Opinions - 04.03.2021

La crise politique en Tunisie: éloge du «conflit constructif»

La crisepolitique en Tunisie: éloge du «conflit constructif»

Par Habib Batis - En observant la scène socio-économico-politique désastreuse dans notre pays, tout le monde ou presque, convient pourquoi nous en sommes là. Un paysage politique qui tient, depuis plus d’une décennie en équilibre métastable, sur un état à trois corps debout dos à dos. Après chaque épisode électoral, nous nous trouvons face à des pouvoirs législatifs qui excellent dans l’art de la chamaillerie tout en faisant miroiter leur «compétence» dans la mise en place de la transition démocratique.  Des pouvoirs exécutifs qui ne font que patauger dans l’ «affairisation» des affaires publiques. Ils s’apparentent à un funambule qui marche sur un volcan. Le pire c’est que le volcan commence à donner des signes d’un éveil après s’être endormi après le soulèvement d’il y a une décennie. Enfin, un président qui, épisodiquement nous livre des discours dénués de consistance politique et déconnectés de la vraie réalité historique et actuelle du pays.

De plus, on a vu presque en temps réel se dérouler sous nos yeux, un effet bien connu des psychologues qui a reçu le nom d’ «effet Dunning-Kruger». Ce biais cognitif qui en gros, explique que : pour savoir qu’on est incompétent quand on est incompétent il faut être compétent. Autrement dit quand on est incompétent et par un moyen ou un autre, on est appelé à couvrir un domaine nouveau notamment politique, spontanément on se sent compétent. C’est pour cela, au cours de la décennie post « soulèvement du jasmin», nombreux sont ceux qu’on a vus défiler et qu’on voit encore passer à la barre pour assurer la plus haute responsabilité de l’état n’ont pu utiliser, dans leur pratique, que des «boîtes à outils» d’un bricoleur.

Dans ce contexte, le citoyen est dans un état de sidération. La situation est devenue cauchemardesque à partir du moment où il se trouve quotidiennement devant des déluges anxiogènes de discours politiques souvent contradictoires, populistes, malaxés de religiosité, sans réelle consistance politique et touffus de mensonges.Il subit de plein fouet les conséquences les plus désastreuses de la situation conflictuelle : une corruption galopante, une situation économique dégradée, un état psychologique à son comble, une situation sécuritaire inquiétante… Et à mesure que la crise s’étire dans le temps, il est difficile que le citoyen soit, comme à l’accoutumée, réduit au silence, sommé d’obéir aux injonctions du pouvoir, pour son bien et sa sécurité. Son opinion s’est mise à osciller entre «c’était mieux avant, la révolution n’a servi à rien», «c’est lamentable aujourd’hui » et « que sera alors le futur?». Pour enfin aboutir à la question: qu’est-ce que la politique, à quoi sert-elle? Nombreux ceux et celles qui ne voient les hommes politiques qu’à travers leurs caricatures ; ils et elles déconsidèrent ce milieu-«Tous pourris!»- ; ils et elles ne voient plus le bien-fondé de la gestion qui, dans leur esprit, est synonyme d’enrichissement personnel.

C’est dire que ce paysage politique cacophonique planté dans notre pays depuis plus d’une décennie, fait pénétrer sournoisement dans les esprits qu’une « bonne dictature » serait meilleure que le « bordel ambiant ». Il existe en effet, de sérieuses raisons de redouter que le terrain est très propice aux abus, et l’on peut craindre une résistance insuffisante du fait du besoin d’autorité qu’exprime le peuple face à ces débâcles politiques. C’est exactement le même processus que la tentation du recours à la drogue face au manque d’espoir.

