News - 08.08.2023

Elyes Jouini: La résistance de Monastir à l’occupation militaire française

Elyes Jouini: La résistance de Monastir à l’occupation militaire française

Monastir au 19ème siècle

Au 19ème siècle, Monastir est l’une des villes les plus importantes du royaume sur le plan économique et commercial, «ses biens habous arrivaient jusqu’à Béja, au Djérid, à Gabès, en passant par Kairouan et atteignant même l’Andalousie»(1).

A titre d’illustration, le décret sur le notariat du 8 janvier 1875 promulgué par Sadok bey à l’instigation de Khérédine, fixe le nombre de notaires à 200 à Tunis, 110 à Kairouan, 50 à Monastir et Sfax, 46 à Sousse, etc. Ainsi Monastir se retrouve-t-elle juste après Tunis et Kairouan en nombre de notaires. Dans les faits, on dénombre même 77 notaires à Monastir en 1873, bien au-dessus donc du besoin estimé à 50. Les notaires ayant notamment pour rôle d’authentifier les transactions, leur nombre important est le reflet de l’activité de la ville. Cette activité se retrouve également dans les données du commerce extérieur où le port de Monastir apparaît, pour les exportations, juste après La Goulette et Sousse et devant Sfax même si les chiffres de Sfax doivent être pris avec précaution en raison de l’importante contrebande maltaise(2).

Monastir est également une importante place militaire et le 3e régiment de l’armée beylicale y résidait en permanence (les autres villes de résidence permanente étant Tunis, Sousse, Kairouan et, sur une période limitée, Porto-Farina). Elle est d’ailleurs, comme on le verra, la ville de résidence du Gouverneur militaire du Sahel et de tout le sud de la régence
Elle est enfin une importante ville religieuse. En 1884, on y dénombre 2 mosquées oratoires et 27 mosquées simples pour 1125 maisons. Alors que Sousse, avec 1446 maisons, ne compte que 2 mosquées oratoires et 4 mosquées simples(3).

En reconnaissance du statut et du rayonnement de leur ville, les habitants de Monastir, tout comme ceux de Tunis, Kairouan, Sousse et Sfax, n’étaient pas soumis à la mejba, l’impôt de capitation.
Pourtant, Monastir sera la dernière des villes de garnison à être occupée par l’armée française après la signature du traité de Kassar Saïd.

Dans ses mémoires, Mohamed-Salah Mzali écrit à ce propos: «C'est [Salah Mzali] qui était en fonctions lorsque, revenant de Sfax, l'escadre française fit escale à Monastir, après le traité de Kassar-Saïd. Il a pu obtenir qu'aucune garnison ne fût installée dans la ville, et c'est seulement après sa mort, en 1884, que le Ribat a été occupé pour la première fois par les nouvelles autorités militaires»(4).  On y apprend également que Salah Mzali est le grand-oncle de l’auteur (son arrière-grand-oncle pour être plus précis).

Mais qui était donc Salah Mzali et comment a-t-il pu obtenir que Monastir soit, jusqu’à son décès, la seule ville importante du royaume et la seule ville de garnison permanente de l’armée beylicale à ne pas être occupée par l’armée française?

Le Miralay Salah Mzali, khalifa de Monastir

A cette époque, Salah Mzali est le khalifa(ou vice-caïd) de Monastir qui dépendait alors, avec Sousse, du grand caïdat du Sahel. Jusqu’en 1881, le khalifa est un adjoint suppléant du caïd. Mais en 1881, il devient le chef d’une subdivision et, à ce titre, Salah Mzali est alors le chef de de ce que l’on appelle watan el mounastir.

La réunion de Sousse et de Monastir en un même caïdat n’a d’ailleurs pas toujours été de mise. Elle date du milieu du 19ème siècle et prendra fin en 1884 au décès de Salah Mzali. Ce dernier demeurera ainsi khalifa jusqu’à son décès. Mais en raison même de l’importance, en taille et en population, de ce grand caïdat, le khalifa de Monastir avait une grande latitude d’action. Il n’est pas rare, d’ailleurs, dans des documents de l’époque ou dans des documents ultérieurs, de le voir qualifier, de manière erronée, de caïd.

