News - 20.06.2019

Les recours tunisiens au Conseil de sécurité : 1961 Bizerte, l’ultime bataille de l’évacuation

Les recours tunisiens au Conseil de sécurité : 1961 Bizerte, l’ultime bataille de l’évacuation

La bataille de Bizerte est conduite dans le but de réaliser l’évacuation totale. Un conflit purement militaire n’était guère concevable. L’enjeu diplomatique, en revanche, est net: la Tunisie peut obtenir la caution internationale pour un droit qui lui est contesté mais qui, grâce aux Nations unies, deviendra irrécusable. L’épreuve diplomatique, sans être aisée, devait être tentée afin d’arracher la reconnaissance internationale et définitive de ce droit. Tel est le rôle inestimable de l’ONU.

En vertu de l’échange de lettres du 17 juin 1958, l’évacuation des bases et des aéroports commence le 3 juillet à Remada, suivie des autres installations jusqu’au 11 octobre: Gafsa, Gabès, Sfax et les environs de Tunis. C’est alors que la négociation reprend sur la base de Bizerte, mais la Tunisie rompt la négociation en janvier 1960 car la France lie le statut de la base à un accord global sur la Défense. Ainsi, ce statut s’établit de facto, sans référence définie. En raison de cette indécision, les dirigeants tunisiens maintiennent la pression et posent l’évacuation totale et définitive comme un droit.

L’exigence de l’évacuation totale est une constante du discours politique tunisien. Cinq développements ont contribué à durcir la revendication. Les entretiens avec le Président Eisenhower à Tunis (17 décembre 1959) et sa décision annoncée le 22 décembre à Rabat d’évacuer les cinq bases américaines au Maroc déterminent une démarche diplomatique: Dr Mokaddem remet le 4 janvier 1960 une Note à l’Ambassadeur de France pour hâter l’évacuation de la base; au lendemain de l’essai nucléaire français à Reggane le 13 février 1960, le Président Bourguiba tire l’argument que «pour une puissance nucléaire, l’existence de bases militaires fixes n’a plus la même portée stratégique: le maintien de la base de Bizerte n’est plus justifié»;le 1er septembre 1960, le Maroc et la France parviennent à un accord pour évacuer toutes les troupes françaises du Maroc avant le 2 mars 1961; au cours du sommet de Rambouillet le 27 février 1961, le Président Bourguiba repose le problème de Bizerte sans recevoir une assurance du Président de Gaulle; enfin, au cours de ses visites officielles en mai 1961 à Washington et à Londres, le Président Bourguiba recueille auprès du Président Kennedy et du Premier ministre Mc Millan la réponse que la base de Bizerte devrait faire l’objet d’une négociation entre la Tunisie et la France; il en déduit que la base ne représente pas un intérêt direct pour l’Otan.

Deux réponses françaises représentent, pour la Tunisie, le témoignage d’une politique de dérobade: une Note remise le 5 février 1960 au Dr Mokaddem est ainsi conclue: «Il existe un danger grave et permanent de guerre mondiale; la France doit contribuer à la défense de l’Occident… Bizerte a une position stratégique: la France accepte donc de discuter des conditions d’utilisation de la base mais ne consent pas à l’évacuer pour l’instant ».

La crise de Berlin, qui interfère ainsi dans le contentieux, est-elle une vraie menace? N’est-elle pas un prétexte pour le renvoi indéfini de l’évacuation? L’autre réponse est une communication, le mois suivant, qui assure que les deux casernes situées à l’intérieur de la ville de Bizerte seront remises aux autorités tunisiennes avant fin octobre. Aucun engagement relativement à la base. Bien au contraire, le commandant de la base décide d’entreprendre en avril 1961 des travaux pour allonger la piste d’atterrissage. Une démarche formelle de l’Ambassade de France le 4 mai explique que l’allongement projeté, qui dépasse de quelques mètres la limite de l’enceinte, permettra d’opérer un type d’avion plus évolué. La Tunisie estime que la décision d’introduire des aménagements de cette nature signifie non pas l’intention d’évacuation mais la volonté d’occupation prolongée. Fin juin, les travaux sont suspendus, tandis qu’un mur est construit, sur ordre des autorités tunisiennes, dans l’axe de la piste, tout contre l’enceinte extérieure de la base. Tout au long du mois suivant, l’escalade est irrésistible. Le 4 juillet, des centaines de volontaires tunisiens sont acheminés à Bizerte et déployés autour de la base, bloquant toute tentative de franchissement. Le 7 juillet, un message présidentiel est remis au Président de Gaulle. Le 17 juillet, le Président Bourguiba, dans un discours solennel à la tribune de l’Assemblée nationale, fixe la date du 19 juillet à minuit pour mettre fin au statu quo.