La crise politique et l’habituel rejet du conflit

Depuis l’avènement du «soulèvement» de 2011, notre pays a connu une série de crises politiques qui reviennent avec la régularité d’une noria. Ces crises ont été, en apparence, dépassées en concoctant des tentatives de solutions. Ces dernières consistent à se focaliser systématiquement sur le responsable à l’œuvre qui sert de «fusible» à faire sauter, en le considérant porteur unique de la difficulté, du problème voire de la faute. Et on peut remarquer qu’à chaque fois que la crise semble se terminer, il y a une sorte d’amnésie collective qui se met en place. Les leçons qui auraient pu être retenues ne l’ont pas été car la priorité après la crise c’est d’oublier toutes les catastrophes vécues et de réactiver la vie d’avant avec plus de frénésie.En réalité, pour pouvoir faire quelque chose et sortir de l’impasse, il faut avoir la perception et la sensation qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Ce n’est pas du déni tel que la psychanalyse le qualifie, mais plutôt que les acteurs politiques s’habituent petit à petit aux conditions dans lesquelles ils débarquent après la sortie de crise et ils ne se rendent plus compte que ce n’est juste pas normal. On peut trouver cela ridicule, mais ce n’est pas beaucoup plus ridicule qu’un fumeur qui prend son paquet de cigarette où c’est écrit « fumer tue », il prend une clope et il fume.

La stratégie adoptée pour sortir de la crise, est inspirée de la tradition analytique cartésienne et d’autres formes de réductionnisme. Elle a montré ses limites dans la compréhension de la réalité. En effet,plus de dix ans après, croyant à chaque fois que la situation politique s’apaise (en changeant le «fusible») et le fonctionnement redevient «normal». Mais à la surprise de tous, l’équilibre tant souhaité semble s’éloigner de plus en plus au point de voir le système s’emballer et se bloquer à l’image de la situation actuelle. Pourtant, ceci se produit en respectant l’alternance entre les partis qui soit disant, empêche le monopole du pouvoir, ce qui donne l’illusion d’un fonctionnement démocratique.

Le thème du conflit est au centre de cette succession de crises en général et celle qui préoccupe le pays actuellement, en particulier. La confrontation dont le peuple est témoin et spectateur passif pour le moment, se déroule entre les trois têtes des institutions politiques prévues par la constitution pour la gestion des affaires publiques, la stabilité de l’Etat et l’unité de la nation. Contrairement à la perception naïve qui nous est présentée à chaque fois qu’une crise s’installe, il ne s’agit pas d’un exercice de «résolution de problème». Au contraire, il y a des enjeux, et chaque partie doit défendre et faire triompher le maximum de ses désirs et de ses convictions. Bien entendu, le seul moteur qui anime les acteurs politiques impliqués est le désir de l’emporter sur l’autre. On trouve fréquemment chez eux, cette illusion profondément ancrée qu’il suffit de « dire », et que négocier n’a pas de sens, compte tenu de l’asymétrie d’information. Alors que la condition préalable pour la réussite de tout projet est qu’ils acceptent l’existence d’un conflit, ce qui n’est malheureusement pas la règle aujourd’hui.

En somme, la crise actuelle prolonge les conflits passés et configure le futur du pays. Dès lors, comment penser ces conflits et leurs effets sur la société ? Pour répondre à cette difficile question, on ne peut s’empêcher de revenir sur les fondements interactionnels et systémiques. Pour cela, retrouvons les travaux pionniers de Marie Parker Follett et en particulier sa vision du «conflit constructif».

Eloge du «conflit constructif»

M.P.Follett a vécu il y a plus de quatre-vingt ans (1838-1933). Elle avait un propos sur la gestion des conflits d’une modernité incroyable. Pour résumer sa pensée, on peut dire que le conflit est l’expression de la différence. Elle propose trois façons de gérer le conflit: la domination, le compromis et l’intégration.

La domination implique qu’une des parties en conflit domine l’autre: par exemple, exercer une pression sur le chef du gouvernement pour configurer une équipe ministérielle ; pousser un chef de gouvernement à la démission pour débloquer provisoirement une crise…

Le compromis, méthode largement admise, implique que chacune des parties abandonne certaines de ses idées pour trouver un arrangement. Les parties en conflit repartent généralement mécontentes d'avoir dû abandonner une partie de leurs objectifs : par exemple, les nombreux compromis qui ont parsemé les travaux de l’ANC (2011-2014) pour l’élaboration de la constitution de la deuxième république et notamment ceux qui concernent la place de la religion (inclure ou non la référence à la charia, rapport entre homme et femme au sein de la famille…) et le type de régime politique (parlementaire, présidentiel…). Malheureusement, que ce soit pour la gestion par la domination ou par le compromis, les conflits n’auront pas été réglés durablement, ils resurgiront tôt ou tard. En effet, selon N. Marzouki, [La transition tunisienne: du compromis démocratique à la réconciliation forcée, 2016], «le compromis que représente le texte final de la constitution relève plus de l’assemblage que de la synthèse…» Et l’auteure ajoute «…il porte en lui le germe de conflit futur».

