News - 06.10.2020

Mongi Mokadem - Sauvetage de l’économie tunisienne : Les préalables

Mongi Mokadem - Sauvetage de l’économie tunisienne : Les préalables

Par Professeur Mongi Mokadem - Face à la crise économique et sociale de la Tunisie, nous assistons à une abondance de littérature concernant les tenants et les aboutissants de cette crise. Aussi bien à l’échelle des décideurs politiques qu’au niveau des composantes de la société civile, et à partir de diagnostics presque identiques, on s’efforce de proposer des programmes de sortie de la crise économique, sociale et sanitaire dans laquelle se débat l’économie tunisienne et avec souvent des mesures à prendre dans le court, le moyen et le long terme.

Le programme de sauvetage de l’économie tunisienne proposé par le nouveau chef du gouvernement ne diffère en rien de ce qui a été promis par les précédents gouvernements et  sa mise en application par le gouvernement actuel n’aura certainement pas plus de chance d’aboutir. D’où la question cruciale à laquelle il faut répondre : pourquoi les différents programmes n’ont pas réussi à assurer une relance, aussi minime soit-elle, de l’économie tunisienne et la situation ne fait que s’aggraver puisqu’aujourd’hui on ne parle plus de relance mais de sauvetage.

Il est important de souligner, de prime abord, que les mesures prévues dans ce programme sont classiques, alors que la situation est exceptionnelle et exige, par conséquent, des solutions exceptionnelles. Le sauvetage de l’économie tunisienne nécessite le recours au préalable à deux démarches : l’adoption d’une nouvelle approche sociale et l’abandon de la politique monétaire restrictive.

1 – La nécessité d’une nouvelle approche d’ordre social

Cette nouvelle approche est dictée purement et simplement par l’impossibilité de concilier entre des choix néo-libéraux et des orientations sociales propres à une révolution sensée être foncièrement sociale. S’inscrire dans une approche néolibérale pour faire face à la dégradation de la situation économique et sociale ne semble pas être une démarche rationnelle. En effet, les politiques néolibérales ne sont, en définitive, que des politiques d’austérité. Elles impliquent :

La mise en place d’un modèle économique extraverti basé sur les exportations et les investissements directs étrangers et fondé sur des avantages comparatifs statiques, principalement les bas salaires et les activités à faible valeur ajoutée.

La compression du secteur public, ce qui affecte le rôle régulateur de l’Etat et réduit sa capacité d’intervention dans les activités économiques.

L’application d’une politique de libre-échange sauvage caractérisée par la libre circulation des capitaux, des produits et des services. Ce qui suppose l’ouverture des frontières nationales aux importations et l’exposition des entreprises nationales à la concurrence des produits étrangers.

La réduction des dépenses sociales : compression des salaires et des recrutements, suppression des subventions, accroissement des taux de cotisation dans les caisses de sécurité sociale, recul de l’âge de la retraite.

L’octroi de plus d’avantages et de facilités pour les investisseurs étrangers.

La réforme du code de travail qui n’est autre que l’instauration de plus de flexibilité de nature à accroître le chômage, élargir l’emploi précaire et exploiter davantage la force de travail.

De telles politiques néolibérales pourraient être créatrices de croissance économique, mais c’est une croissance qui ne profite qu’à une minorité de corrompus, de contrebandiers et de spéculateurs.  Par ailleurs, ces politiques pratiquent l’exclusion économique et sociale et génèrent des inégalités de toutes sortes entre les catégories sociales, entre les hommes et les femmes et entre les générations.

Dès lors, la possibilité de recourir à des politiques néolibérales pour sauver l’économie tunisienne est un leurre.  Il est, par conséquent, de plus en plus difficile d’envisager un quelconque progrès dans le cadre d’une économie régie par les lois d’une mondialisation hégémonique au sein de laquelle la Tunisie est très peu intégrée et ne dispose que de très peu d’avantages comparatifs.

2 – Pour l’abandon de la politique monétariste restrictive

Il est nécessaire que la priorité doit être accordée actuellement au sauvetage de l’économie plutôt qu’à la gestion des indicateurs tels que le taux d’inflation ou le niveau de la dette publique.

