News - 11.06.2025

Une lecture géostratégique du général François Lecointre

Une lecture géostratégique du général François Lecointre

Avons-nous encore besoin d’une armée ? Le général d’armée (r) François Lecointre, promu en 2023, après son départ à la retraite, grand chancelier de la Légion d’honneur apporte une réponse claire à cette question qui interpelle de nombreux pays européens. Sans concession, il affirme : « Nous sortons d’un égarement de 40 années », l’Europe s’étant confié pour sa sécurité sur les Etats-Unis d’Amérique et l’OTAN, démilitarisant ses armées. Il détaille les profondes mutations géostratégiques, le basculement américain vers le pacifique, accéléré sous Trump 1 et 2, et estime que le prochain ordre international ne pourrait être guidé que par le droit.

Le général Lecointre était récemment de passage à Tunis pour présenter à Beit al-Hikma, son livre intitulé « Entre guerres » paru chez Gallimard. Sa lecture des nouveaux enjeux stratégiques est instructive. 

Avons-nous encore besoin d’une armée ?

Pendant 40 ans, nous avons été confrontés à l’idée d’une guerre impossible, interdite. Elle serait rendue impossible par la dissuasion nucléaire devenue parfaitement illégitime parce qu’elle n’interviendrait jamais. De quoi rendre l’armée totalement obsolète. La guerre, chose ignoble, atroce, ne pourrait plus intervenir, avons-nous cru. On a profité de l’effondrement du mur de Berlin, de cette illusion de la fin de l’histoire, pour transformer les armées européennes et en faire, non plus des armées, mais des outils militaires, au service de la diplomatie de nos pays. On leur a fait perdre une série de leurs caractéristiques (disponibilité, autonomie…), réduit leurs formats et fait disparaître leurs capacités à l’action autonome, diminuant leurs stocks d’armements et de munitions ainsi que leurs effectifs. On a transformé leurs capacités d’engagement.

Progressivement, on a désarmé nos armées, jusqu’au réveil brutal auquel nous sommes aujourd’hui confrontés. L’armée française est la moins exposée à cette situation. «La France, c’est la France». Mais aussi parce qu’avec la Grande-Bretagne, c’est une nation qui a une conscience très forte de sa présence et de son rôle dans le monde : une place géopolitiques importante. Elle a la prétention d’avoir une influence dans le monde et a, sans doute, préservé plus que d’autres pays membres de l’Union européenne son armée. Les autres pays se sont progressivement laissés aller dans une dépendance des Etats-Unis d’Amérique et une vassalisation vis-à-vis de l’Otan, ce qui les a conduits à abandonner une partie de leurs compétences.

Nous avons déconstruit nos armées alors que nous nous trouvons, aujourd’hui, face à une guerre qui revient, dans une forme d’arrogance qui est celle de toutes les nations européennes. Ces nations avaient atteint un stade de développement tel qu’elles se sont retrouvées au-delà de la guerre. Elles imposaient leurs visions pacifiques au reste du monde, sans difficulté, parce qu’elles incarnaient le bien, avaient réussi à échapper au double suicide des deux guerres mondiales et inventé un système politique qui allait les exonérer de la guerre, qu’est la construction de l’Europe. Sauf qu’il y avait une forme d’arrogance à considérer cela, une sorte de folie à imaginer qu’extirper la violence du cœur des hommes était définitif.Pendant que l’Europe renonçait à l’usage de la force, les Etats-Unis d’Amérique, eux, n’y renonçaient pas. Au contraire, ils se considèrent comme la puissance mondiale, devant recourir à l’usage de la force la plus extrême, délibérée, à mettre en œuvre quand nécessaire.

L’Europe s’est construite par une série de renonciations successives à ses indépendances, et considéré comme ignoble le métier de la guerre et de la force de manière délibérée. Elle a cru à une domination par le droit qu’elle édictait, par la technologie et par l’économie. Ce que les autres pays du monde regardaient et respectaient, ce n’est pas cette vision hors-sol que les Etats-Unis professaient, mais cette domination par la norme et par la technologie.

Nous sommes aujourd’hui dans ce réveil brutal. Chaque fois que je rentrais d’un théâtre de guerre, j’essayais d’y intéresser mes interlocuteurs. J’étais heurté par un mur d’indifférence : «la guerre n’existe plus», me dit-on.

