Opinions - 10.10.2010

BBY, le ministre-journaliste

Hamed zeghal

En formant le premier gouvernement de l’indépendance en avril 1956, Habib Bourguiba créa un département de l’Information et mit à sa tête Béchir Ben Yahmed. Celui-ci n’avait alors que 28 ans. Pour la plupart des Tunisiens, le benjamin de l’équipe ministérielle était connu comme directeur de «L’Action», un récent hebdomadaire qui a obtenu rapidement un franc succès en Tunisie.

Je connaissais un peu plus BBY. Nous étions tous deux étudiants à Paris, et je le voyais parfois pendant les réunions de la cellule néo-destourienne. Mais je ne savais pas qu’il était en même temps  le correspondant  en France du journal tunisien « Le Petit Matin », et qu’il inaugurait  ainsi, probablement sans le savoir,  sa longue et impressionnante carrière de journaliste.  Je ne savais surtout pas que muni du diplôme de l’Institut des Hautes Etudes Commerciales de Paris  et possédant une petite voiture, il devenait en septembre 1954 « le chauffeur- secrétaire » de Bourguiba qui était en résidence surveillée,  à 100 kilomètres de Paris. Le jeune Ben Yahmed a vécu ainsi prés de Bourguiba 24 heures sur 24, et pendant plusieurs mois.  Que de précieuses leçons de sciences politiques il a pu recevoir au contact du Chef du Néo-Destour! Le maître a pu aussi juger son disciple. Et ce n’était  pas sans raison qu’il le  désigna deux ans plus tard parmi les membres de son gouvernement.

Une mission de la plus haute importance

Le nouveau Secrétaire d’Etat à l’Information me demanda de faire partie de son équipe. Dés ma première réunion avec lui, j’ai été conquis par son enthousiasme  et son optimisme. Mais à la sortie de son bureau, et  en visitant l’aile réservée au Secrétariat d’Etat à l’Information, je n’ai trouvé que  trois secrétaires dactylographes hérités de l’ancien service de presse du ministère Tahar Ben Ammar et …  plusieurs bureaux vides.

Pourtant  la mission confiée par Bourguiba à BBY était de la plus haute importance. Le Combattant Suprême  disait qu’elle ne différait pas de celle qu’assumait le ministère de la Défense. Il s’agissait de défendre le pays en informant  l’opinion publique mondiale des réalités et des positions politiques tunisiennes. Mettre fin aux séquelles du colonialisme, aider l’Algérie dans sa lutte de libération nationale, et construire en même temps les fondations d’un Etat moderne, telles étaient les priorités de la Tunisie dans cette phase de son histoire. 

BBY devait contribuer dans son département,  à réaliser les objectifs du pays. Il s’est attelé à la tâche, sans négliger pour autant ses responsabilités de directeur de  «L’ Action », car il ne voulait en aucun cas renoncer à son métier de journaliste.  Inutile d’essayer de le joindre au département de l’Information, la veille de la mise sous presse de son hebdomadaire. Ce jour-là était entièrement consacré au journal.

En plus du fait que Béchir devait assumer parallèlement  une double charge,  le paysage du secteur  de l’information, qu’il était appelé à mettre au diapason des objectifs du pays,  n’était  guère  réjouissant.  Certes,  le journal parlé arabe était déjà sous le contrôle des autorités tunisiennes depuis l’institution du régime  de l’autonomie interne. Mais la station de « Radio Tunis »  dans son ensemble était financée par la France et dirigée par un Français. Les techniciens qui veillaient à l’enregistrement des programmes radiophoniques et ceux qui assuraient leur diffusion par les ondes étaient tous Français. Dans le domaine de la presse écrite, trônaient deux quotidiens français, « La Dépêche Tunisienne » et « La Presse de Tunisie ».  Leurs homologues  tunisiens, où s’activaient  des «journalistes» formés sur le tas, n’avaient de nouvelles provenant de l’Etranger et notamment sur la guerre d’Algérie, que celles qui leur étaient fournies  par l’Agence France Presse. C’était aussi cette Agence et 1 ou 2 correspondants permanents de journaux parisiens qui seuls transmettaient en dehors de nos frontières  les informations relatives à la situation politique de la Tunisie.

Malgré tout cela, le bilan du court passage de BBY au Secrétariat d’Etat à l’Information était largement positif.
1) La Radio a été tunisifiée tant dans sa direction générale que pour une grande partie de son service technique. Une vingtaine de jeunes Tunisiens ayant tout juste le niveau de l’enseignement de base ont été rapidement formés pour assurer la relève des techniciens français désireux de retourner en France.

2) Un institut de presse a été créé et ouvert aux élèves des années terminales de l’enseignement secondaire qui avaient été renvoyés de leurs lycées pendant les années de lutte. Pour assurer leur formation, BBY a fait appel aux services de Pierre-Albin Martel,  un ancien journaliste du quotidien « Le Monde ».

3) En l’absence de télévision dont l’existence était impensable à l’époque, une presse filmée hebdomadaire a été lancée. Elle couvrait l’actualité du pays. Les Tunisiens qui étaient à cette époque très nombreux  à fréquenter les salles de cinéma, suivaient « Les Actualités Tunisiennes » avec beaucoup d’intérêt.

