Opinions - 30.04.2023

Tunisie : Femmes battues, hommes au café

Tunisie : Femmes battues, hommes au café

Par Azza Filali - Comme partout ailleurs, la violence à l’égard des femmes ne cesse de croître dans notre pays, allant même jusqu’au meurtre. Ainsi, au cours de l’année 2022, quinze femmes ont péri sous les coups de leur conjoint. A cela, il faut joindre les femmes battues, injuriées, sans oublier le harcèlement sexuel (au travail ou dans les moyens de transport) auquel tant de femmes sont exposées.

Certaines d’entre ces victimes (dont celles qui furent tuées par la suite), sont allées se plaindre au commissariat, sans résultat. Des propos réconfortants, quelques conseils, comme on règle à l’amiable une dispute ménagère. Parfois, on convoque le mari, il arrive qu’on lui impose une garde à vue. Dans les cas avérés de meurtres, la sanction devenue pénale est à l’image de n’importe quel homicide.

Ne parlons pas de celles qui, même violentées, se taisent, par pudeur, ou pour ne pas éveiller l’attention du voisinage. Celles-là sont innombrables. Selon une enquête publiée en 2017 par le ministère de la femme, au moins 47% des femmes ont été victimes de violences domestiques au moins une fois dans leur vie ; et le chiffre semble avoir grimpé ces dernières années. 

En 2017, une loi a été votée par l’assemblée, sanctionnant les différents types de violences à l’égard des femmes. Mais, il ne suffit pas d’une loi pour abolir la violence. La loi a été votée, les comportements n’ont pas changé, ou si peu ! Pourtant, la société civile n’est pas en reste : au moins dix-neuf associations se consacrent à la défense et la promotion des femmes. Elles se sont récemment unies en un seul front pour mieux cibler leurs activités. Ces associations font un travail remarquable. Grâce à elle, les femmes battues peuvent trouver refuge dans des « foyers » qui les accueillent et leur assurent soutien psychologique et perspectives d’avenir. Mais, ces structures demeurent insuffisantes, comparées aux demandes. Et tant de femmes n’osent pas franchir le pas et demander de l’aide.

C’est que le problème est autrement plus profond et creuse ses racines dans des comportements immémoriaux, que la prétendue modernité féminine n’a fait qu’ébrécher. Il existe en chacun de nous, un noyau primitif, déterminé par le genre biologique, et sur lequel viennent s’agréger convictions et comportements, infusés par l’environnement : famille, école, société… A tous les âges de la vie, l’individu vit et expérimente une différence liée à son genre : combien de petits garçons entreprennent de jouer à la poupée sans être dénigrés, moqués (souvent par leur mère elle-même) et traités de fillettes ? A l’école puis au lycée, les différences s’estompent : les filles sont plus brillantes, pratiquent les mêmes sports que les garçons, mais dès l’adolescence, elles sont happées par l’art de plaire et ses exigences : cheveux soyeux, maquillage voyant, ongles vernis, flanqués d’ongles surajoutés, transformant les doigts en griffes de rapaces. Une fois les diplômes obtenus, l’inégalité des chances se repointe : trois hommes sont embauchés contre une seule femme. Même si les femmes ont plus de chances que les hommes de compléter leur cursus universitaire (24% contre 19%), 54% des Tunisiens accordent la priorité aux hommes dans l’obtention d’un emploi.

A niveau d’études et de profession égal, les femmes continuent souvent à abattre le double des taches que font leurs maris. Le soir, ces messieurs se prélassent devant la télévision ou au café, pendant que madame apporte la dernière touche au dîner ou range la cuisine. Souvent, c’est à elle que revient la charge d’aider les enfants à faire leurs devoirs. Ainsi, le temps moyen que la femme consacre aux taches ménagères est de cinq heures trente par jour, contre trente minutes pour l’homme…

Curieusement, la misogynie, toujours présente dans nos sociétés, est parfois entretenue par les femmes elles-mêmes. Que de mères chouchoutent un fils au détriment de ses sœurs, ou exemptent le garçon des activités ménagères : il ne fait pas son lit, ne lave pas ses affaires, ne sait pas faire la cuisine. Et cela, avec la tacite complicité de maman ! Cette misogynie se retrouve à l’âge adulte, même dans les groupes sociaux dits cultivés car bardés de diplômes : lors des soirées entre amis, les dames bavardent entre elles de menus fretins, tandis que ces messieurs parlent football, politique ou avancement au travail.

Il est certain que le tableau que je dresse est caricatural par bien des aspects. Les femmes s’occupent aussi de politique, et la société civile Tunisienne grouille de femmes militantes, engagées dans des causes aussi nobles que désintéressées. Mais, le propre des archétypes sociaux est d’offrir une image grossière des comportements les plus usités en négligeant les minorités qui s’écartent du troupeau.

