News - 14.06.2020

Ammar Mahjoubi: Gaspillages et dépenses somptuaires à l’époque romaine

Ammar Mahjoubi: Gaspillages et dépenses somptuaires à l’époque romaine

De la fin du IVe siècle avant le Christ jusqu aux au début du IIIe siècle après, un demi-millénaire durant, le monde antique autour de la Méditerranée avait connu une prospérité économique exceptionnelle. Pour expliquer cette croissance, qui avait permis les gaspillages, les somptuosités et, aussi, l’édification d’une parure monumentale impressionnante, dont témoignent encore les ruines des cités de l’époque romaine, il faudrait disposer d’une synthèse qui analyserait l’histoire économique de l’Antiquité. A défaut, P. Veyne consacre un chapitre de son livre sur l’évergétisme (Le pain et le cirque, Seuil, p.155-181) à une analyse économique des dépenses somptuaires . Il y explore les voies possibles d’une croissance préindustrielle, ainsi que les influences que les dépenses somptuaires avaient pu exercer sur cette croissance.

Veyne cite, à ce propos, G. Charles-Picard qui écrivait : «Le problème fondamental de l’histoire de l’Empire romain a été la médiocrité des possibilités d’investissements créateurs, qui l’a contraint de vivre au jour le jour, dépensant sans souci ses bénéfices…en cela, la situation de l’Empire n’était pas fondamentalement différente de celle de l’ensemble des société humaines jusqu’au XVIIIe siècle…qui ont pétrifié leur surplus en une parure monumentale qui, du point de vue économique, n’apparaît que comme un magnifique, mais stérile épiphénomène.» (La civilisation de l’Afrique romaine, Plon, p.98-99). En l’absence quasi-totale des investissements industriels presque inexistants jusqu’au XVIIIe siècle, et malgré la vitalité de certaines productions artisanales, comme la céramique, et les industries agricoles, l’agriculture source principale de richesse et élément moteur de croissance, ne manquait pourtant pas d’occasions pour investir. Le monde, à cette époque, était couvert de forêts, débordait de terres inexploitées, à mettre en valeur. Mais les classes riches préféraient consommer les surplus dont ils détenaient la plus grosse part, plutôt de les investir. En deux mots résume Veyne : «Revenus très inégaux et plus de consommation que d’investissements.».

Les écarts de revenus étaient tels qu’une grosse partie du surplus, ainsi concentré aux mains des classes possédantes, était dépensée en somptuosités, qui n’étaient guère un indice représentatif du niveau de prospérité atteint par la société. De nos jours encore, pareilles dilapidations des richesses perdurent dans les pays les plus pauvres. C’est dans les Etats du tiers monde qu’on peut constater que la classe possédante vit le plus somptueusement, et que les écarts de revenus sont les plus démesurés. Seule une petite partie des surplus accumulés par les plus riches  y est consacrée à des dépenses productives; et alors que les revenus de la majorité de la population ne dépassent guère le minimum indispensable à l’autosubsistance, ils gaspillent leurs richesses à des consommations  luxueuses, à des dépenses d’apparat. On se souvient, à Tunis, de la soirée « mémorable » offerte, il y a trois ou plutôt quatre années, dans un étalage d’ostentation incroyable, par un richissime parvenu dans un hôtel luxueux qu’il avait, dans sa totalité, réservé à sa fête. Devant tout le «gratin» de la politique, de la finance et des  échanges, tous les nantis, du notable au Premier ministre et à feu le chef de l’Etat, il avait exhibé le spectacle d’une troupe de danseuses venues exceptionnellement de Paris, et servi quantités d’amuse-gueule et avalanche de liqueurs.

Mieux  que moi, les économistes savent que cette concentration de revenus dans une économie de faible productivité n’aboutit guère à un mouvement cumulatif de croissance mais engendre de fortes inégalités dans la consommation entre les classes sociales. Nos pays sous-développés investissent, en effet, non pas sur l’épargne privée, mais sur les crédits publics et, dans une moindre mesure, sur l’autofinancement des entreprises. Or on sait que, partout et toujours, la croissance suppose qu’une partie de la consommation soit épargnée pour être réinvestie en capital ; et aussi qu’une partie du temps perdu soit investie en travail. Dans les pays du tiers monde, où la majorité de la population est pauvre, et où une frange importante dépasse à peine le niveau minimum de subsistance, l’épargne ne pourra ainsi se constituer qu’aux dépens de la consommation des notables et de leurs gaspillages. Elle ne pourra également se constituer que par la conversion en travail du temps perdu par une main-d’œuvre inemployée. Sachant que les bras de ces inemployés constituent la grande richesse inexploitée des pays pauvres…