Les pouvoirs des caïds sont très vastes. Ils sont gouverneurs de province, chargés de l'administration générale, du maintien de l’ordre, de la justice et de la collecte de l’impôt. Ils président à la destinée de la région, de ses tribus et des bourgs environnants. Ils disposent d’un pouvoir presque souverain en leur district. Les pouvoirs du khalifa sont équivalents au sein de sa subdivision et il ne rend compte qu’à son caïd.

A cette époque, les caïds ont systématiquement le grade de général de brigade – à titre civil – de l'armée tunisienne puis, à partir de 1881, de la garde beylicale. Il s’agit donc d’un titre honorifique.

Mais Salah Mzali a, d’autre part, un passé militaire et il a le grade de Miralay. A cette époque, un Miralay fait partie du cadre des généraux.  Ce grade correspondait au grade homonyme dans l’armée turque et était, jusqu’au milieu du 19e siècle, le grade le plus élevé que les beys de Tunis – qui avaient rang de Ferik, (général de division) – pouvaient attribuer. Selon Ibn Abi Dhiaf, c’est lorsque Ahmed bey a été lui-même nommé Muchir/Maréchal (1840), que les beys ont eu la possibilité de nommer au grade de Général de brigade (Amir Liwa) et de Général de division (Amir al-Umara). L’organisation de l’armée beylicale de 1855 fait apparaître un Amir Liwa à la tête de chacune des sept brigades d’infanterie puis un Amir al-Umara à partir de 1864.

Les origines familiales

Salah Mzali est issu d’une famille de lettrés. Son arrière-grand-père, le cheikh Mohamed «Chekir» Mzali, surnommé ainsi en raison de son teint et de ses cheveux clairs, est né aux alentours de 1670 soit 100 après la fin de la dynastie Hafside dont la famille Mzali a accompagné l’installation en Tunisie. En effet, le fondateur de cette dynastie, le grand-père du premier roi Hafside, Abou Zakarya 1er, avait pour nom berbère: Faska (ou Faskat) u-Mzal Inti dont l’équivalent arabe est Faskat el Mzali el Hentati (de la tribu des Mzala, de la confédération des Hentata). C'est l'Imam (Ibn Tumert, fondateur des Almohades) qui lui a donné son nom arabe: Abou Hafs Omar al-Hintati; Omar, par référence à Omar Ibn al-Khattab et Abou Hafs, parce que Omar a donné sa fille Hafsa en mariage au Prophète.

Comme le mentionne Mohamed-Salah Sayadi(5), la descendance du cheikh Mohamed «Chekir» Mzali «a donné beaucoup de muftis, de notaires, de caïds […]». Et Ibn Abi Dhiaf mentionne la famille Mzali au titre des familles de notables (a’yen) et des familles nobles (nebiha) de Monastir.

Ainsi, parmi les petits enfants du cheikh Mohamed «Chekir», on compte son homonyme le cheikh mufti abou Abdallah Mohamed Mzali el-Monastiri (dit al-thani(6), le deuxième du nom) et dont on sait qu’il est né vers 1735, qu’il a été notaire, mufti, imam de la grande mosquée de Monastir, et qu’il est décédé vers 1819.

Un autre petit-fils du patriarche, était le Haj Hamouda Badr Mzali, notaire à Monastir, et père de Salah Mzali.

Le notaire

Le notaire à cette époque a un statut, un rôle et une aura bien différentes de celles d’aujourd’hui. Comme l’explique Hassan el Annabi(7), le notaire «est chahid (témoin véridique) et adl (pluriel uduls), équitable en droit. Évidemment, le notaire ne peut acquérir cette double qualité que s’il remplit un certain nombre de conditions, dont la spécialisation dans le fiqh (droit musulman), la disposition d’une honorabilité irréprochable, la connaissance parfaite de la langue arabe, la maîtrise du style notarial, etc. C’est dire la notabilité que cette profession procure, à une époque où le savoir, particulièrement religieux, est l’apanage d’une minorité.»