En réponse, l’Amiral Amman, commandant de la base, émet un ultimatum de 48 heures pour reprendre librement les travaux, tandis que le ministre français de l’Information déclare le 19 juillet que des renforts de parachutistes sont acheminés vers la base de Bizerte. La Tunisie notifie aussitôt l’interdiction de survol de la base. L’armée tunisienne, qui avait bloqué l’entrée du canal et aménagé des postes de tir, reçoit l’ordre d’abattre tout avion violant l’interdiction. Quatre navires de guerre, partis de France et d’Algérie, font route vers Bizerte. L’engrenage est fatal.

Le 19 juillet, des renforts en hommes et en matériel parviennent à la base à partir de l’Algérie; les batteries tunisiennes entrent en action, l’aviation française riposte, s’attaquant aux défenses anti-aériennes et aux civils qui encerclent la base. Pendant trois jours, la guerre fait rage.

Le jeudi 20 juillet, la Tunisie rompt les relations diplomatiques avec la France et dépose une plainte au Conseil de sécurité ‘’pour actes d’agression portant atteinte à la souveraineté et à la sécurité de la Tunisie et menaçant la paix et la sécurité internationales’’. Elle invite le Conseil à ‘’prendre telles mesures qu’il juge nécessaires en vue de faire cesser cette agression et de faire évacuer le territoire tunisien de toutes les troupes françaises’’. Rappelons que la Tunisie était membre du Conseil au cours des deux années précédentes et qu’en 1961, le Conseil comprend, à part les cinq membres permanents, six autres pays: Equateur (Président), Ceylan, Chili, Liberia, République Arabe Unie et Turquie.

La première séance du Conseil se tient le lendemain vendredi 21 juillet à 14 heures 30 et dure plus de 6 heures. Mongi Slim prend la parole en premier pour présenter les faits et pour affirmer que la Tunisie rejette la présence de toute force étrangère sur son territoire. L’Ambassadeur de France Armand Bérard plaide la légalité de la présence française à la base de Bizerte en vertu de l’échange de lettres du 17 juin 1958, et se prévaut de la légitime défense contre les attaques dont la base était l’objet depuis plusieurs semaines. Les représentants des Etats-Unis et de la Turquie recommandent l’arrêt des combats et le retour au statu quo ante; ceux du Liberia et de l’Urss appuient l’exigence de la Tunisie d’obtenir l’évacuation totale des troupes étrangères, rejettent le principe du retour au statu quo et jugent que l’existence même de la base française contre la volonté de la Tunisie est une violation des principes de la Charte. Mongi Slim et Armand Bérard, usant du droit de réponse, élèvent la vivacité du débat. Dans son message à Paris le soir même, l’Ambassadeur Bérard signale: «L’état d’esprit favorable à la Tunisie qui règne dans les milieux des Nations unies» ainsi que «la gêne certaine de nos amis africains à notre égard.»

La séance reprend le samedi à 10 heures. D’emblée, Dag Hammarskjöld lance un appel au Conseil pour une décision immédiate de cessez-le-feu, à titre intérimaire, sans préjuger de l’issue du débat sur le fond. Les membres du Conseil lui font écho. Un projet de résolution, soumis dans ce sens par le Liberia, est approuvé par 10 voix contre zéro, la France ayant fait savoir qu’elle ne participerait pas au vote. Auparavant, Mongi Slim présente le tableau de la situation au cours de la matinée même, dénonçant les attaques des parachutistes français dans la ville de Bizerte et dans un rayon de 50 km autour de la ville.

