L’Allemagne entre recomposition interne et responsabilité européenne : les enjeux d’un mandat fragile

Par Elyes Ghariani - Berlin vacille. L’élection difficile de Friedrich Merz marque non seulement un tournant pour l’Allemagne, mais aussi une inflexion profonde pour l’Union Européenne. Ce scrutin serré révèle bien plus qu’un simple changement de gouvernement: il inaugure une recomposition politique majeure, où divisions internes, montée du populisme et défis économiques remettent en cause le rôle traditionnel de la puissance allemande. À quoi doit-on s’attendre désormais? Et quelles en seront les répercussions jusqu’au Maghreb?
Une crise sans précédent au Bundestag
Le 6 mai 2025 restera gravé comme une date charnière dans l’histoire politique allemande. Pour la première fois depuis la fondation de la République fédérale en 1949, le candidat désigné à la chancellerie, Friedrich Merz, n’a pas obtenu la majorité absolue dès le premier tour. Les attentes de la coalition CDU/CSU-SPD se heurtaient à une réalité moins clémente: sur les 328 voix anticipées, seules 310 lui ont été effectivement accordées.
Ce n’est qu’à l’issue d’un second tour tendu et après des tractations intenses que Merz a finalement été investi avec 325 voix — une majorité étroite, ne dépassant que de neuf sièges le seuil constitutionnel minimal requis. Une marge si mince qu’elle place le nouveau gouvernement dans une position rarement observée dans l’histoire récente de l’exécutif allemand: celle d’une vulnérabilité incontestable.
L’examen détaillé des résultats fait apparaître un tableau encore plus préoccupant. Dix-huit députés membres de la coalition sortante ont refusé de soutenir leur propre candidat lors du premier vote. Sept bulletins blancs, neuf abstentions et deux votes invalides : autant de signes d’un malaise interne difficile à ignorer.
Ces dissensions ne sont pas anecdotiques. Elles révèlent un manque de cohésion grandissant entre les partenaires de la coalition, alimenté par des divergences profondes sur les orientations politiques. Le climat au sein des groupes parlementaires est désormais marqué par une tension palpable, où chaque décision pourrait aggraver les fractures existantes.
Un paysage politique en mutation
La CDU/CSU traverse une période troublée, notamment sur les questions budgétaires. Ses prises de position oscillent entre rigueur traditionnelle et nécessité de répondre aux nouvelles attentes sociales. De son côté, le SPD peine à justifier sa participation à la coalition après avoir recueilli, lors des dernières élections fédérales, un score historiquement bas de 16,4 %. Les concessions sur les politiques sociales génèrent un mécontentement croissant chez certains militants, pour qui ce recentrage marque un éloignement des valeurs fondatrices du parti.
Cette instabilité survient dans un environnement national transformé. L’AfD, avec 20,8 % des suffrages obtenus lors du dernier scrutin, a consolidé sa présence sur la scène politique. Les partis historiques perdent peu à peu leur emprise exclusive sur le débat public, cédant la place à de nouveaux clivages idéologiques encore en formation.
L’instabilité politique suscitée par ces événements a rapidement eu des répercussions économiques. Dès l’annonce des résultats, l’indice DAX a perdu 1,4 %, reflétant l’inquiétude des investisseurs face à la capacité du gouvernement à piloter efficacement les réformes urgentes. Cette volatilité illustre combien la stabilité politique reste un pilier central de la confiance économique.
Un pouvoir arraché, non affirmé
La journée du 6 mai 2025 restera dans les annales politiques allemandes comme celle d’une investiture tendue, presque dramatique. Après des heures de tractations épuisantes, parfois silencieuses, souvent tendues, Friedrich Merz a été porté à la chancellerie avec une majorité si étroite qu’elle frôle l’anecdote statistique : 325 voix, soit à peine neuf de plus que le minimum constitutionnel requis.
Ce scrutin serré traduit une réalité inédite : un gouvernement contraint de gouverner sous haute surveillance, chaque vote, chaque décision risquant de provoquer un séisme interne. La coalition CDU/CSU-SPD, déjà fragilisée avant même d’être formée, doit désormais naviguer entre des priorités divergentes, dans un climat de défiance latente mais palpable.
Dans les couloirs feutrés du Bundestag, les discussions ont eu des allures de marchandage stratégique. Face à l’imminence d’un vide institutionnel, certains élus hésitants ont fini par céder, moins par conviction que par crainte d’un vide politique que l’AfD, désormais solidement implantée avec plus de 20 % d’intention de vote, aurait pu exploiter.
Mais cette victoire extorquée n’a rien d’un plébiscite. Elle ouvre une ère d’incertitude, où chaque dossier urgent devient un piège potentiel : le frein budgétaire, le plan de relance massif de 500 milliards d’euros, la réforme des retraites et celle du logement — autant de sujets sur lesquels la moindre divergence pourrait faire voler en éclats ce semblant d’unité.
