Lu pour vous - 23.05.2022

Des révélations inédites sur le mouvement national dans la région de Sfax

Des révélations inédites sur le mouvement national dans la région de Sfax

C’est la monographie qui a jusque-là manqué à la restitution de toute une action d’ensemble menée à Sfax et sa région, en lutte contre le protectorat, au cours de la première moitié du siècle dernier. Divers témoignages ont été publiés, notamment ceux de Hamed Zeghal, Ahmed Chtourou, Abdelmajid Chaker, Mohamed Baccour, Habib Achour, Abdelaziz Bouraoui, et autres militants. Des universitaires ont traité certains de ses aspects à travers des articles, monographies et thèses. Mais, c’est la première fois qu’un chercheur se livre à un large panorama, puisant dans des sources de première main, adoptant une démarche scientifique rigoureuse. Abdeljelil Ben Abbes, maître-assistant à la faculté des Lettres et des Sciences humaines de Sfax, reconstitue dans son livre Histoire du mouvement national dans la région de Sfax, 1920-1955 des pièces significatives d’un récit qui a manqué. Fruit de ses recherches en Tunisie et en France, cet ouvrage reprend sa thèse de doctorat dirigée par le professeur Fethi Lassir et soutenue en mars 2011, sous la présidence du professeur Hédi Timoumi.

Un livre d’histoire, mais aussi un récit passionnant, avec des révélations inédites, des vérités jamais dites, des documents consultés pour la première fois, notamment aux fonds des archives françaises. A sa lecture, on apprend beaucoup, on change de regard et on comprend mieux le patriotisme qui a animé une région et nourri le mouvement national.

Au-delà du politique

Spécialiste en histoire politique, Abdeljelil Ben Abbes est parti à la recherche d’une «spécificité politique sfaxienne», analogue à celle sociale locale. Le choix des deux balises historiques pour la période choisie n’est pas fortuit : 1920, date de la constitution du premier parti politique en Tunisie, le parti destourien, et 1955, le début de la crise de l’indépendance, avec la signature, le 3 juin 1955, de la convention générale entre la Tunisie et la France. Tout au long de ces 35 ans, Sfax a été au cœur du mouvement national.

Sans se limiter à sa dimension politique, ce mouvement couvre pour l’auteur l’ensemble des autres activités, à savoir associatives, culturelles, journalistiques et syndicales. Ce large champ a ainsi permis de mettre en valeur le rôle des associations théâtrales, musicales et culturelles, de la presse nationaliste locales, et du mouvement syndical, en appui aux partis du Destour et du Néo-Destour.
Et sans se limiter à la ville de Sfax et sa proche banlieue, l’auteur porte ses recherches à Jbeniana, la Skhira et d’autres localités de la région.

Un accès exceptionnel à des sources précieuses

Pour conduire ses recherches, Abdeljelil Ben Abbes a dû multiplier les sources. D’abord des entretiens avec des militants qui ont vécu cette époque, notamment Ahmed Chtourou, cheikh Mohamed Drira, Mohamed Baccour, Mohamed Hentati, Abdelaziz Bouraoui, et d’autres. Aussi a-t-il accédé aux documents laissés par un illustre militant, en l’occurrence Youssef Khemakhem, et à de précieuses archives. Il s’agit des Archives nationales, de la Bibliothèque nationale, de l’Institut supérieur d’histoire du mouvement national et des archives diplomatiques du Quai d’Orsay conservées à Nantes.

L’abondance de la matière consultée, certes peu facile à traiter intégralement, a offert une documentation très riche et très précise, renseignant particulièrement sur des aspects très peu connus. Les différents rapports de police, des contrôleurs civils et des résidents généraux ont consigné à chaud des évènements et des attitudes éclairant cette période.

Les coulisses de l’action militante

L’ouvrage a été structuré en trois grandes parties. La première traite de l’activité politique à Sfax entre les deux guerres : des origines à l’ancrage. On y suit la multiplication des associations culturelles, la création de la section du parti destourien, sa base sociale, sa propagande, et son interaction avec les causes nationales et islamiques. La scission des néo-destouriens marquera un grand tournant sous le leadership de Hédi Chaker. Sfax a été tout au long de cette période au cœur du mouvement national, pesant de tout son poids dans les décisions du bureau politique du Néo-Destour, recevant fréquemment la visite de ses leaders, Habib Bourguiba, Mongi Slim, Salah Ben Youssef. Elle était également courtisée pour sa contribution substantielle au financement du parti.

La deuxième partie du livre est consacrée au mouvement national à Sfax de la Seconde Guerre mondiale à 1951, date de la Note française du 15 décembre 1951, de Robert Schuman, affirmant la pérennité des liens du Protectorat. Alors que la troisième et dernière partie évoque le tournant des années cinquante et l’accès à l’indépendance. Tout y passe : détails des réunions et des prises de position, conflits internes, course au leadership, constitution de cellules de résistance et actions de sabotage, assassinats de part et d’autre, collaboration, et ferme lutte politique sur tous les fronts. L’auteur met également en exergue la contribution des étudiants et des femmes, revient sur la lutte entre Bourguiba et Ben Youssef, le congrès du Néo-Destour à Sfax, et autres aspects déterminants.

Tout au long de plus de 400 pages, le lecteur découvre une galerie de portraits de chefs politiques et d’autres acteurs significatifs de la scène sfaxienne, avec force détails et des documents à l’appui. Ces portraits révèlent des traits de caractère peu connus et restituent la vérité, somme toute relative, quant aux actions militantes accomplie ou faussement revendiquées. Parfois des détails croustillants ne manquent pas, mais en chercheur rigoureux, l’auteur ne s’attarde que sur l’essentiel. Les différentes mentions insérées au sein du récit sont édifiantes. Dans un tableau détaillé, on trouve les principales attaques militaires des forces belligérantes durant la Seconde Guerre mondiale, à partir du 28 novembre 1942, avec la mention de la date, des évènements et des dégâts. Le tableau des actions de sabotage entreprises dans la région de Sfax à partir du 22 janvier 1952 ne manque pas aussi de détails : la date, la nature de l’opération et l’estimation de ses dégâts. Ou encore la composition des différentes délégations sfaxiennes dépêchées à Tunis, notamment celle auprès du Bey, le 12 août 1952.

Qui a fait quoi?

Les annexes sont d’une grande utilité. L’auteur mentionne une riche documentation archivistique, précisant la localisation de chaque document et synthétisant son contenu. Il y a également inscrit différentes publications universitaires ainsi que des travaux non encore publiés et des articles de presse. Deux index viennent s’y ajouter : des noms et des lieux cités.

Fourmillant de détails soigneusement agencés, dans un récit rigoureux et structuré, cette histoire documentée du mouvement national dans la région de Sfax (1920-1952) s’avère une plateforme utile pour les chercheurs et un récit passionnant pour les lecteurs. Tous changeront de regard sur Sfax et ses leaders à cette époque, à la lecture du livre. Que de mythes sont battus en brèche, que de vrais militants patriotiques sont demeurés quasi-inconnus !

L’auteur, Abdeljelil Ben Abbes, a su forger, au-delà de cette «dense monographie», une approche scientifique innovante dans le traitement du mouvement national tunisien. La démarche méthodologique adoptée pourrait servir à l’étude d’autres régions durant la même période considérée et élargir ainsi devant les historiens de vastes champs de recherche.

Le Mouvement national dans la région de Sfax, 1920-1955
Par Abdeljelil Ben Abbès
Edition Librairie Aleaddine, 400 pages, 35 DT

 

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