Aux termes de la Résolution intérimaire du 22 juillet (S/4882), le Conseil: «Considérant la gravité de la situation en Tunisie, En attendant la fin des débats sur la question à son ordre du jour,

1 - Demande un cessez-le-feu immédiat et le retour de toutes les forces armées à leurs positions initiales;

2 - Décide de poursuivre les débats.»

Le cessez-le-feu entre en vigueur le soir même à minuit. Au Conseil de sécurité, les débats reprennent toute la semaine suivante jusqu’au samedi 29 juillet, sans parvenir à trancher: aucune résolution sur le fond ne recueille la majorité requise. Cette semaine enregistre des développements significatifs.

  • L’arrêt des combats n’est pas suivi du retour des forces françaises à leur base, ni du rapatriement des renforts. Cette défaillance met la France en état de non-respect de la Résolution du Conseil. Ce constat est relevé par tous.
  • Le 23 juillet, répondant à l’invitation du Président Bourguiba, Dag Hammarskjöld se rend en mission à Tunis. Ayant constaté le non-respect de la Résolution 4882 dans son intégralité, il adresse une lettre à Couve de Murville, ministre des Affaires étrangères de la France; en réponse, il est accusé d’avoir rompu l’obligation de neutralité et d’avoir pris parti pour la Tunisie. La voiture officielle qu’il emprunte pour effectuer une visite à Bizerte, bien qu’elle porte le fanion des Nations unies, est arrêtée dans un barrage dressé par les parachutistes français à 10 km de la ville et fouillée. Il n’est pas reçu par le commandant de la base, en dépit de la demande qu’il lui avait adressée au préalable.
  • Le 25 juillet, 40 pays africains et asiatiques, rejoints par la Yougoslavie, adressent une lettre au Président du Conseil de sécurité(S/4896) affirmant «le droit souverain qu’ont tous les Etats de ne pas tolérer la présence de forces étrangères ou de bases militaires étrangères sur leur territoire… Nous soutenons, ajoutent-ils, que le désir explicite de ne pas avoir de forces ou de bases étrangères sur le territoire de la Tunisie doit être respecté». La prise de position dépasse la seule base de Bizerte.

Sur le fond, trois projets de Résolution sont soumis au Conseil de sécurité, dont deux présentés par Ceylan, le Liberia et la République Arabe Unie, le troisième par la Turquie. « Ils ont en commun, relève Charles Yost, le Représentant des Etats-Unis, deux éléments d’importance primordiale : que la Résolution du 22 juillet soit mise en œuvre immédiatement et intégralement et, d’autre part, que les parties entament sans tarder des négociations en vue d’un règlement définitif du problème de Bizerte, règlement qui serait compatible avec la souveraineté tunisienne ». Ce consensus minimal des membres du Conseil, diplomatiquement mais fermement formulé par l’Ambassadeur des Etats-Unis, constitue le point fort de la Tunisie. La France, isolée, constate le ralliement des alliés de l’Otan à la thèse tunisienne quant au fond. Sa seule issue est d’empêcher la formation d’une majorité de sept voix en faveur d’une quelconque résolution. Ses alliés, en effet, s’abstiennent quant au vote. Ils évitent de qualifier l’agression et de reconnaître, en vertu de l’Article 40 de la Charte, le non-respect par la France de la Résolution intérimaire, ainsi que le demandait Mongi Slim, sachant que le constat formel, relativement aux deux points, entraîne des sanctions.

  • Mongi Slim s’attaque enfin à un point de substance: l’argument, invoqué dans un communiqué officiel publié le 28 juillet à Paris, de la sécurité nationale au détriment des pays tiers. La prétention des puissances qui, au nom de la sécurité, empiètent sur la souveraineté et l’intégrité des autres pays ne saurait être endossée par le Conseil. Cette clarification réduit encore la marge de la France et jette la base du recours à la session extraordinaire de l’Assemblée générale.

