Noutayel: La force de l’immobilité

Une grande passion qui se révèle avec talent et créativité. Noutayel, sculpteur mécanique, s’ingénie à exprimer à partir de métaux «les émotions humaines, les tensions affectives et les questions métaphysiques qui palpitent au cœur de tous les arts». Son imaginaire remonte loin dans l’art cinétique. Ses œuvres, petites et grandes, ont émerveillé à chacune de ses expositions à Tunis, Paris, Dubaï, Vienne où Le Caire. Elles font désormais le bonheur des visiteurs du Centre des Arts Jerba, ainsi que de la Maison Casabo, Sidi Bou Saïd.
La véritable découverte de Noutayel et de son œuvre, nous la devons à Feryel Lakhdar qui lui consacre un très beau livre d’art, illustré par des photos de Hichem Driss, au «précieux regard, sensible et rigoureux». Cet ouvrage, intitulé Noutayel, Forces, publié en collaboration avec le Centre des Arts Jerba, et avec l’appui de la BTL, offre, sur près de 200 pages grand format, une immersion merveilleuse en textes et images dans un univers des plus captivants. Les textes sont en français et en anglais, les images sont dans les reflets, l’instabilité, l’équilibre, le mouvement difficile à figer.
Feryel, artiste-peintre de renom, qui confirme de beau livre en beau livre son talent d’éditrice, dévoile une plume bien trempée dans l’histoire de l’art, l’interrogation des œuvres, l’analyse de la métaphysique. Son livre vient en notes successives intitulées «bestiaire mécanique», «mouvement», «équilibre» et «inertie». Elle part à la recherche dans l’œuvre de Noutayel «de la poésie dans le mouvement des rouages», «le passage du monde mécanique au champ infini de la création», «une époque où la mécanique finit par sembler plus humaine dans un monde de plus en plus dématérialisé par l’ère de l’électronique»…
Au gré des chapitres, comme pour marquer une pause entre la puissance des œuvres, un texte vif, dense, incisif, et forgé lui aussi par Feryel Lakhdar dans le feu et le métal, interpelle le lecteur. Et si le mouvement n’était autre que la stabilité ? Et est-ce là «la force de l’immobilité» ? Aussi dur qu’il soit, le métal qui passe sous le feu de Noutayel devient palpitant.
Quel immense talent !
Fadhel Jaziri qui y a cru, Hichem Driss pour les photos, Mouna Mestiri pour le design, et toute l’équipe réunie par Feryel Lakhdar dans ce «projet», qu’elle a porté de bout en bout, méritent hommage.
Bonnes feuilles
Forces
Dieu créa toute chose par des chiffres, des poids et des mesures
Isaac Newton
Il y a de l’antre ou de la grotte dans l’atelier de Noutayel, quelque chose du Vulcain dans le pas balancé de l’artiste quand sa silhouette massive enjambe la ferraille qui jonche le sol d’un fatras de métaux à transformer.
Il est ici question d’un rite très ancien, d’épreuve du feu, de refonte du métal en art.
Pièces tournées, tôles détourées gardant la trace de la scie, métaux amalgamés racontant leurs alliages, les sculptures de Noutayel revendiquent leur ontologie mécanique. Leur origine industrielle participe de l’histoire qu’elles racontent, celle d’un monde régi par des forces physiques incontournables, qu’il s’agit pour lui de conjuguer avec finesse pour extraire du matériau le plus dur la plus tendre des poésies. (…) Il y a de la poésie dans le mouvement des rouages, matière à réfléchir dans l’imbrication parfaite des éléments d’un engrenage avec les courroies transmettant les charges, les rayons qui tractent ou compriment les efforts à mesure que la machine tourne. Toute machinerie égrène un temps à elle et ce temps pour l’observateur fasciné se dilate en volutes subjectives d’une durée variable. C’est le passage du monde de la précision mécanique au champ infini de la création.
(…) La voie était ouverte à tous les artistes cinétiques à venir, de Calder avec ses équilibres et ses mobiles à Tinguely et ses mécaniques absurdes brinquebalantes et cacophoniques en passant par les surréalistes qui se souviendront bien des spirales de Duchamp. C’est bien de cette illustre lignée d’artistes que Noutayel est le descendant lorsqu’il entame son parcours de sculpteur mécanique en 2006. Revenu d’Ukraine en 2003 avec un diplôme d’ingénieur roboticien et une épouse qui porte leur premier enfant, il est promis à une belle carrière, et les chasseurs de têtes lui font la cour mais après une mission pour le groupe Safran, il se rend compte que sa soif de concevoir doit le mener ailleurs. En fait, il dessine et fabrique de petits objets depuis l’âge de dix ans. Avec un père décorateur, il s’est familiarisé avec l’exigence, le monde des artistes et ses frontières poreuses. Pendant ses études d’ingénieur, il a continué à produire, au gré des ateliers fréquentés pour son cursus, des petits personnages du monde animalier réinventé qui deviendront plus tard le bestiaire mécanique dans lequel il continue de s’exprimer. Il se sent proche du mouvement «Steam Punk mais cherche encore un véritable ancrage. Il maîtrise les lois du mouvement, celles de l’inertie et s’intéresse à la fragilité des équilibres. C’est sur ces forces fondamentales que repose sa représentation du monde. De son penchant méditatif et rêveur, il interroge une époque où la mécanique finit par sembler humaine dans un monde de plus en plus dématérialisé par l’ère de l’électronique. La mécanique chère à son cœur, celle qu’il est allé chercher jusqu’en Sibérie sur des campus où enseignaient modestement des prix Nobel, vit un mouvement de reflux.(…) La profusion d’objets nouveaux censés nous faciliter la vie en nous faisant gagner du temps ne s’interpose-t-elle pas entre la parole et le geste ? La question et la réponse ? Tous ces outils ne se posent-ils pas en écran entre la pensée et les phénomènes de plus en plus complexes que notre époque nous donne à traiter ?
