue le fait que leur passage par l'université sert autant à l'acquisition d'un savoir et/ou d'un savoir-faire qui leur permettent de se frayer un chemin dans la vie économique et sociale qu'à un apprentissage de la formation intellectuelle pour une citoyenneté libre et responsable que pour . En outre, il ne faut pas perdre de vue que le niveau des universités est porté par le progrès global de la nation avec toutes ses composantes, secteur public, secteur privé et société civile. Sans le développement économique, la maturité des secteurs de production et leur participation à l’effort de formation universitaire et de recherche scientifique, l’université tunisienne ne pourra pas se hisser au niveau des meilleures universités du monde. Un tel objectif est d’envergure nationale et il engage la responsabilité de tous les acteurs de la vie politique, économique et sociale. Une vie politique, économique et sociale que le peuple a la chance aujourd'hui de pouvoir fonder librement. Sachons saisir cette chance en dégageant les véritables enjeux et en ne se perdant pas dans des débats futiles du genre de celui du morceau de tissu qui doit couvrir telle ou telle partie du corps d'une femme ! www.facebook.com/RaoufLaroussi

Adel b B Hassen - 20-04-2011 06:54

L’école de base est une des principales cause de ce désastre national, il serait grand temps, aux ministères de l’éducation national, de l’enseignement supérieur et de la formation professionnelle de prendre les bonnes décisions pour mettre sur le marché de l’emploi du personnel qualifié dont la Tunisie a tant besoin, des techniciens et une véritable élite de diplômés, la tête pensante de notre patrie de demain.

Hichem Besbes - 20-04-2011 06:55

J’ai bien aimé l’analyse, j’ajouterai quelques réflexions. Je pense que le problème de l’éducation commence par le primaire et le secondaire, et la dévalorisation du métier d’enseignant. Dans les années 60, un maître d’école ou professeur de l’enseignement secondaire est un homme très respecté ayant son statut social privilégié. Depuis des années, ce prof. est devenu un homme pauvre, qui souffre à joindre les bouts. Du coup, les élèves qui réussissent le bac et choisissent (ou qui sont forcés) à faire une maitrise et s’orientent vers l’enseignement, ne sont plus les élites du pays. On a observé des cas où des élèves qui réussissent le bac avec 8 en maths vont faire une maîtrise de mathématiques. Ceci était le début du problème, qui s’est propagé et a touché l’enseignement supérieur. L’introduction du système de crédits a totalement bousillé notre système éducatif. Avant les années 90, c’était très difficile de réussir dans les écoles d’ingénieurs, maintenant c’est très difficile de redoubler ! Même si tu veux redoubler, on te trouvera une façon magique pour te racheter. Le problème s’est aggravé avec la massification et la pénurie des enseignants, et nous avons observé depuis les années 2000 des maîtrisards qui donnent des cours magistraux de spécialité aux classes terminales des facultés. Un autre problème assez grave qu’on observe de nos jours c’est la recherche. Il n’y a aucun moyen d’inciter nos meilleurs étudiants à faire de la recherche en Tunisie. La majorité des étudiants qui font de la recherche sont des fous, ou des étudiants très moyens qui n’ont pas trouvé de travail et on les pousse de faire de la recherche pour avoir un chômeur de moins dans les statistiques. Voila, la boucle se reboucle, et dans tout système bouclé, il y a de la propagation d’erreurs. Je pense qu’avant de faire des reformes, il faut revaloriser le métier noble d’enseignant.

Belguessem - 23-04-2011 11:14

Ce qui a emmené l'université au désastre c'est que l'ancien régime, à l'instar d'autre secteur stratégique comme la justice, la santé, la fiscalité ....., ont été détournés de leur réelle fonction pour les outiller vers des intérêts lucratifs et de pouvoir personnel aboutissant à un simulacre d'université. Il sera possible de corriger ce désastre en puisant dans la bonne volonté et la compétence des quelques universitaires de haute compétence ( qui sont généralement très discrets et très loin des projecteurs médiatiques) mais ça sera extrêmement laborieux.

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