Tout en étant la plus difficile des trois façons de gérer un conflit, l’intégration ou le « conflit constructif »consiste à sortir du cadre étroit du conflit entre des positions à priori non conciliables, pour trouver, selon un processus créatif, une nouvelle position qui intègre les différents points de vue et satisfasse ainsi pleinement les parties en conflit. C’est l’approche qui a la faveur de Follett: «l’intégration suppose de l’invention» alors que «le compromis ne crée rien, il s’arrange avec ce qui existe déjà». Dans ce cas, il ne s’agit pas de renoncer provisoirement ou en apparence, à une partie de ses idées ou objectifs, mais de les satisfaire par l’explication réciproque, la réévaluation de ses objectifs et la créativité. Follett explique que le succès de cette démarche ne signifie pas l’éradication des conflits. Mais lorsqu’un nouveau désaccord surgira, il se produira à un niveau supérieur. L’intégration n’est donc pas un résultat ponctuel à atteindre, mais un apprentissage à cultiver et à entretenir : celui de sortir du cadre étroit du compromis pour faire émerger un nouveau point de vue intégrateur.

Le «conflit constructif» et le pouvoir

A l’évidence le conflit actuel qui gangrène la vie politique dans le pays, semble relever d’une nature complexe. Ce constat pourrait nous pousser à interpréter sa gestion par l’intégration comme une démarche peu convaincante, plus proche d’un optimum peu atteignable que d’une issue réalisable dans la vraie vie. Dire que l’intégration est au départ inconnue, incertaine, improbable, voire même impossible amène à soulever les obstacles majeurs à l’intégration: paresse intellectuelle, préjugés idéologiques, incompréhension mutuelle, mauvaise foi, goût pour la domination… Autant de contraintes dont le nécessaire dépassement appelle une certaine conception du pouvoir. Ce dernier est le problème central des relations politiques en général et celles qui concernent le conflit actuel en particulier. L’intégration ne consiste pas à exercer un contrôle coercitif ni transférer du pouvoir de certains acteurs vers d’autres, mais en étendre la répartition. Opter pour le «pouvoir avec» plutôt que le «pouvoir sur» est un moyen efficace pour l’exercice du conflit. C’est une entrée en matière avec une ouverture d’esprit et une pensée créative pour profiter de l’apport de chaque partie et s’assurer ainsi de n’en rien perdre. De ce fait, on peut pointer deux travers contre lesquels il faut lutter dans une situation de conflit :

la sous-estimation, confinant parfois au mépris, « l’autre », à qui l’on veut par tous les moyens «expliquer», puisque «s’il n’est pas d’accord, c’est qu’il n’a pas compris»,

la difficulté à réévaluer ses propres objectifs parce qu’on est persuadé d’avoir raison.

On a bien compris que la relation avec «l’autre » initie une dynamique, celle de la communication : Communiquer, c’est mettre en commun, et mettre en commun, c’est l’acte qui nous constitue. Si l’on estime, dans l’état actuel, que cet acte est impossible, on refuse tout véritable projet politique pour le pays. C’est aussi une manière d’accepter le découpage du peuple en foules, c’est-à-dire accepter la barbarie. On peut, tout au moins, espérer que les difficultés inhérentes au procédé d’échange ne seront pas accrues par l’attitude des personnes en cause. La condition première de toute communication est le respect. Et dans cette perspective, l’éthique ne consiste plus à formuler des préceptes qui tomberaient du ciel, elle est la conséquence de ce que nous sommes et de ce qui nous fait. Une attitude qui devrait découler de la conscience des élites politiques qui acceptent de donner l’exemple. Cela exige toutefois, de la part des acteurs politiques en conflit, le respect envers une transcendance- en l’occurrence l’appartenance à une communauté et la volonté de mettre sur pied un état fort et respecté- qui permet de maitriser les forces intrinsèquement déstabilisatrices de leur égoïsme. En revanche, si la duplicité, le désir de domination, la compétition, le mensonge ou la mauvaise foi s’insèrent dans le processus, il n’y a plus échange, mais manipulation réciproque. C’est peut-être l’attitude qui règne dans le paysage politique de notre paysdepuis plus d’une décennie. Celui-ci est occupé par ceux qui prétendent détenir la vérité alors que ce sont ceux qui ont abandonné la poursuite du chemin vers elle.

