News - 28.12.2020

Habib Batis: La pandémie, le citoyen et le discours scientifique

Habib Batis: La pandémie, le citoyen et le discours scientifique

Par Pr. Habib Batis - La pandémie due à la propagation du Covid-19 a agi me semble-t-il, comme un produit décapant qui a fait apparaitre les acteurs de la société en général (citoyens, politiques, scientifiques…) et le discours scientifique en particulier sous leur vrai visage. Si “Nous finissons toujours par avoir le visage de nos vérités” comme le disait Camus dans «Le mythe de sisyphe», on est contraint de se confronter à des phénomènes inhabituels ou du moins qui ne sont pas visibles en temps normal. Cette pandémie nous a révélé encore une fois que le discours scientifique envahit notre vie: il n’est aucun secteur du quotidien qui, désormais, ne soit concerné par la mise en œuvre explicite d’une approche scientifique. Cependant, souvent on franchit le pas pour conférer au discours scientifique le statut d’un discours de vérité induisant chez le citoyen lambda une certaine représentation de la science: la science est une naissance qui est vue une fois constituée. Elle est capable à tout moment, de dégainer la « baguette magique » pour sortir de sa poche le remède miracle à toute situation qui se dresse et notamment celle qui touche la santé de ce citoyen.

Cependant, dès le début, cette situation est rendue très confuse parce qu’elle a provoqué dans un premier temps, une sidération. Elle a ébranlé une certaine certitude de l’humanité qui a toujours investi pour avoir le risque zéro. Dans un second temps, les gens se sont mis à parler, voire souvent à pérorer, à faire des commentaires cherchant l’origine du virus et le ou les remèdes efficaces pour venir à bout de cette «attaque virale». Ce reflexe vient, me semble-t-il, du fait qu’on ne supporte pas ne pas savoir. La pandémie est ainsi vécue en temps réel sur les médias sociaux où une quantité importante d’informations circule en permanence. A cette occasion, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a fait part de ses craintes d’une «infodémie», c’est-à-dire une épidémie de fausses nouvelles générant de la confusion au sein de la population, au détriment d’une réelle diffusion d’informations fondées sur les discours officiels des autorités sanitaires et sur les meilleures connaissances scientifiques disponibles. C’est ainsi qu’en Tunisie, on a vu une partie importante des réseaux sociaux inondée par des idées montrant l’origine divine de la pandémie et le caractère punitif de ce fléau rappelant vaguement «le prêche véhément du père Paneloux» dans «La peste» de Camus. On cherche par-là à confiner les gens dans l’idée qu’ils sont condamnés, pour un crime inconnu, à un emprisonnement inimaginable. Et alors qu’une partie des gens continue à s’adapter à la claustration, pour d’autres, la situation est devenue déroutante à partir du moment qu’ils se trouvent quotidiennement devant des déluges anxiogènes de données alors qu’ils manquent de formation à la statistique et à la probabilité. Ce foisonnement d’informations s’est dédoublé par l’inconscience du risque pris par les scientifiques pour chaque exposé devant un grand public non averti. Trois exemples pour cela. Le premier concerne certains scientifiques, emportés par le désir d’expliquer, présentent les résultats d’une enquête qui semble-t-il montre que les fumeurs sont moins atteints par le virus que les non-fumeurs. Une telle donnée a été interprétée par le citoyen lambda comme une causalité et non comme une corrélation c’est-à-dire que beaucoup de personnes ont entendu dire que le tabac empêche de tomber malade. Le deuxième concerne une étude, approuvée en moins de vingt-quatre heures par un journal scientifique international (International journal of Antimicrobial Agents) qui prétend démontrer l’efficacité de l’association de l’hydroxychloroquine et de l’azithromicine pour diminuer la charge virale respiratoire du virus.Toutefois, l’étude en question n’a pas été reproduite et le caractère sécuritaire de l’utilisation de ces substances sur des patients atteints de la Covid-19 n’a pas été démontré. Alors que plusieurs failles ont été soulevées par les scientifiques notamment le non-respect du protocole de sélection des participants,le lendemain de la publication de l’étude, le président américain faisait une déclaration publique comme quoi l’association des deux substances pouvait changer le cours de l’histoire.Le troisième exemple porte sur la controverse scientifique autour de l’utilisation de la chloroquine comme remède au Covid-19. C’est un exemple édifiant de confusion entre croyance et savoir. Là,la situation s’apparente à une « dissidence scientifique» qui crée un rapport particulier et inhabituel entre deux franges de scientifiques. Au lieu d’activer les canaux de validation scientifique de leurs hypothèses, comme la tradition et l’éthique scientifique le supposent, certains scientifiques préfèrent enrôler les citoyens ordinaires en utilisant les réseaux sociaux comme moyen d’information scientifique.Ainsi, ce qui devrait être normalement une controverse scientifique qui, grâce à « la coopération amicalement hostile des citoyens de la communauté du savoir » – pour citer le philosophe Karl Popper – finit par être résolue, celle-ci se transforme en une « guerre de tranchée ». Et il va de soi que ce qui apparait comme déficit de rigueur scientifique par les uns est considéré par les autres comme une « dictature morale » des normes scientifiques qui s’opposent au « bon sens » thérapeutique des médecins. Le discours du « bon sens », largement répandu chez beaucoup d’hommes et de femmes politiques, est aussi approprié par des scientifiques qui opposent les savoirs institutionnels « froids » et déconnectés des réalités aux savoirs de terrain, "chauds" et aux prises avec les problèmes et les malades concrets.