Salah Mzali est né autour de 1823(8), a effectué ses études à la Zitouna et a été, comme son père, nommé notaire, pour exercer à Monastir puis à Tunis et ceci par décrets beylicaux de Ahmed bey en date, respectivement, du 17 novembre 1841 et du 4 juillet 1843. Il sera nommé de nouveau à Monastir par décret beylical en date du 27 janvier 1857, année de son mariage. On peut supposer que c’est entre ces deux dates, 1843 et 1857 qu’il a servi dans l’armée et a atteint le grade de Miralay (ou Emir Alaï, Colonel-Major), probablement même entre 1843 et 1853. En effet, comme le mentionne Ganiage: en 1853, après la mauvaise récolte de 1852, les fonds sur lesquels on comptait ne rentrant pas, «il fallut licencier tous les régiments d’infanterie sauf un, et ne garder d’artilleurs et de cavaliers, que le minimum nécessaire à l’entretien des canons et des chevaux». L’armée fut difficilement reconstituée l’année suivante pour participer à la défense de l’empire Ottoman (guerre de Crimée) mais au retour du corps expéditionnaire, en 1856, le bey Mohamed, successeur d’Ahmed 1er, licencia les survivants et abandonna l’armée régulière mise en place par son prédécesseur(9).

Bras droit du Férik Osman

Pierre Lunet(10) écrit à propos de Salah Mzali: «Vers 1837, c'était un certain Othman, renégat grec, qui gouvernait le Sahel. Il se choisit pour khalifa, à Monastir, le jeune Salah Mzali, fils d'un modeste notaire, et pour lequel il s'était pris d'amitié [...].»

La date de 1837 est peu probable vue la date de naissance présumée de Salah Mzali qui aurait donc eu 15 ans à l’époque. De même, le futur Général Osman qui a effectivement été gouverneur militaire du Sahel et de tout le sud de la régence avec résidence à Monastir, ne semble être sorti de l’école militaire qu’en 1836 avec rang de capitaine(11).

Osman devient cependant très vite le favori de Ahmed 1er bey (1837-1855). Il était membre du conseil particulier du bey souverain, membre du grand conseil et président du conseil ordinaire. Il est nommé commandant en 1838, Kaïmakam (lieutenant-colonel) à Sousse en 1842 et Miralay commandant le 3e régiment d’infanterie à Monastir en 1844. Il est nommé Emir Liwa (général de brigade) peu de temps après. C’est probablement à cette période qu’il prit le jeune officier Mzali sous sa protection voire qu’il encouragea le jeune notaire à s’engager dans la carrière militaire. Et c’est sous l’autorité et probablement à l’instigation de Osman que Salah Mzali a gravi les échelons de la hiérarchie militaire.

Le fait que Salah Mzali n’ait pas participé à la guerre de Crimée alors que Osman y a secondé le Général Rechid à la tête du corps expéditionnaire tunisien, semble confirmer que Salah Mzali a quitté l’armée avant 1855.

La proximité entre Salah Mzali et le Férik Osman continuera à servir l’ascension du premier dans ses fonctions civiles comme nous le verrons plus loin.

Le notable

Revenu à la vie civile, Salah Mzali est notamment membre du tribunal criminel de Monastir en 1863-1864 comme le mentionne Mustapha Kraïem(12).

Si la famille Mzali apparaît, dans les registres fiscaux de l’époque, comme une famille fortunée et notamment propriétaire de nombreuses oliveraies, la tradition locale mentionne plus spécifiquement l’importante fortune de Salah Mzali.

Il faut dire que, comme l’explique Mustapha Kraïem, les hauts postes militaires pouvaient, à l’époque, être sources de rentes importantes. L’administration militaire était, en effet, organisée selon «le système de l’entreprise générale avec un administrateur en chef qui centralise et distribue tout. Pour s’approvisionner, tantôt cet entrepreneur fait appel aux ressources de l’État […] tantôt il concède le marché à un particulier, tantôt il achète directement.  Parfois aussi, il fait procéder lui-même à Tunis, à la confection des objets nécessaires […]. Ce véritable munitionnaire n’a plus qu’à en demander le remboursement au bey.» De tels mécanismes permettent, en général, des bénéfices pour l’administrateur en rapport avec les montants gérés.

C’est ainsi qu’en 1864, pour éviter d’être trop lourdement taxé lors de la répression de la mehalla de Zarrouk, Salah Mzali aurait fait fondre pièces d’or et bijoux pour en enduire les plafonds de sa demeure. Ce point est confirmé par Mohamed-Salah Sayadi qui mentionne que Salah Mzali a «construit la plus jolie maison de l’époque dans le Sahel; le toit était doré».