La défaillance du Conseil, qui n’a adopté aucune Résolution sur le fond, justifie le recours à une session extraordinaire de l’Assemblée générale. La procédure requiert l’appui de 50 sur 99 Etats membres. Ce seuil est aisément accessible dans un tel contexte. Or, la perspective d’un débat sur les bases étrangères inquiète les Etats-Unis en raison du caractère sensible du sujet: le débat ne manquera pas d’accabler l’Occident et de tourner à l’avantage de l’Urss. Le 4 août, le Secrétaire d’Etat Dean Rusk se rend à Paris pour tenter de persuader Couve de Murville de hâter le règlement de la question de Bizerte et d’épargner aux membres de l’Otan une épreuve difficile. La France s’en tient à la même position soutenue devant le Conseil de sécurité. Cette rigidité explique la distance prise par les membres de l’Otan à l’égard de la France lors de la session. La majorité requise étant réunie en 10 jours, Hammarskjöld lance le 10 août aux 99 Etats membres les invitations à la IIIe session extraordinaire de l’Assemblée générale le lundi 21 août à 10 heures 30 ‘’afin d’examiner la situation en Tunisie’’. Seule la France déclare ne pas y participer.

La session s’ouvre sous la présidence de l’Ambassadeur d’Irlande, Frederick Boland, président de la XVe session ordinaire. Il est reconduit, ainsi que le Bureau de l’Assemblée. Mongi Slim, dans un discours modéré, introduit le débat. Une longue liste d’orateurs lui succède (Liberia, Urss, Iran, Ceylan, etc.) parfaitement convergents. Le lendemain, un projet de résolution est distribué, parrainé par 32 pays (africains et asiatiques, ainsi que Yougoslavie et Chypre). La session se poursuit toute la semaine avec deux séances par jour jusqu’au vendredi 25 août. Une séance de nuit est nécessaire ce vendredi pour épuiser la liste des orateurs et procéder au vote du projet de Résolution.

Le long du débat, quelques élans d’anticolonialisme radical élèvent la tension, avec des allusions claires à la résistance algérienne. Quant au fond, deux points apportent une nuance à la convergence profonde de l’Assemblée. Certains membres de l’Otan, relayés par des pays neutres, émettent des réserves sur le libellé du paragraphe 4 du préambule du projet de résolution, estimé excessif, et qui les incite à l’abstention : «(L’Assemblée) convaincue que la présence des forces armées françaises sur le territoire tunisien contre la volonté du gouvernement et du peuple tunisiens constitue une violation de la souveraineté de la Tunisie, est une source permanente de frictions internationales et compromet la paix et la sécurité internationales…» D’autre part, Adlai Stevenson, qui affirme ‘’le respect indiscutable de la souveraineté tunisienne sur Bizerte’’, émet la crainte qu’une ‘’étincelle au pire moment ne provoque une conflagration qui nous emportera tous’’… allusion à la crise de Berlin. En tout, 49 délégués prennent la parole, dont certains deux ou trois fois. 23 délégations interviennent après le vote, à titre d’explication de vote.

Mongi Slim intervient le dernier jour dans l’après-midi pour répondre aux interrogations et aux rares réserves. Dans la soirée, il remonte à la tribune en tant que dernier orateur avant le vote. Il rappelle les fondamentaux: le respect de la souveraineté, de l’intégrité et de la dignité de la Tunisie. Il évoque l’appel du 18 juin 1940 du Général de Gaulle qui invitait alors le peuple français à la résistance contre l’occupation et qui réclamait la solidarité à l’appui de la cause nationale. Mongi Slim invite l’Assemblée à approuver la Résolution sans opposition. L’Assemblée, debout, lui fait une ovation extraordinaire. Le vote, intervenu à 22 heures, est de 66 voix contre zéro, un vote historique interprété comme le Dien Bien Phu diplomatique.
Trois semaines plus tard, le 17 septembre 1961, Mongi Slim était élu à l’unanimité président de la XVIe session, avec 96 voix contre zéro. Le même jour, Dag Hammarskjöld succombait dans un accident d’avion dans le ciel du Congo où il se rendait, deux mois après Bizerte, pour une autre mission de paix.

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