Ce caractère inopérant du discours scientifique ne peut qu’alimenter la relative distance d'une partie de la population à la science, par déficit de formation primaire et de dispositifs de dialogue institutionnalisés entre chercheurs et citoyens. De plus, le caractère parfois contradictoire des informations délivrées par la communauté scientifique a alimenté la défiance du public à l’égard de la parole des experts, la parole scientifique s’est trouvée en perte d’autorité. Ceci a renforcé un peu plus le corona-scepticisme qui rappelle un peu le climato-scepticisme et déjà, les doutes et les préjugés surles vaccinations dans certains pays.

Dans le régime d’incertitude où nous place la crise sanitaire, il est difficile que le public soit, comme à l’accoutumée dans la gestion des épidémies, réduit au silence, sommé d’obéir aux injonctions du pouvoir ou bien des experts, pour son bien et sa sécurité. L’opinion, un savoir nourri par l’expérience du terrain, savoir alternatif au savoir universel de la science, devient nécessité impérieuse. Cet élan de sa réhabilitation conduit àun foisonnement de discours de sachantqui a envahi les réseaux sociaux. Chacun va de son instinct qui s’est spontanément transformé en compétence pour formuler des réponses par exemple au mode d’action du Covid-19 et même suggérer des remèdes : consommation de l’ail, injection de l’eau de javel dans les poumons puisqu’elle s’est révélée efficace pour la désinfection, soumettre le corps humain à des radiations UV pour le débarrasser du virus…

Bien sûr l’arène médiatique est à l’affût de cette succession d’annonces, de ce bruit assourdissant qui, subitement acquièrent la qualité de révolutionnaire et d’extraordinaire.Les scientifiques en général et la communauté médicale en particulierse trouvent en confrontation brutale avec la société. La brutalité vient du fait qu’ils sont d’une part en face à une nouveauté et les scientifiques devraient normalement résister à la pression qui réclame de leur part des vertus quasiment héroïques. Elle est d’autre part le résultat d’un conflit entre la temporalité de la recherche et celles des médias et du politique. Enfin, cette brutalité s’est nourrie des désaccords entre différentes écoles de pensée qui se voient propulsés dans l’arène publique. Et la tendance est grande pour traduire ces désaccords comme si c’était une arène où c’était le plus fort ou le plus flamboyant qui devait l’emporter. Paradoxalement, l’arène médiatique s’est spontanément saisi du sujet pour devenir le lieu pour évaluer la qualité des interventions scientifiques voire aussi pseudoscientifiques. C’est une occasion en or pour semer le doute par rapport à toute valeur de recherche, et offrir une image travestie des débats réels dans la communauté de la recherche, qui participe à une démarche de connaissance.