Pour les mêmes raisons, selon une tradition familiale, son frère aurait caché une partie importante de sa fortune dans un puit en recouvrant le tout de grandes quantités de soufre, rendant impossible l’exploration du puit. Des décennies après ces faits, il était toujours impossible de récupérer les avoirs ainsi cachés: les personnes ayant tenté de descendre en rappel dans le dit puit, n’ont pu en supporter l’atmosphère soufrée et sont remontées très rapidement et bredouilles.

En 1864, Osman est fait Férik (général de division) et est nommé gouverneur militaire de toute la région (chef des garnisons militaires de Monastir, Sousse, Sfax, Gabès et Djerba) en remplacement du Général Rechid pour faire face à l’insurrection qui a secoué la régence et notamment le Sahel cette année-là. On sait, d’autre part, qu’à la suite de cette insurrection et de la répression conduite par Ahmed Zarrouk qui s’en est suivie, le khalifa de Monastir, Omar Mabrouk, originaire de Monastir, a été arrêté et remplacé, le 6 novembre 1864(13), par Miftah Attia, serviteur zélé de Zarrouk, originaire de Moknine et ancien khalifa de cette ville.

Miftah Attia n’est resté khalifa de Monastir que quelques mois car Salah Mzali est mentionné comme khalifa de cette ville dans des documents datant de 1865(14). Une fois encore, c’est probablement sur la recommandation de son mentor, le Férik Osman.

La nomination de Miftah Attia avait alors été perçue comme une punition par les monastiriens à qui on reprochait d’avoir – sous couvert de neutralité – entretenu de bonnes relations avec les insurgés. D’autant plus que, dès le début de l’insurrection, les émissaires de Monastir qui avaient été invités à exprimer leurs doléances à Hassan el Magroun, représentant du bey, avaient demandé avec insistance que les titulaires des charges locales judiciaires, religieuses et administratives soient exclusivement choisis parmi les habitants de leur caïdat.

On comprend «leur revanche quand ils ont finalement obtenu la désignation, à leur tête, de l'un des leurs, l'ancien officier Salah Mzali», mentionne Mohamed-Salah Mzali dans ses mémoires.

Salah Mzali est donc khalifa de Monastir alors que Zarrouk est caïd du Sahel (1865-1869)(15). En 1870 commence l’ère post-Zarrouk. Ce dernier est mis en accusation et une commission d’enquête est mise en place. Elle est présidée par Mohamed Khaznadar qui reprend le caïdat du Sahel (de 1869 à 1881). Khelifa Chater indique que la commission mise en place révise notamment les comptes de Salah Mzali, l’accuse de malversation et le révoque. Il est rétabli dans ses fonctions en 1878. Et selon Mohamed-Salah Sayadi c’est encore avec l’aide de son mentor. Il fut ainsi, de nouveau, khalifa de Monastir de 1878 jusqu’à sa mort en 1884.

Le fait d’avoir été khalifa sous les ordres de Mohamed Khaznadar (caïd du Sahel) alors que Mohamed Khaznadar était à l’origine de sa révocation semble indiquer que les malversations reprochées résultaient probablement plus d’une cabale contre lui que de faits avérés.

Pierre Lunet mentionne une somme de 800 000 piastres que Salah Mzali aurait eu à payer afin de récupérer son poste de la part du nouveau caïd. Cette formulation est probablement en partie erronée ou, du moins, correspond à une interprétation erronée des faits. En effet, le nouveau caïd au moment de la récupération, par Salah Mzali, de son poste de Khalifa est Mohamed Khaznadar, réputé intègre. En revanche, il est avéré que Salah Mzali a été soumis à de lourdes sanctions financières par Zarrouk avant d’avoir été Khalifa pour la première fois. Ce fait est mentionné par Khalifa Chater. Zarrouk avait, en effet, mis toutes les fortunes du Sahel en coupe réglée. Omar Mabrouk, par exemple, aurait eu à payer 240 000 piastres. Mais Chater mentionne également que les livres de compte de Zarrouk reportaient à peine le quart des sommes réellement perçues. Il est donc difficile de confirmer ou d’infirmer le chiffre de 800 000 piastres.