Nous sortons d’un égarement de 40 années

Il me paraissait extrêmement dangereux de ne pas considérer la réalité d’un monde qui s’arme et de ne pas respecter le droit international que dans la mesure où ce droit s’appuie sur la force.

A force de faire l’ange, nous finissons par faire la bête. Nous oublions la brutalité qui habite en nous.

Nous sortons d’un égarement de 40 années. Cela ne veut pas dire que nous devons nous préparer à aller demain faire la guerre joyeusement.

Nous devons être lucides et mesurer que rien n’est plus souhaitable qu’un monde régulé par le droit, où les gens se parlent, échangent entre eux et que ce monde n’est pas exonéré de la perspective de la guerre. La meilleure façon d’éviter la guerre est de savoir la livrer et de se rendre dissuasif. On doit être capable de faire la guerre dans le respect de certaines valeurs, et se confronter à sa propre animalité. Il faut mettre en place en soi-même les moyens de la contrôler et de la dépasser.

L’effet Trump

L’observation depuis au moins 15 ans a montré que le pivotement des Etats-Unis vers le Pacifique est parfaitement clair. Nous n’avons pas voulu le voir, mais il était perceptible. Ce basculement ne tient pas en fait au président Trump. Il tient à la logique d’un continent-île que sont les Etats-Unis et qui fait de lui la puissance du monde. Elles identifient comme potentiel concurrent un grand empire qu’est la Chine. Elle bascule son effort et son effort militaire en premier lieu vers une confrontation possible demain avec la Chine qui, je l’espère, n’arrivera jamais. Il ne s’agit pas de faire la guerre, mais de se montrer suffisamment dissuasif.

Le commandement militaire américain est organisé par grandes zones, avec à la tête de chaque zone un officier général, général d’armée, qui relève directement du président des Etats-Unis. Dans les grandes zones, il y a une zone Europe qui pendant de très longues années, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et la constitution de l’Otan, est la principale. C’est la zone où le maximum de forces, d’hommes, de matériel et de forces nucléaires a été concentré.

Peu à peu, une bascule a commencé vers la zone Moyen Asie (avec la guerre du Golfe, celle de l’Irak…). La tendance lourde, c’est qu’il ne s’agit pas de croire que Trump arrive et tout change. C’est là que vient notre grande naïveté.

Ce qui m’inquiète, c’est que nous sommes aujourd’hui très effrayés, mais nous serons prompts à remettre la tête dans le sable dès que Trump cessera d’être méchant.

L’Otan est une alliance nucléaire. Sans aucune garantie, cependant que les Etats-Unis la mettent en œuvre. Le nucléaire ne dissuade pas tout. Il dissuade le nucléaire.Nous sommes dans un moment très important et historique pour les Européens. Maintenant, nous avons la capacité d’agir et de bâtir une capacité de défense européenne, sans sortir de l’Otan ou «cracher à la figure» des Etats-Unis. Nous devons être capables de ce que, paradoxalement, les Américains nous demandent de faire : nous prendre en charge nous-mêmes. Il y a cet effet Trump, cette «folie» et cette imprévisibilité.

Dès le début de son mandat, le président Macron n’a cessé de dire : Bâtissons un pilier européen au sein de l’Europe. Bâtissons une industrie de défense qui soit capable de travailler en partenariat avec l’industrie américaine de défense, et non pas en vassalisation. A la limite, certains pourraient aller jusqu’à dire: Merci d’être brutal et de poser des questions qui fâchent.

Le prochain ordre international ne pourrait être guidé que par le droit

L’ordre international mis en place après la Seconde Guerre mondiale autour de l’ONU est attaqué de toutes parts. Il a été remis en cause, tout comme le droit international, par nombre de puissances désinhibées (la Chine, l’Iran, la Turquie…), qui se sont armées et n’hésiteraient pas à utiliser cette force. Elles le font savoir et vont mettre les pays attachés à l’ordre international sous pression. 

Le prochain ordre international, si nous le voulons pacifié, ne pourrait être que multipolaire et guidé par le droit. Nous devons accepter de faire partie d’un de ces pôles.

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