Sortie de crise?

Par-delà ce fonctionnement chaotique du paysage politique inhérent au manque d’expérience, de discipline, d’égocentrisme et d’absence d’humilité, il est important de ne pas s’évertuer à chasser le conflit en le reléguant au rang d’une pathologie sociale forcément néfaste au bon fonctionnement de la vie politique. Bien au contraire, il est révélateur d’une diversité vivante et non bâillonnée. N’est-ce pas un des buts de la « révolution » à savoir la chute de la dictature, la liberté et l’instauration d’un état de droit ? Mais, la liberté n’est jamais définitivement acquise ; elle n’est pas une conquête qu’il suffit de défendre. Il faut en permanence la définir, la mettre en place, l’adapter aux conditions d’un monde changeant.Quant à l’état de droit, il n’est pas une apparition soudaine résultant d’une volonté arbitraire, mais une construction progressive provoquée par les obstacles rencontrés. Pour cela, si nous songeons que notre pays ne vit nullement une crise mais une mutation et si nous excluons qu’il revienne à un état voisin de son état passé, alors l’intégration ou le « conflit constructif » est la stratégie à adopter pour exercer pleinement notre capacité de penser à demain.

Au-delà de la menace qu’elle représente assurément, la crise actuelle est, me semble-t-il, l’opportunité de dialoguer, d’inventer, d’évaluer, de cocréer, bref d’avancer ensemble, les uns avec les autres, et non pas les uns contre les autres pour aller chercher, les autres messagestant revendiqués par la «révolution» à savoir le bien-être et le progrès. Car si le conflit peut déchainer les forces de destruction, il peut et doit aussi libérer les énergies de création. Sur cette base, chacune des parties en conflit doit impérativement s’efforcer de comprendre la question de « l’autre », en vue d’intégrer les positions pour aboutir à une solution qui les dépasse.

Cette situation pleine d’incertitude exige des actions urgentes à court et moyen termes pour dépasser les points d’achoppement qui grippent les rouages du pays. En adoptant une approche constructiviste, les parties en conflit, avec l’aide d’excellents spécialistes compatriotes, peuvent dépasser les obstacles et trouver les réponses adaptées aux situations suivantes:

A court terme

il est impératif de lancer des signaux d’apaisement permettant de décrisper la vie politique, relâcher autant que possible la défiance sociale et (re)gagner progressivement la confiance du monde extérieur. Il est urgent de dépasser le blocage de l’exécutif en donnant forme à une équipe gouvernementale loin de tout soupçon de conflit d’intérêt ou de corruption. Cette équipe doit s’atteler pour apporter des solutions concrètes à des problèmes sociaux, à la lutte contre la corruption qui gangrène tous les secteurs et toutes les institutions du pays et pour dynamiser l’activité économique dans les régions prioritaires.

A moyen terme

les institutions constitutionnelles (code électoral, cour constitutionnelle, règlement intérieur du parlement…) prévues depuis 2014 doivent être stabilisées pour empêcher, autant que possible, les crises politiques répétitives.Il est notamment urgent de conférer à cette constitution simplification et cohérence. Il faut faire en sorte d’éviter la pire forfaiture qui consiste à utiliser la constitution pour justifier des actes qui lui sont contraires.

Il esttemps de sortir de la logique électorale de l’ANC (2011-2014) pour instaurer un régime susceptible de dégager une véritable majorité parlementaire et nous éviter une instabilité gouvernementale chronique et une paralysie parlementaire.

Enfin c’est au prix d’opposer à la réaction en chaine des égos, la réaction en chaine de la lucidité, que l’espoir renaitra et que la « démocratie de l’éthique » commencera à se mettre en place.

Habib  Batis
 

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