Nous vivons une période caractérisée par l’affaiblissement de certains dogmes et convictions économiques ayant prévalu durant les trente dernières années et consacré le triomphe de la pensée néolibérale, notamment en ce qui concerne l’inflation. Désormais, l’inflation ne doit plus un objectif prioritaire, mais c’est plutôt la lutte contre le chômage et la pauvreté qui doit accaparer toute l’attention. Jérôme Powell, président de la FED (banque centrale américaine) n’a pas manqué d’affirmer très récemment que : «la lutte contre le chômage prend désormais le dessus sur la lutte contre l’inflation (…). Le plein emploiest un objectif large et inclusif… Ce changement exprime notre appréciation des avantages d'un marché du travail fort, en particulier pour les revenus modérés (…). un marché de l’emploi robuste peut être maintenu sans provoquer une flambée de l’inflation » . Il s’agit là d’un aveu de la part de la très néolibérale FED qui consiste à assouplir sa politique monétaire et à admettre que le taux d’inflation peut augmenter au-delà de 2 % tout en maintenant les taux d’intérêt directeurs quasi nuls sur des périodes plus longues.

Ce changement de cap, présenté comme étant la nouvelle doctrine de la FED, rompt avec trois décennies de politique monétaire restrictive de fixation des taux destinée à prévenir la hausse de l’inflation. Cela s’explique par le fait que les politiques traditionnelles sont de moins en moins efficaces.D’où la nécessité de changer d’approche : l’inflation doit cesser d’être l’objectif prioritaire des politiques monétaires et c’est dans la création d’emplois et la lutte contre la pauvreté et la précarité que réside la solution. Et c’est ce qui a conduit la FED à prêter directement aux communautés (villes, villages, associations…) et pas uniquement aux entreprises et aux banques. Il y a là, de la part de la FED, une renonciation aux politiques monétaires restrictives et un retour aux enseignements keynésiens à propos de la nécessité d’arbitrer entre l’inflation et le chômage.

Tout porte à croire que la Banque Centrale de Tunisie est étrangère à ces nouvelles approches relatives aux politiques monétaires à conduire. Malgré l’ampleur de la crise économique, sociale et sanitaire, la BCT continue à maintenir son taux d’intérêt directeur à un niveau très élevé (6,75 %), alors qu’il n’est que de 1,5 % au Maroc, de 2 % en Jordanie, de presque 0 % dans l’Union Européenne. Elle justifie un tel comportement par la nécessité de servir l’unique objectif de sa politique monétaire, à savoir la maîtrise de l’inflation et sans se donner les moyens d’éviter les taux d’intérêt bancaires se situent à des niveaux supérieurs à 10 % et d’empêcher la chute des investissements et la destruction de plusieurs dizaines de milliers d’emplois. 

Une telle attitude de la BCT n’est que la conséquence d’une approche néolibérale rigide à laquelle elle est soumise totalement en conformité avec les recommandations du FMI et en application de la loi de 2016 relative à l’indépendance de la BCT et à la lutte contre l’inflation comme objectif unique. C’est une loi qui est mal conçue et interprétée de manière rigide. Elle n’est plus compatible avec les exigences d’une économie au bord de la faillite et avec des taux de croissance négatifs.

La BCT doit renoncer à son dogmatisme monétariste et s’impliquer directement dans le sauvetage de l’économie tunisienne. La politique monétaire doit être au service de l’économie et le taux d’intérêt directeur de la BCT doit baisser sensiblement afin de soutenir les entreprises, relancer l’investissement, créer des emplois et, par voie de conséquence, sauver l’économie.

Par ailleurs, la BCT doit veiller à ce qu’il n’y ait pas de manque de liquidité en injectant les liquidités nécessaires au profit des banques et de l’Etat. En effet, la crise économique et sanitaire a engendré une faillite massive d’entreprises et une grande perte d’emplois. Pour y remédier, l’Etat et les entreprises doivent disposer de liquidités suffisantes pour surmonter leurs difficultés. C’est la raison pour laquelle les banques centrales dans les pays développés ont opté pour une politique d’injection de liquidité dite « quantitative easing » ou « l’hélicoptère monétaire ».

Bref, la BCT doit renoncer à sa politique conservatrice et contribuer activement à la consolidation des trois moteurs de la croissance, à savoir la consommation, l’investissement et l’exportation.

Conclusion

Il y a lieu de souligner avec insistance que la révision des choix économiques et sociaux et la mise en exécution des mesures à même de sauver l’économie tunisienne nécessite de l’audace, du courage et de la volonté politique. Si l’aggravation de la crise a des répercussions négatives sur les catégories sociales moyennes et pauvres, force est de constater que cette crise est très bénéfique pour les mafias, les contrebandiers et les corrompus. Il s’agit, donc, d’un grand pari pour la réussite duquel l’Etat doit être doté de tous les atouts pour pouvoir combattre la corruption, la contrebande, le marché parallèle, le blanchiment de l’argent sale et les importations anarchiques.

Professeur Mongi Mokadem
Université Tunis El Manar
 

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