D’autre part, il était de tradition que les caïds payent une somme (Ittifaq) au Trésor en contrepartie de leurs charges. Ces sommes, comme nous l’explique Dalenda Larguèche, étaient sujettes à variations et à fluctuations et pouvaient être sous forme de somme unique ou de droit annuel selon les situations. Il faut dire que «le caïd de Monastir appartenait à la catégorie des caïd-lazzam [c’est-à-dire gouverneur et fermier général] dont la fonction administrative était doublée d’une fonction économique. Cette fusion des tâches, caractéristique des régions relativement prospères ayant pour but de réaliser les meilleures conditions à un prélèvement fiscal idéal.» La rémunération des caïds étant à proportion des sommes levées, les régions riches étaient particulièrement recherchées et le montant de l’ittifaq d’autant plus élevé.

Le diplomate

Ainsi, en 1881, Salah Mzali est à la fois un notable, un haut gradé et le détenteur de l’autorité civile dans la région de Monastir.

Ne pouvant s’opposer par la force à l’installation d’une garnison française, c’est par la diplomatie et par des atermoiements qu’il y arrive en soufflant successivement le chaud et le froid.

Ainsi, les témoignages sont-ils contradictoires. Le 29 août 1881, La Petite Presse, signale que «Dans la colonie française on réclame également le remplacement du général Baccouch (sic), accusé de mauvais vouloir. On voudrait voir à sa place comme gouverneur de Sousse, Si Salah Mzali, actuellement caïd de Monastir». Le Petit Colon Algérien du 14 octobre 1881, publie une lettre datée du 4 octobre à la tonalité opposé faisant état de l’inquiétude de la population française de Monastir «En l’état, si la ville était assiégée par les arabes, elle ne pourrait leur résister et se défendre et serait à leur discrétion. [...] Notre khalifat Si Salah Mezali (sic) ne semble nullement s’en rendre compte [...] d’un dévouement suspect, il nous inspire d’autant moins confiance que son fanatisme ne se dissimule pas. Tout, dans son attitude, dans sa conduite, dans ses relations, nous conduit même à craindre sa participation occulte à l’insurrection. En tout cas, il ne fait aucun effort, aucune tentative sérieuse, pour ramener les insoumis et convaincre les indécis. C’est un fonctionnaire dangereux que le bey doit immédiatement déposer à ce titre et dont la France doit demander le remplacement dans l’intérêt de la sécurité que le maintien seul de ce khalifat compromet gravement en raison des regrets, des espérances, des aspirations qu’il entretient. [...] la population bien-pensante aussi bien que la colonie Européenne réclame une occupation immédiate de Monastir par les armes françaises».

Le Moniteur de la Gendarmerie, du 16 octobre 1881, fait écho à cette réclamation «L’occupation des forts de Tunis est un fait accompli. Les Européens et une partie de la population arabe de Monastir réclament, eux aussi, l’application d’une semblable mesure. Le khalifat de cette ville, Si Salah Mezali, est plein de bonne volonté; mais il ne peut faire l’impossible. Saad Ghein, chef des rebelles, voulant sévir contre les Monastiriens qui refusent de le suivre, a arrêté les arrivages dans cette ville des céréales que les Arabes y apportaient pour la ravitailler».

Le 13 novembre, le même journal explique à ses lecteurs que «les villes maritimes du sahel sont Hammamet, Monastir, Mahdia, Sousse et Sfax. Ces trois dernières seules sont occupées.».  Ce même journal se fait l’écho d’une correspondance reçue par l’Akhbar d’Alger qui prétend que «les environs de la ville sont infestés de maraudeurs; la population réclame une occupation française, et le gouverneur Si Salah Mezali (sic), recevra nos troupes à bras ouverts». Le 13 janvier 1882, Le Temps, y décrit Salah Mzali comme «l’un des chefs indigènes les plus dévoués à la France». Le 19 mars 1882, Le Moniteur de la Gendarmerie, nous apprend que Monastir n’est toujours pas occupée et les troupes d’occupation y sont annoncées pour l’été. Et Le Petit Colon Algérien nous apprend le 11 octobre 1882, qu’une garnison de 460 hommes (le 138e régiment d’infanterie), pour la plupart convalescents, arrivant de Kairouan et sortant de l’hôpital, campe dans la région mais est maintenu en dehors de la ville. Le même journal s’interroge, le 25, quant au rôle de Salah Mzali dans le ravitaillement des ‘insurgés’». Le 27 mai 1883, la 4e compagnie mixte fait escale à la kasbah de Monastir mais seulement pour quelques jours même s’il est signalé, dans le Journal de Toulouse du 27 mai 1883, que la kasbah « peut loger 400 hommes et 400 chevaux dans les meilleures conditions d’installation.»