Mais de façon générale, dans une société inégalitaire, on sait que la classe riche et puissante a du prestige; et elle tient à le conserver en exhibant et en consentant dons et largesses. Les dépenses ostentatoires et les dons serviront à prouver que le riche dispose d’une fortune suffisante pour se permettre pareilles somptuosités. Il fait ainsi étalage de sa richesse. De leur côté, les bénéficiaires des dons, des subventions, les invités aux fêtes, aux spectacles offerts par le riche sont persuadés que la richesse est magnifique, admirable. «La consommation ostentatoire ne peut se maintenir comme institution que parce qu’elle répond à un besoin, non seulement chez l’ostentateur, mais aussi chez le spectateur. Les spectateurs attendent, parfois même, imposent la fête…le gaspillage. La façade de luxe annonce le roi, le riche, l’aristocrate; mais le spectateur vers lequel elle est tournée a aussi son intérêt dans l’affaire (cité par Veyne, R. Ruyer «La nutrition psychique et l’économie» dans Cahiers de l’Institut de science économique appliquée, n° 55, 1957, p.7).

Revenons bien sûr à l’époque romaine. Les évergésies consenties par les notables des innombrables cités de la province africaine, comme de toutes les provinces, leurs gaspillages en banquets et festins, en spectacles dans l’arène des amphithéâtres, leurs dépenses en constructions publiques, temples et sanctuaires, thermes et centres civiques n’avaient-ils pas mordu sur leurs investissements? A cette question, Veyne propose plusieurs réponses, dont on peut faire l’économie en examinant les deux possibilités d’une alternative:

Si l’évergète était découragé, soit que l’évergétisme ob honorem, exigé lors de son élection à une magistrature, lui aurait épuisé sa fortune, ou que ses largesses lui auraient été, en quelque sorte, arrachées , extorquées par une plèbe exigeante, réclamant sans cesse pain et cirque, ou encore si ses évergésies n’étaient qu’apparat, ostentation pour «tenir son rang», quitte à tarir tous ses surplus, il n’augmenterait plus l’étendue de ses propriétés agricoles, ni n’accroîtrait leur rendement. Ce genre d’évergétisme, devenu plus ou moins obligatoire serait perçu par l’évergète, comme une taxe qui grève la production.

Mais si en revanche, l’évergète offrait, de bon gré et de sa propre initiative, une contribution au budget de sa cité, pour subvenir à ses dépenses, ou s’il construisait, pour l’embellir, des monuments publics, afin d’élargir la distance sociale qui le distingue de l’ensemble de ses concitoyens et rehausse son prestige, tout en disposant d’une fortune considérable lui permettant d’investir, d’augmenter ses revenus, l’apparat, les dépenses somptueuses seraient proportionnels à la richesse dont ils sont l’indice.

Selon les époques, selon les cas, les personnes, selon l’importance des biens, l’évergétisme antique a dû avoir l’un ou l’autre de ces effets, sans que la documentation, sans que les sources anciennes y fassent la moindre allusion.

Tout en soulignant le paradoxe de l’évergétisme, «ce gaspillage qui semble contredire la prospérité qu’il suppose», Veyne écrit, pour conclure son analyse économique des dépenses somptuaires: «Dans le monde antique sont rassemblés des traits qui semblent contradictoires: un niveau de vie qui a pu atteindre celui de notre XVIIe siècle, voire à certaines époques et dans certaines régions celui du XVIIIe ; des conduites d’évergétisme dont l’importance et, du moins à première vue, l’archaïsme sont tels qu’on pense un instant à la mentalité primitive et qu’on est tenté de parler potlatch, une classe de notables qui assure cette prospérité, ce qui serait impensable si elle n’avait été animée par l’esprit d’entreprise économique. Et pourtant, cette même classe évergète, par devoir et par goût, refuse de se définir par les activités économiques et affecte de les dédaigner, si bien que, quand Rostovtzeff l’appelle une bourgeoisie, le mot sonne faux.» (Le pain et le cirque p.181) (M. Rostovtzeff est l’auteur d’un travail daté de 1955, intitulé «Storia economica e sociale dell’impero Romano». Les potlatchs sont des dons ou des destructions à caractère sacré, constituant un défi de faire un don équivalent, pour le donataire).

A.M.




 

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