En somme, chacun des deux genres possède un terrain d’élection où il se déploie et qui est tacitement interdit à l’autre genre. L’exemple le plus parlant est le café, institution masculine par excellence, où les hommes viennent se ressourcer et se conforter mutuellement dans leur masculinité. Il suffit de voir les cafés de quartier durant les soirées ramadanesques : salles débordant de mâles, qui restent assis pendant des heures, à suivre un match, ou siroter un café assorti de propos échangés «entre hommes».

Grâce aux cafés, aux stades, les hommes acquièrent un mélange d’assurance, voire d’arrogance et une conscience de caste. Le groupe masculin devient une caste avec ses règles de parole et de comportement, ses manières d’agir, une verdeur de propos souvent assimilée à un ‘orgueil d’homme’, et le sens sournois d’une supériorité acquise par le rassemblement entre mâles, sans cesse répété.

Autre donnée : à travers la société, l’existence agissante du parti Islamiste depuis plus de dix ans, a accru le conservatisme social et de ce fait le patriarcat et la misogynie. Désormais, on voit souvent dans les campagnes, deux files d’attente devant la poste, l’une masculine, l’autre féminine. Ces files séparées se constituent spontanément, sans ordre venu de quiconque, mais elles attestent que la séparation entre sexes ne cesse de croître, parfois de manière insidieuse. Cette séparation détermine un microcosme propre à chaque genre et dans lequel sont cantonnés loisirs, amitiés et activités.

Ainsi, la masculinité exclusive, pratiquée avec assiduité dans les cafés, les mosquées ou les stades, lieux publics par excellence, réduit comme peau de chagrin, les sphères de l’intime, celles que l’on investit chez soi, avec femme et enfants. Dans ces sphères de l’intime, l’homme a des rôles à jouer : ceux de père, et de mari. Si la paternité est endossée avec plus ou moins de succès (présence attentive et discussion avec les enfants), le rôle d’époux, moins connu et plus ingrat, est souvent occulté. Hormis les trois premières années suivant la noce où la passion amoureuse, encore vive, assure une attention mutuelle de l’un à l’autre, hommes et femmes se cantonnent très vite dans des rôles socialement estampillés et sans doute plus confortables : ceux de parents, et de gestionnaires du foyer. Combien d’hommes et de femmes parviennent à construire ce qu’il est convenu d’appeler un couple ? Cette entité qu’il s’agit de bâtir avec attention et empathie et qui permet une atmosphère et un dialogue inédits entre deux êtres. Dans cette sphère de l’intime, il existe un manque masculin qui ne semble pas préoccuper les hommes : on n’éprouve de manque que pour les choses qu’on connaît. De plus, une confusion est souvent faite entre l’intime et le privé. Celui-ci, droit garanti à chaque individu, représente ce qui se démarque du public. Il est de ce fait aisé à discerner (adresse, revenus, bulletin de santé…) même si les réseaux sociaux l’envahissent désormais sans ménagements. En revanche, l’intime, plus nuancé, est cette aire de singularité que l’individu crée avec ceux qui lui sont les plus proches et qui n’est régie par aucun code, sinon ceux que l’être établit lui-même. 

En somme, en dehors des rôles socialement disponibles, les deux genres ne se ‘fréquentent’ pas de manière excessive. Est-ce cette distance qui justifie la violence à l’égard des femmes ? Souvent la violence est réservée aux « minorités », et malheureusement depuis la Grèce antique, les femmes sont classées comme minorités au même titre que les enfants, les esclaves, et les étrangers. Il faut donc croire que dans l’inconscient collectif, la femme demeure vécue comme appartenant à une frange sociale minoritaire. Autre élément qui ‘facilite’ la violence à l’égard des femmes : il s’agit de la sphère domestique où l’homme, débarrassé des regards qui le jaugent au dehors, et du self-contrôle même minuscule qu’il s’impose, peut donner libre cours à une agressivité qu’il est obligé de museler dans les lieux publics.

Quels remèdes contre cette violence dirigée à l’égard des femmes ? Si le problème est un, les solutions sont multiples et touchent un nombre incalculable de sphères : l’éducation familiale, l’atmosphère à l’école (et en particulier le contenu des manuels scolaires), les images dispensées par les médias, le regard que les femmes portent sur elles-mêmes, une stricte application de la loi contre les violences… Des remèdes de longue haleine et qui, en vérité, demandent une reconversion sociale et un lent travail de sape de stéréotypes millénaires…

Azza Filali

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