En 2011, la première révolution du printemps arabe met les projecteurs du monde sur la Tunisie et une vague de sympathie porte nos artistes sur des cimaises européennes. Un collectif d’artistes est invité à Paris sous la houlette de Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture et grand ami de la Tunisie. L’année d’après, Noutayel est de nouveau invité à Paris, cette fois pour un an et dans un atelier à la Cité Internationale des Arts aux frais de la France. Il obtiendra pour Omar Bey les mêmes conditions, Noutayel n’est pas un ingrat. Ce sera une année pleine et grisante durant laquelle il profite intensément de tout ce que le Paris des arts a à offrir, jusqu’à en revenir un peu perdu, le temps de digérer tout ce qu’il a dévoré avec gourmandise.
Après avoir tutoyé la fontaine de Niki de Saint-Phalle et Jean Tinguely sur un trajet quotidien à Beaubourg pendant un an, il sait au moins qu’il est un artiste cinétique. Il s’est trouvé une famille et un parrain de prédilection : Jean Tinguely.
Ce n’est peut-être pas un hasard si quelques années plus tard, en 2018, il réalise pour une banque une fontaine mécanique où une fleur qui bouge distribue des jets d’eau en tournant… Mais arrêtons-nous un instant sur ce qu’il doit à Tinguely et à Calder, et sur ce qu’il ne leur doit pas. Comme Tinguely, il récupère des pièces mécaniques et les intègre à ses compositions, comme lui aussi il manie aussi bien la malice que le fer à souder, mais Noutayel l’ingénieur est un dessinateur et un rêveur au plus près du principe des choses. Là où Tinguely surcharge et caricature jusqu’au loufoque, Noutayel n’en rajoute pas. Il retranche jusqu’à ne plus pouvoir. Il connaît les structures et les lois organiques, sait orchestrer les poids et les mesures qui assurent les équilibres. Ne subsiste que le geste épuré ,le silence de l’émotion. Le mouvement, il le célèbre dès la première oscillation, l’accompagne et l’étire jusqu’au ralentissement du temps lui-même, jusqu’au vide de la contemplation. Comme Calder, il joue des équilibres et c’est en virtuose du centre de gravité qu’il campe, sur un seul point, des formes complexes et disparates qui se mettent à décrire quand elles tournent des tracés métaphysiques. Son premier équilibre lui a été inspiré par un derviche tourneur. La spirale mystique a peut-être séduit l’artiste meurtri par les manquements des hommes à l’amour, admirablement évoqués dans une de ses œuvres emblématiques où deux tiges de métal ployées en cœur comme un dessin d’enfant palpitent sur un support dont on ne sait si c’est une colonne ou une potence.
Le cœur bat avec lenteur et noblesse. L’œuvre a d’ailleurs été exposée pendant quelques mois à Paris en 2022 par la galerie Talmart en pleine rue St Antoine, rappelant aux passants l’essentiel, à quelques encablures à peine de la fontaine de Beaubourg.
L’amour mystique du derviche a peut-être tendu à l’artiste un point de mire absolu, une plénitude de la quête capable de conjurer la désolation du vide.
«Donnez-moi un objet et je trouverai le point sur lequel on peut le faire tourner jusqu’aux étoiles», semblent dire les formes suspendues de Noutayel. Elles semblent dire aussi qu’’il existe en chacun de nous ce point de lancement vers l’infini. En assemblant des profilés industriels et des pièces tournées à la chaîne, l’artiste crée des êtres énigmatiques, opposant le silence et la méditation au torrent d’objet inutiles qui se déverse dans nos vies, pourvoyeur de réponses à des questions que nous n’avons pas posées, nous distrayant sans cesse des questions profondes qui nous feraient avancer si nous faisions face à l’énigme du monde pour la beauté de l’énigme.
Points d’appui, force de la pesanteur…
Si tout peut être compris en termes d’action-réaction, traction-compression, flexion-torsion, s’il est possible de partir d’un point d’équilibre pour évoquer le vertige, d’engrainer deux rouages pour raconter le mouvement, alors oui, les sculptures de Noutayel racontent l’humanité, son combat dérisoire pour dominer la matière, les souffrances qu’elle s’inflige par méconnaissance des lois, le pouvoir universel que donnerait le respect de ces lois, les équilibres stables et instables qui sont notre condition de survie et jusqu’au magnifique silence paisible quand, ayant enfermé chaque force au cœur de l’ouvrage, l’artiste nous fait redécouvrir comme un miracle, après tout ce tumulte, la force de l’immobilité.
Feriel Lakhdar
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