4) Un livre de luxe a été édité sous le titre « Voici la Tunisie ». Il donnait un aperçu général de la situation démographique, économique et politique de notre pays.

5) Enfin et surtout, BBY a su nouer et entretenir des relations amicales avec des journalistes étrangers de renom, tels que Tom Brady du « New York Times », Mattews  de la BBC,  et Jean Daniel de l’hebdomadaire français « L’Express ».  Grâce à eux, et à d’autres correspondants permanents et envoyés spéciaux,  la voix de la Tunisie et la cause de l’Algérie ont été portées à l’extérieur de nos frontières sans déformation et avec beaucoup de sympathie.  

Malheureusement pour la poignée de ses collaborateurs-amis,  BBY a décidé d’écourter sa mission de Secrétaire d’Etat. Il était d’un esprit trop fier pour se plier aux contraintes de la solidarité gouvernementale. Il présenta sa démission en septembre 1957 pour se consacrer entièrement à son journal.

Un an après, « L’Action » cessa da paraître.  Journaliste dans l’âme, BBY fonda le 17 octobre 1960 «Afrique-Action».  En ce moment-là, son ami, Mohamed Masmoudi,  était Secrétaire d’Etat à l’Information. Mais celui-ci,  comme Béchir, finit par  entrer en conflit avec Bourguiba.  Il publia le 7 octobre 1961 dans le journal de son ami un article intitulé « Le pouvoir personnel », dans lequel il écrivait : « … On assiste donc, au XXe  siècle, non pas à l’abolition de la monarchie, mais à sa transformation en un pouvoir qui ne s’en distingue guère que par deux traits : il n’est pas donné par la naissance, il se prend (et par conséquent doit se garder) ; il ne se transmet pas et par conséquent pose en permanence le problème  de sa succession. C’est le pouvoir personnel, détenu par des hommes qui sont des présidents de républiques, mais qui sont en fait des monarques sans le titre. … Toutes les forces rivales sont alors disloquées, subjuguées ou éliminées : le pouvoir judiciaire, une assemblée délibérante, des syndicats ou partis politiques, la presse continuent d’exister, mais leur liberté d’action n’existe plus. Leur prestige et leur autorité déclinent jusqu’au néant. Ils ne constituent plus que des instruments d’appoint au pouvoir qui, seul, existe, décide, s’exprime en même temps qu’il exprime le pays et l’incarne. »

Entre Bourguiba et BBY, une estime réciproque

Il n’en fallait pas plus pour que Bourguiba exclut  Masmoudi  du Gouvernement et du Bureau Politique du Néo-Destour.  Mais « Afrique Action » continua de paraître. Pas pour longtemps. Car cinq semaines plus tard, et en réagissant à la série d’articles publiée dans le journal du Parti « Al Amal », l’hebdomadaire de BBY revint le 7 novembre sur le thème  du pouvoir personnel et écrit : « Nous estimons que le pouvoir personnel de Bourguiba est, parmi ceux qui existent dans le monde, un des meilleurs. Qu’il est adapté à la situation actuelle de la Tunisie, mais qu’il doit évoluer. Nous avons dit que le pouvoir personnel – partout, et en Tunisie comme ailleurs --  peut se sauver et sauver le pays auquel il s’applique s’il prend soin :

- De ne pas glisser vers une dictature totalitaire qui s’exercerait dans le mépris des lois, des hommes et des institutions et qui courrait à se perte.

- De préparer sa succession et mener peu à peu le pays à une démocratie structurée, d’asseoir en un mot des traditions  républicaines. »

Après cette « récidive », BBY se voyait obligé de mettre fin à la vie du journal « Afrique Action » et de le remplacer par «Jeune Afrique». Volontairement il s’exila à Rome puis à Paris, sans pour autant couper les ponts avec Bourguiba. Les relations entre les deux hommes demeurèrent empreintes par le respect et l’estime  réciproques. Parfois, le Chef de l’Etat confiait à BBY le soin de la rédaction de ses discours ou de ses messages écrits en langue française.

Parlant du «Combattant Suprême» le 11 avril 2000, Béchir écrivait : «Il se prit pour moi d’une affection dont il ne se départit jamais, même lorsque j’ai quitté son gouvernement et que nos chemins divergèrent. Je lui voue une admiration que sa mort n’interrompt pas.»

Hamed Zghal   
 
 

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2 Commentaires
Les Commentaires
Sahim JAAFAR - 11-10-2010 09:31

Dieu merci qu'il n'a pas resté longtemps au sein du gouvernement de Bourguiba, sinon nous n'aurons pas BBY des années 70, 80, 90 et 2000 sur Jeune Afrique...

ahmed - 01-07-2011 13:21

jeune afrique est un peu ma madeleine de proust .je le lis bien sur si ben yahmed est un homme opiniatre .j etais un peu étonné du choix de l ' intelligent? l' espoir a la rigueur me semblait bien plus approprié.j 'apprécie les analyses de SOUDAN le ce que je crois de SI BECHIR la rubrique humour le reste je parcours rapidement.sur la tunisie j ' appécie certains articles grince des dents a la lecture d 'autres.actuellement on n 'arrive pas a voir qui pourrait en étre le futur capitaine et le mener a 100 ans et plus.BON ANNIVERSAIRE

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