Tout ceci se déroule comme si pour expliquer un résultat, il suffit de le dire. Or s’intéresser au sujet de la science et de la méthode scientifique c’est se frotter à une question classique et ancienne de la philosophie : « comment sait-on ce qu’on sait ?». Donc le qualificatif « scientifique » a trait à la qualité de la connaissance et à celle du savoir produit. Même si dans le langage courant, connaissance et savoir sont plus ou moins synonymes, il est cependant intéressant de distinguer le processus actif de production, qu’on appelle la "connaissance", de son résultat, qui est le "savoir". Il s'agit de faire jouer la différence entre l'action et son résultat, ce qui revient à dire que la mise en acte d'une connaissance produit du savoir. De ce fait, on peut dire que la science répond à une volonté de mettre en acte une connaissance pour produire un savoir. Cette première indication peut paraître simpliste, mais elle constitue un critère essentiel qui, d'emblée, départage la science d'activités qui ont des finalités différentes, telles que prescrire des conduites, endoctriner les foules, véhiculer des opinions. Le terme volonté note le fait que cette volonté est double: c'est celle d'aller vers un savoir vrai (en adéquation avec la réalité), mais aussi de ne pas se leurrer, de ne pas s'en tenir à des croyances. La science vise ainsi à constituer un savoir vrai et efficace et, pour atteindre ce but, elle soumet le processus de connaissance à des contraintes spéciales et difficiles à mettre en œuvre. Il faut donc prendre du recul pour mieux comprendre ce qui fait franchir le portique de la connaissance scientifique et le moyen pour le réussir.

Enfin, il est extrêmement difficile d’isoler la crise actuelle des autres catastrophes dont les processus sont largement entamés telles que les changements climatiques et la destruction de la biodiversité. Cette fois, le retentissement a été planétaire, car la complexité du réseau des causes et des effets a provoqué ce désastre. Il reste à souhaiter qu’on saura ne pas s’arrêter aux réactions irrationnelles qu’a suscitées la pandémie actuelle mais que soit l’occasion pour nous rappeler que nous sommes interdépendants avec l’ensemble du monde vivant dont font partie les virus et les bactéries. L’incertitude ne devrait pas signer l’arrêt de mort de la démocratie. Au contraire, l’audace d’espérer devrait être convoquée pour inventer des solutions en confrontant les savoirs experts et les savoirs pratiques des citoyens. C’est sans doute aussi l’occasion de rappeler que les sciences ne délivrent pas de savoirs dogmatiques et définitifs et qu’elles progressent, elles aussi, de manière discontinue, par des débats d’idées et des controverses. Il va de soi que le citoyen possède, lui aussi, une responsabilité eu égard aux médias sociaux. Ce devoir ne peut être accompli qu’en cultivant son propre sens critique et à faire l’effort de mieux comprendre ses biais cognitifs ainsi que ses résistances et limites à modifier intentionnellement ses croyances fausses et non vérifiées.Car, sans égard à des critères de vérité ou de logique, on a tendance à préférer les informations qui renforcent nos propres croyances et attitudes. C’est à ce prix qu’on peut modifier l’architecture de la gouvernance des crises en impliquant davantage le citoyen via un dialogue avec les experts pour co-construire des connaissances et proposer des mesures efficaces et légitimes. C’est aussi une manière de réhabiliter le dialogue entre la science et la société.

Pr. Habib Batis

 

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