L’Union européenne observe Berlin avec retenue
A Bruxelles, à Paris, à Rome, les questions fusent sans trouver de réponse claire : comment un pays historiquement moteur de l’Union pourra-t-il faire face aux défis géopolitiques et économiques majeurs actuels, alors même que son gouvernement manque de cohésion ?
L’Allemagne, traditionnellement considérée comme le pilier de la stabilité européenne, fait face à une crise interne inédite à un moment stratégique. L’Union Européenne traverse elle-même une période délicate — tensions géopolitiques accrues, incertitudes économiques, montée des populismes — et le pays qui fut longtemps le fer de lance du projet commun semble aujourd’hui empêtré dans ses propres contradictions.
Les prochains mois seront cruciaux. Soit la coalition réussit à tisser des compromis précaires mais opérants, permettant au gouvernement de tenir debout malgré les vents contraires. Soit elle sombre dans l’immobilisme, offrant à l’opposition radicale un terreau fertile pour s’étendre davantage.
Friedrich Merz hérite ainsi d’un mandat fragile, à la tête d’un pays divisé, à un moment charnière pour le continent. Son défi ne sera pas seulement politique : il sera celui de redonner corps à une unité aujourd’hui compromise, dans un environnement où chaque décision compte, chaque vote pèse, et chaque erreur pourrait précipiter un basculement historique.
Au-delà du Rhin: regards inquiets depuis le sud de la Méditerranée
Au-delà du Rhin, l’instabilité allemande ne passe inaperçue, en particulier dans les pays du Maghreb. L’Allemagne, considérée depuis toujours comme un pilier majeur de l’Union Européenne, joue un rôle central dans un édifice collectif sur lequel reposent des relations stratégiques fortes mais délicates avec la rive sud de la Méditerranée. De la coopération migratoire aux partenariats énergétiques, en passant par les flux commerciaux et les investissements durables, chaque domaine constitue un maillon d’une coopération européenne dont la stabilité allemande reste un fondement décisif.
Une Allemagne affaiblie ou divisée pourrait donc avoir des répercussions bien au-delà de ses frontières. À Tunis, Rabat ou Alger, on suit avec une vigilance accrue l’évolution de la situation à Berlin, conscient que la stabilité allemande influence directement les dynamiques euro-méditerranéennes.
Deux scénarios possibles, deux avenirs en balance
Face à ce moment historique, deux scénarios se dessinent:
Dans le premier, Friedrich Merz réussit à imposer une logique de compromis, malgré les résistances internes. Il parvient à stabiliser une coalition vacillante, à relancer l’agenda économique et à redonner confiance à l’Europe. Ce chemin, s’il est emprunté, permettrait à l’Allemagne de conserver son rôle d’acteur central dans l’Union.
Dans le second, les fractures s’approfondissent, laissant place à une instabilité prolongée. La montée en puissance de l’AfD n’est plus une menace lointaine, mais une réalité politique tangible. L’unité nationale se fragilise davantage, avec des conséquences imprévisibles tant sur le plan intérieur qu’européen.
Du calme au clivage: Merz face à l’héritage Merkel
Friedrich Merz accède à la chancellerie à un moment de grande incertitude. Succéder à Angela Merkel, figure d’équilibre et de constance, n’était déjà pas chose facile. Mais prendre les commandes dans une Allemagne traversée par les tensions internes, le doute stratégique et une Europe en quête de repères rend la tâche encore plus redoutable. Entre Merkel et Merz, tous deux issus de la CDU, s’est brièvement intercalé le chancelier social-démocrate Olaf Scholz — un passage au pouvoir sans relief, dont peu de choses resteront dans la mémoire politique du pays. Avec Merz, c’est une rupture de style qui s’opère : là où Merkel avançait avec prudence, gouvernait par le consensus et incarnait une modération rassurante, Merz impose un ton plus direct, une ligne plus tranchée, et une vision plus conservatrice. Leurs désaccords, anciens et profonds, portaient sur l’orientation même du centre-droit allemand. Tandis que Merkel avait élargi le spectre de la CDU vers le centre, Merz entend lui redonner une identité plus traditionnelle. Cette volonté de rompre avec l’héritage Merkel marque un tournant — mais aussi un pari risqué, dans une société allemande encore attachée à la stabilité et profondément divisée sur la direction à prendre.
Reste à savoir si cette nouvelle ère saura répondre aux attentes d’un pays en quête de clarté, sans pour autant sacrifier ce qui a longtemps fait sa force : la modération, la mesure et la cohésion.
Elyes Ghariani
Ancien Ambassadeur
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