C’est donc en diplomate et en équilibriste que Salah Mzali arrive à reporter de mois en mois, l’installation d’une garnison à Monastir. Il soutient et ravitaille les insurgés tout en plaidant la bonne volonté et le dévouement auprès des autorités françaises. Il est ainsi perçu comme entretenant la résistance, d’une part, et disposé à recevoir les troupes françaises à bras ouvert, d’autre part.

C’est un extrait de l’Akhbar, Journal de l’Algérie, daté du 21 septembre 1881 qui nous éclaire le mieux en la matière:  «Le 6 septembre courant, le gouverneur Si Salah Mzali a envoyé par le paquebot français Lavalette, de la Compagnie générale Transatlantique, cent fusils à piston et quatre barils de poudre avec des capsules et autres engins de guerre, au Gouverneur de Mahdia, qui le sollicitait instamment de faire cet envoi afin que les Mahdiotes (sic) pussent s’opposer par la force à une agression probable des Arabes insurgés, qui battent la campagne autour de nos villes et excitent la population des villages à la révolte (…). Mais les renseignements particuliers que je reçois me font croire que les représentants de l’autorité, au lieu d'enrayer le mouvement, y prêtent la main en dessous. (…)

Il y a quelques jours, à deux pas de Monastier (sic), on a entièrement dévalisé une caravane qui apportait une livraison d’huile à un négociant maltais de cette ville. Toute la colonie de Monastier réclame instamment la présence sur rade d’un navire de guerre, d’autant plus que les citadins indigènes ne se gênent pas pour dire qu’ils recevront les Français à coups de fusil.

Il est difficile de pénétrer les sentiments du gouverneur Si Salah Mzali. Hier, il faisait mettre en liberté deux Arabes, arrêtés récemment pour avoir crié ‘Djehed’ dans les rues, sans leur appliquer la dose réglementaire en ce pays, à savoir 200 coups de bâton sur la plante des pieds et un mois de prison, lequel permet au patient de se guérir à l’ombre et aux frais du gouvernement ; mais, dans cette circonstance, notre gouverneur a pris pour prétexte de leur élargissement, que ces individus étaient tout bonnement ivres ! (…)

Depuis plusieurs jours, les Arabes entrent à Sousse avec leurs armes; la précédente consigne n’est plus observée. A Monastier, au contraire, on les désarme à l’entrée en ville et ils ne reprennent leurs armes qu’en sortant; on vient également d’armer dans notre ville, la milice bourgeoise, en cas d’attaque du dehors.»

Trois acteurs se détachent clairement de cet extrait: les colons (européens installés en Tunisie, pour la plupart d’entre eux, de longue date), les citadins (les monastiriens avec, à leur tête, leur gouverneur) et, enfin, les Arabes, le terme faisant référence ici aux membres des tribus hostiles aux troupes françaises et qualifiés ici d’insurgés.

Afin d’empêcher des interventions de l’armée françaises dans sa ville qui prendraient pour prétexte la présence d’insurgés armés, Salah Mzali fait le choix de désarmer les Arabes qui entrent dans sa ville pour la durée de leur séjour dans cette dernière. Il sait, en effet, que de telles interventions militaires ne manqueraient pas de se transformer en installation et en tutelle militaire française. Tenu d’appliquer les ordres de sa hiérarchie et notamment les accords signés par le bey, il fournit les armes demandées par son collègue de Mahdia mais s’ingénie à trouver des prétextes pour ne pas avoir à sévir contre les insurgés qui sont dans sa ville. Il leur fournit ainsi une sorte d’aman, la garantie de leur liberté de circuler en échange du dépôt de leurs armes à l’entrée de la ville.

Il arme, d’autre part, ses administrés. Officiellement, c’est pour résister à d’éventuelles attaques de pillards mais il permet ainsi aux monastiriens de se considérer comme seuls défenseurs de leur ville, sans besoin du soutien des insurgés et sans aucune accointance avec les troupes françaises.

Il érige ainsi sa ville en «port sûr» et presque en cité à la défense autonome, hors des soubresauts environnants.

C’est ainsi, qu’il parvient à éviter une épreuve de force avec les troupes françaises dont il sait, de manière certaine, que sa ville serait perdante et obtient, de mois en mois, d’année en année, le report d’une installation militaire française à Monastir.

Postérité

Salah Mzali décède fin1884 (sa dernière lettre adressée au caïd du Sahel est datée du 16 novembre de cette année). C’est le 22 avril 1885 que le 2e Bataillon de Sousse détache une compagnie à Monastir pour y tenir garnison.

Salah Mzali a été enterré dans la tourba familiale qu’il avait construite dans la zaouia de Sidi Abdesselem Lahmar consacrée à la tariqa suleymia. C’est dans cette même tourba qu’il avait fait enterrer, en 1879, le Férik Osman.

Les deux tombes du Miralay Salah Mzali et du Férik Osman étaient côte à côte jusqu’à ce que Bourguiba décide la démolition de la zaouia dans le cadre des grands travaux de Monastir (travaux d’embellissement pour les uns, de défiguration pour les autres). La maison de Salah Mzali, celle-là même dont on a pu dire qu’elle était la plus jolie de tout le Sahel, a connu le même destin. C’était pourtant dans cette maison que Bourguiba avait fait circoncire son fils. Il faut dire que la grand-mère de Bourguiba, Khadouja Mzali, l’épouse du Miralay Salah Mzali, Rekaya Mzali, et l’épouse du frère de ce dernier, Zeïneb Mzali, étaient sœurs.

Elyes Jouini

1) Dalenda Larguèche, 1993. Watan al Munastir: fiscalité et société, 1676-1856, Université de Tunis.

2) Jean Ganiage, 1959. Les origines du protectorat français en Tunisie (1861-1881). Presses universitaires de France.

3) Khalifa Chater, 1978. Insurrection et répression dans la Tunisie du XIXe siècle : la mehalla de Zarrouk au Sahel. Publications de l’Université de Tunis.

4) Mohamed-Salah Mzali, 1972. Au fil de ma vie, Editions Hassen Mzali.

5) Mohamed Salah Sayadi, 1979. Monastir, essai d'histoire sociale du XIXe siècle, imprimerie La Presse, Tunis, réédité en 2017, Berg Éditions, Tunis.

6) En référence à un homonyme qui a vécu au 7e siècle et qui est cité par Ibn Abi Dhiaf [biographie 113]

7) «Les notaires musulmans de Tunisie, De l’association au syndicat, une solidarité en construction (1933-1946)», Cahiers de la Méditerranée, https://doi.org/10.4000/cdlm.997.

8) Un recensement de Chaouel 1276 (avril-mai 1860), lui mentionne l’âge 37 ans et l’âge de 43 ans pour son frère Mohamed.

9) Elle fut de nouveau reconstituée par son successeur, Mohamed es-Sadok bey qui a régné de 1859 à 1882.

10) Pierre Lunet, Évolution sociale du Sahel de Tunisie, mémoire du Centre de Hautes Études d’Administration Musulmane, numéro 2307, ANF.

11) Pour la carrière du Férik Osman, on pourra notamment se référer à Ben Othman, H., 1911, L’émir le général de division Osman. Gouverneur militaire et civil de tout le sud de la régence, Tunis, imprimerie rapide.

12) Mustapha Kraïem, 1973. La Tunisie précoloniale (2 volumes). Société tunisienne de diffusion.

13) Lettre de Gnecco à de Bauval, 9 novembre 1864, in Pierre Grand champ, 1935, Documents relatifs à la Révolution de 1864 en Tunisie, imprimerie Aloccio, Tunis.

14) Dalenda Larguèche, 1993, Annexe VIII, Lettre de Salah Mzali, khalifa, en date du 14 rejeb 1282 (3 décembre 1865).

15) Zarrouk a ainsi succédé à Mohamed Khaznadar (sans lien avec Mustapha Khaznadar, premier ministre à la même époque) qui a été caïd de Sousse de 1838 à 1865 et de Monastir de 1850 à 1861-62.

 

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